les sentiers de la gloire
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Le film de Stanley Kubrick est inspiré d'un fait réel
Les Sentiers de l'information : 1915, les fusillés pour l’exemple
Il ne s'agira pas ici de relater uniquement comment quatre caporaux ont été
exécutés en 1915, pour l'exemple, mais aussi et surtout de montrer que le fait
le plus important concernant leur mort se trouve dans tout ce qui suivit,
jusqu'en 1975.
Mars 1915 — C'est l'époque où sur toute la longueur du front des attaques partielles tentent de reprendre à l'ennemi des parcelles de terrain, au prix de pertes humaines affreusement disproportionnées à l'objectif. Au Moulin de Souain, la 24e compagnie du 336e d'infanterie reçoit l'ordre d'attaquer. La préparation d'artillerie ayant été insuffisante, la 24e compagnie ne pourra déboucher, et sera rejetée dans son boyau de départ avec de très grosses pertes. Deux heures plus tard, la 21e compagnie sort et échoue également. Dans la nuit, la 13e compagnie reçoit l'ordre d'attaquer par surprise. Mais les autres compagnies n'avaient pas été averties et lancent des fusées éclairantes au moment de la sortie. Le commandant prend alors sur lui d'arrêter l'attaque. Le surlendemain, la 21e compagnie reçoit l'ordre d'attaquer à nouveau. Les hommes sont à bout de force. Ils ont entendu pendant des heures les appels des blessés et les plaintes des mourants dont les corps jalonnent le terrain entre les lignes. Chaque homme sent alors l'inutilité d'une nouvelle attaque, l'impossibilité du succès, la course absurde à la mort. Pourtant à l'heure H, le capitaine escalade le parapet suivi des chefs de section. Mais c'est en vain qu'il essaie d'entraîner sa troupe. Les hommes ne sortent pas. A l'arrière, l'état-major fouille le terrain à la longue-vue et s'indigne. Outré, le général Réevilhac, commandant la 60e division, ordonne à l'artillerie de tirer sur la tranchée française, c'est-à-dire d'exterminer (ou de tenter d'exterminer) aussi bien les gradés qui sont sortis, conformément aux ordres, que les hommes qui n'ont pas suivi. Mais le colonel Bérubé, commandant l'artillerie divisionnaire, refuse de tirer sur la tranchée française, sans un ordre écrit signé du général. Le général Réveilhac n'ose prendre la responsabilité d'un tel ordre, mais fait prévenir la 21e compagnie que ses pertes n'ayant pas été suffisantes, elle devra recommencer l'attaque. Il ordonne, de plus, qu'au préalable, un caporal et quatre hommes par section (soit quatre caporaux et seize hommes) aillent cisailler les fils de fer barbelés, en plein jour, sous le feu ennemi. Les caporaux Maupas, Giraud, Lefoullon et Lechat sont désignés. Lechat ayant été la veille volontaire pour une mission périlleuse, d'autres caporaux lui proposent de prendre sa place, mais il refuse. Les quatre caporaux et leurs hommes sortent et tentent d'exécuter l'ordre, mais il leur est impossible d'atteindre les fils de fer barbelés ennemis qui se trouvent à 150 mètres. Ils se terrent dans des trous d'obus, et la nuit venue, regagnent la tranchée.
10 mars 1915 - La compagnie est relevée et dirigée sur Suippes. A l'arrivée, les quatre caporaux et une trentaine de soldats sont conduits en prison et inculpés de refus d'obéissance.
16 mars 1915 - Un conseil de guerre se réunit, où seul le colonel président est un combattant. Le capitaine Equilbey, commandant le bataillon du 336e régiment auquel appartient la 21e compagnie, essaie vainement de présenter la défense des accusés. Le conseil de guerre a formellement refusé d'entendre plusieurs officiers de réserve du 333e qui ont demandé à déposer. L'un d'eux, avocat dans le civil (tué peu après), a écrit ces lignes sur son carnet : « Ces hommes, pris au hasard, furent simplement traduits en conseil de guerre. Trente-deux furent acquittés sur la déclaration d'un adjudant d'après laquelle il ne croyait pas qu'ils aient entendu l'ordre de « en avant », et quatre furent condamnés à mort (les quatre caporaux). L'adjudant a été pris en grippe par le général de division qui a interdit formellement qu'on maintienne une proposition faite précisément pour lui, paraît-t-il, pour le grade de sous- lieutenant. Les témoins furent pris parmi les chefs qui avaient passé trois jours dans les caves. Mais on s'est bien gardé de faire appeler les quatre seuls officiers dont j'étais, qui avaient passé les trois jours auprès des hommes et qui seuls auraient pu dire la vérité. L'affaire a été truquée d'un bout à l'autre. Je le dis LES QUATRE CAPORAUX ONT en toute conscience ÉTÉ ASSASSINéS. » Après avoir prononcé quatre condamnations à mort, le conseil de guerre peut-être pris de remords, signa un recours en grâce. Mais le général Réveilhac qui tenait à avoir le dernier mot fit presser l'exécution. L'ordre de surseoir n'arriva qu'après la mort des quatre caporaux.
