LES PETITS SECRETS DES VIGNETTES SPORTIVES

Le monde diplomatique (juin 2016)

Plus de deux millions de spectateurs et mille fois plus de téléspectateurs sont attendus pour le championnat d'Europe de football, qui aura lieu en France du 10 juin au 10 juillet. En ciblant particulièrement le public jeune, Coca- Cola espère vendre 140 millions de bouteilles et 300 millions de canettes. Son astuce : remettre au goût du jour les vignettes de joueur, à l'histoire édifiante.

Par Jérôme Segal*

EN 2014, à l'occasion de la Coupe du monde de football au Brésil, ce ne sont pas moins d'un milliard de vignettes à l'effigie de joueurs, à coller dans les albums, qui ont été vendues par l'entreprise italienne Panini, dont cent cinquante millions en France, y générant plus de 75 millions d'euros de chiffre d'affaires. L'Euro 2016 devrait donner lieu au même déferlement. Une nouveauté, cependant: Panini a fourni directement aux enfants de 2 720 écoles primaires françaises 200 000 albums, avec pour les cantines scolaires des sets de table et des posters affichant le calendrier des matchs.« Dans un monde inquiétant, nos vignettes sont rassurantes», a doctement expliqué M. Alain Guérini, président de Panini France (1).

 

La saga de la marque débute en 1961, mais elles s'inscrit dans une histoire largement méconnue: ce type d'albums a constitué un redoutable outil de propagande au service du régime nazi. Ceux aujourd'hui proposés avec les portraits des milliardaires-mercenaires en maillot véhiculent également une idéologie dont les «affaires» incessantes - de la corruption endémique de la Fédération internationale de football association (FIFA) aux récents scandales mêlant des joueurs comme Karim Benzema ou Serge Aurier (2) - permettent de dresser les contours: le culte de l'argent et le triomphe de l'immoralité.

Les premiers albums remontent au début des années 1870, lorsque le directeur du grand magasin Au bon marché, à Paris, décida de fidéliser sa clientèle en offrant des images. L'entreprise allemande Liebig-Fleischextrakt, spécialisée dans la commercialisation de l'extrait de viande, reprit le procédé et le développa dans plusieurs filiales. Une innovation décisive apparut en 1920, lorsque les vignettes furent incluses dans des paquets de cigarettes (3), avec pour conséquence une diffusion bien plus importante. En Allemagne, dès les premiers mois du IIIe Reich, ces albums permirent de s' assurer que, même dans les villages les plus reculés, la « grandeur» du national-socialisme atteigne les foules. En 1933, l'album Deutschland erwacht ( « L' Allemagne se réveille ») est diffusé à plus de 500 000 exemplaires, les vignettes correspondantes étant emballées dans les paquets de cigarettes fabriqués à Altona-Bahrenfeld. près de Hambourg.

 

 

AU SERVICE DU NAZISME

Ce qui fédère les foules acclamant le Führer, ce sont, au gré des albums, des défilés de soldats ou d'associations de jeunesse - comme les Hitlerjugend ou son équivalent féminin, le Bund Deutscher Madel -, les congrès du Parti national-socialiste ouvrier allemand (NSDAP) qui se sont tenus à Nuremberg ... et les événements sportifs organisés à la gloire du parti. Deux albums ont été consacrés aux Jeux olympiques de 1936, l'un pour les Jeux d'hiver de Garmisch-Partenkirchen, du 6 au 16 février l'autre pour les Jeux d'été de Berlin, entre le 1er et le 16 août. Trop souvent encore ceux-ci sont présentés comme une parenthèse, un accident de parcours dans la belle histoire de l'olympisme. Pourtant dès lors que l'on prend la peine de lire les premiers appels au boycott, qu'on se documente sur la préparation des Jeux - initialement prévus en Allemagne en 1916 -, on réalise que le mouvement olympique, tel que le baron Pierre de Coubertin l'avait conçu, pouvait être adapté à l'utilisation que comptait en faire le régime hitlérien (4). Ce dernier, dont l'isolement avait été rompu par le Comité international olympique (CIO), n'a fait qu'utiliser une idéologie clés en main qui servait sa politique.

 

L'histoire de Jesse Owens, cet athlète noir qui remporta quatre médailles d'or, est bien connue, mais la vignette à collectionner qui le représentait n'est pas la plus célèbre des photographies du sprinteur. L'athlète est présenté en ces termes dans le résumé du palmarès des États-Unis: « Ce nègre fut l'homme le plus populaire de la semaine d'athlétisme. Ses performances sont rendues possibles par une capacité de contraction du muscle qu 'on ne peut probablement observer dans cette mesure chez aucun autre homme. Le pas de course des meilleurs sprinteurs du monde semble presque lent par rapport aux coups de tambour des jambes d'Owens. Ses performances en saut en longueur ne sont possibles que grâce à sa vitesse d'approche effarante. » Voilà donc en somme un «nègre» à peine humain, animal, dont les performances sont presque monstrueuses. Sur une autre photographie, la première dans laquelle on le voit remporter une victoire, on le distingue tout juste après le franchissement de la ligne d'arrivée, devant son compatriote Ralph Metcalfe, qui finissait à un dixième de seconde derrière lui.

