CIORAN Emil (1911-1995)

Philosophe et essayiste roumain, établi en France à partir de 1937. Fils d'un prêtre orthodoxe et d'une mère athée, il fait ses études à l'université de Bucarest, puis à Berlin, et exerce un temps les fonctions de professeur de philosophie. Influencé par la pensée de Schopenhauer et par celle de Spengler, il est l'expression d'un pessimisme radical. Refusant les honneurs et fuyant les médias, il est aux antipodes de la vanité médiatique des intellectuels contemporains. Vivant pauvrement, il expose au fil de ses œuvres sa vision lucide et désespérée du monde, cette erreur qui n'aurait jamais dû exister, comme il se plaît à le répéter après Schopenhauer : depuis Sur les cimes du désespoir, écrit à 22 ans, jusqu'à De l'inconvénient d'être né, en passant par les Syllogismes de l'amertume. Sa pensée, exprimée en aphorismes agressifs et tranchants, bouscule le consensus optimiste ambiant.

 

« Un Dieu taré »

Une telle vision du monde ne saurait admettre l'existence d'un Dieu, surtout un Dieu bon. À la rigueur, un Mauvais démiurge, comme l'annonce le titre d'un de ses ouvrages, mais à condition de prendre le terme comme une pure métaphore. L'athéisme de Cioran est intégral, et il découle du sentiment du malheur du monde : « Il est difficile, il est impossible de croire que le Dieu bon, le "Père': ait trempé dans le scandale de la création. Tout fait penser qu'il n'y prit aucune part, qu'elle relève d'un Dieu sans scrupules, d'un Dieu taré. La bonté ne crée pas : elle manque d'imagination ; or il en faut, pour fabriquer un monde, si bâclé soit-il... Il est plus important de retrouver dans la divinité nos vices que nos vertus. » C est bien pourquoi, en présentant un Dieu bon, le christianisme préparait sa propre mort : devant le mal partout présent dans le monde, il serait beaucoup plus facile de croire à l'existence d'un Dieu mauvais qu'à celle d'un Dieu bon. « Nous serions assurément tout différents si l'ère chrétienne avait été inaugurée par l'exécration du créateur, car la permission de l'accabler n'eût pas manqué d'alléger notre fardeau, et de rendre aussi moins oppressants les deux derniers millénaires. L'Église, en refusant de l'incriminer et d'adopter les doctrines qui n'y répugnaient nullement, allait s'engager dans l'astuce et le mensonge. »

Autre erreur : avoir fait de Dieu une personne, « pour avoir avec qui bavarder et polémiquer. À la contemplation nous avons substitué la tension, créant ainsi entre la divinité et nous des rapports fâcheusement passionnels». Et les athées eux-mêmes s'y sont laissé prendre : « Les athées, qui manient si volontiers l'invective, prouvent bien qu'ils visent quelqu'un. Ils devraient être un peu moins orgueilleux ; leur émancipation n'est pas aussi complète qu'ils le pensent : ils se font de Dieu exactement la même idée que les croyants. »

La tyrannie du monothéisme

Le polythéisme était beaucoup mieux adapté à la condition humaine, dont il respectait la diversité des tendances et des impulsions : il laissait la faculté de choisir ; et puis, les dieux « étaient modestes, ils n'exigeaient que le respect : on les saluait, on ne s'agenouillait pas devant eux». Ils n'étaient pas oppressants; avec leurs rivalités, ils s'équilibraient, et chacun pouvait choisir celui qui lui convenait le mieux : « Nous étions assurément plus normaux avec plusieurs dieux que nous ne sommes avec un seul. Si la santé est un critère, quel recul que le monothéisme ! » Oppressant, opprimant, obligatoire, unidirectionnel, il est créateur de névroses. Tant qu'il croyait qu'il y avait une multitude de dieux, l'homme s'était octroyé une liberté de jeu, des échappatoires : en se bornant par la suite à un seul, il s'infligea un supplément d'entraves et d'affres ». Le monothéisme exige la foi, et la foi « suppose un même déséquilibre chez l'homme et chez Dieu, emportés par un dialogue aussi dramatique que délirant ». C'est pourquoi la philosophie antique a eu tort de détruire le polythéisme païen : « En attaquant les dieux et en les démolissant, elle avait cru libérer les esprits ; en réalité elle les livrait à une servitude nouvelle, pire que l'ancienne, le Dieu qui allait se substituer aux dieux n'ayant un faible spécial ni pour la tolérance ni pour l'ironie. »

En effet, le monothéisme est par nature intolérant et tyrannique. « Dès qu'une divinité, ou une doctrine, prétend à la suprématie, la liberté est menacée » ; « un païen, dès qu'il devenait chrétien, versait dans l'intolérance », À partir du moment où on considère que Dieu est le seul vrai Dieu, tous les autres sont faux ; ce sont des idoles, et c'est lui faire affront que de les tolérer; il faut donc interdire tous les autres cultes ; tolérer, c'est trahir, c'est mettre sur le même plan le vrai et le faux. L'Église a donc entrepris de convertir, de gré ou de force, et elle s'est servie pour cela de ses propres martyrs : « Elle avait besoin de couvrit ses forfaits sous de nobles prétextes : laisser impunies des doctrines pernicieuses, n'était-ce pas de sa part une trahison à l'égard de ceux qui se sont sacrifiés pour elle ? C'est donc par esprit de fidélité qu'elle procédait à l'anéantissement des "égarés", et qu'elle put, après avoir été persécutée pendant quatre siècles, être persécutrice pendant quatorze siècles. Tel est le secret, le miracle de sa pérennité. »

Et c' est aussi pourquoi, avec l'idée moderne de tolérance, le christianisme est voué à disparaître. Un monothéisme ne peut subsister qu'en détruisant les autres monothéismes, ou tout au moins en se battant contre eux : tolérer les autres religions, c'est sous-entendre qu'elles sont aussi valables que la sienne ; c'est donc saper la base même de la foi : « On ne voit guère comment pour un croyant le dieu qu'il prie et un autre dieu tout différent, puissent être également légitimes. La foi est exclusion, défi. C'est parce qu'il ne peut plus détester les autres religions, c'est parce qu'il les comprend, que le christianisme est fini : la vitalié dont procède l'intolérance lui fait de plus en plus défaut. Or, l'intolérance était sa raison d'être. Pour son malheur, il a cessé d'être monstrueux ... Un dieu qui a dilapidé son capital de cruauté, plus personne ne le craint ni ne le respecte. » C'est bien pourquoi Allah ne cesse de marquer des points contre le dieu des chrétiens. En interdisant l'apostasie, les musulmans se garantissent contre les pertes d'effectifs.

 

 

 

Les religions ne peuvent se maintenir que par l'intolérance. En refusant de reconnaître cette évidence au nom d'un illusoire consensus du politiquement correct, les démocraties sont en train de se saborder : « Il y a dans la démocratie libérale un polythéisme sous-jacent (ou inconscient si l'on préfère) ; inversement, tout régime autoritaire participe d'un monothéisme déguisé.» Tout vrai démocrate devrait être athée.


 

 

Bibliographie : E. Cioran, Le Mauvais Démiurge, Paris, 1969 ; Cioran, dans les Cahiers de l'Herne, n° 90, 2009.

 "Les religions"