17 mars 1915 - L'exécution a lieu à l'aube et le régiment entier y assiste. Tous les hommes pleurent. Par crainte d'une révolte, on a fait encadrer le 333é d'infanterie par des dragons.
Le caporal Maupas avait écrit cette lettre à sa femme, juste avant la séance du conseil :
« Me voilà réveillé encore une fois, ayant plutôt l'air d'un mort que d'un vivant. Mon cœur déborde, tu sais, je ne me sens pas la force de réagir, c'est inutile, c'est impossible.
« J'ai pourtant reçu hier les deux boîtes que tu m'as envoyées, contenant sardines, beurre, réglisses, figues, pommes, et mon beau petit sac, et les belles cartes, j'étais heureux mais je me suis tourné vers la muraille et de grosses gouttes, grosses comme mon amour pour les miens, ont roulé abondamment et bien amères.
« Aujourd'hui, je vais savoir le résultat de l'affaire.
« Comme c'est triste. Comme c'est pénible. Mais je n'ai rien à me reprocher, je n'ai ni volé, ni tué ; je n'ai sali, ni l'honneur, ni la réputation de personne. Je puis marcher la tête haute.
"Il me semblait pourtant que depuis mon enfance j'avais eu assez de malheur pour espérer quelques bons jours. C'est ça la vie. Oh, alors ce n'est pas grand-chose.
"Allons, courage, mon petit soldat."
Tout ceci peut être considéré comme un fait divers de la « grande guerre ». Malheureusement, le nombre de soldats morts par « erreur » ou pour l'exemple (comme dans ce cas), peut certainement se chiffrer à plusieurs milliers. Cela fait aussi partie de l'histoire. Ce sont les peuples qui font les frais de l'honorabilité dont les chefs D’État veulent la parer. La suite est logique et sans bavure.
24 avril 1921. (Six ans après). Cette lamentable histoire des quatre caporaux de Suippes est évoquée à la Chambre des Députés par M. Jadé, député du Finistère, qui commandait en 1915 la 18e compagnie du 333e régiment d'infanterie. Le ministre de la guerre de l'époque, M. Louis Barthou, répondit simplement : « Je ne peux pas promettre de sanctions. »
19 mars 1932. —— (Dix-sept ans après). Une loi institue une Cour Spéciale de Justice Militaire qui révisa certaines décisions prises par les conseils de guerre entre 1914 et 1918.
1er juillet 1933 — (Dix-huit ans après). La Cour Spéciale tient sa première session. Elle reconnaît presque toutes les victimes non-coupables et verse un franc symbolique aux veuves et orphelins (à peu près une soixantaine).
2 juillet 1934 - (Dix-neuf ans après). Dans le New York Times paraît une dépêche dont voici le titre :
« Les Français réhabilitent cinq fusillés pour désobéissance en 1915. Les veuves obtiennent chacune un franc de dommages et intérêts ».
1957- (Quarante-deux ans après). Stanley Kubrick sort un film (en français « Les sentiers de la gloire ») d'après le livre de Cobb. Le film est interdit en France.
A noter : La scène de l'exécution n'est pas de la fiction, et même s'il est très difficile d'admettre qu'un blessé, un homme presque inconscient soit fusillé ainsi, il n'est pourtant pas moins vrai que le sous-lieutenant Chapelant fut achevé de cette manière au Bois des Loges, attaché à sa civière, sur les ordres d'un certain Colonel Didier.
1975 - (Soixante ans après). L'interdiction est levée, 1975 et le film de Kubrick peut enfin être vu dans quelques salles obscures, par une poignée de spectateurs à peine étonnés qui pensent sans doute que M. Kubrik a un peu exagéré.
Il fallait que les masses ne sachent pas, ou alors le plus tard possible. C'est chose faite.
Envoi de J.M.E. BASTI
LE PEUPLE FRANÇAIS
Revue d’histoire populaire
N° 26 – Avril/juin 1977