Au contraire, la vignette consacrée au lancer de marteau consacre la force des athlètes au service du nazisme. Le texte explique comment, lorsque le lanceur Erwin Blask en était à son deuxième essai, il a senti «Jaillir ses dernières forces» au moment où le Führer a pénétré dans la loge qui lui était réservée, ce qui lui a permis de prendre la tête de la série qualificative. Celui qu'on voit sur la vignette est cependant son compatriote Karl Hein, qui pulvérisa le record olympique avec un lancer à 56,49 mètres, Blask devant se contenter de la médaille d'argent. La performance de Hein troue littéralement le cadre. Les auteurs de l'album choisissent de faire sortir le marteau de l'image en le dessinant sur le texte qui raconte son exploit. Le corps de l'athlète semble en apesanteur, même si, en considérant sa corpulence, on comprend que c'est l'inertie du mouvement de rotation qui lui permet de rester en équilibre. Au centre de l'image, sur le maillot de l'athlète, on distingue aisément la croix gammée sur l'aigle impérial. Le CIO, si prompt à imposer ses règlements, s'était non seulement laissé berner quant à la tolérance d'athlètes juifs dans la délégation allemande, mais il avait également autorisé pendant ces Jeux les emblèmes nazis sur les vêtements des sportifs.

 

Quelques pages plus loin, le football est à l'honneur - c'est le sport qui, selon le texte placé en introduction, «assure le succès économique des Olympiades». Une vignette représente l'équipe d'Italie lors de sa victoire en finale contre l'Autriche, le 15 août 1936. Un certain désordre transparaît. Les regards s'orientent dans plusieurs directions et les joueurs se livrent à diverses formes de salut. Il faut préciser que depuis les Jeux d'Anvers, en 1920, le salut olympique, qui se pratiquait le bras droit replié puis tendu sur le côté, faisait partie du rituel. Il se confondait aisément avec le salut nazi, puisé aux mêmes sources antiques. Lors de la cérémonie d'ouverture, cinq délégations défilèrent en faisant ce «salut olympique»: l'Allemagne bien sûr, l'Autriche, l'Italie, la Bulgarie et la France.

Les images de cet album, distribuées dans les paquets de cigarettes, étaient issues des travaux de plusieurs photographes. Parmi les sources indiquées, on trouve « Presse Illustrationen Hoffmann, Berlin». Heinrich Hoffmann (1885-1957) était le photographe personnel d' Adolf Hitler.S'il est ici mentionné parmi d'autres, il sera plus tard l'unique photographe de nombreux albums, comme celui qui célèbre la «libération» ( annexion) de l'Autriche en 1938

Il s'intitule Wie die Ostmark ihre Befreiung erlebte ( « Comment la Marche de l'Est vécut sa libération »), «Ostmark» étant le terme nazi pour désigner l 'Autriche. Une note datée du 1er février 1940 précise: « Rien ne s'oppose, du point de vue du NSDAP, à la parution de cet ouvrage ». Les références seront consignées dans la bibliographie nationale-socialiste. » Là encore, les croix gammées fleurissent au fil des pages. Sur la vignette d'une «fête de la gymnastique» organisée à Breslau en 1938, plus d'un millier de gymnastes sont présents, savamment alignés devant le Führer. Trois lignes de symétrie se dessinent, comme l'image d'un champ magnétique centré sur Hitler, représenté de dos. C'est l'aspect militaire du sport de masse qui ressort clairement, ici au service de l'idéologie nazie. Les fidèles sont alignés à perte de vue, tels les soldats d'une armée à la puissance infinie.

LES LOIS DU MARCHÉ ET ALBUMS PANINI

Aujourd'hui encore, on trouve pléthore d'expressions communes à l'armée et au sport de compétition. Le discours militaire domine largement dans des sports comme le football, où l'on distingue les attaquants des ·défenseurs, où l'on pratique l'art de la contre-attaque et où l'on présente les drapeaux des pays au son des hymnes nationaux. Depuis quelques années, certains scrutent même les lèvres des joueurs pour voir s'ils sont de bons patriotes - qui, dans le cas français, chantent avec cœur La Marseillaise.

L'album de vignettes Panini qui fait actuellement fureur est celui de l'Euro 2016. Le discours dominant prétend que l'événement (comme pour les Jeux de Rio du mois d'août prochain) favorise l'amitié entre les peuples. Alors qu'en 1936 le titre d'une des pages évoquait « une fête du sport des peuples», l'album Panini de 2010 mettait l'accent sur le «fair-play». En 1978, celui consacré à la Coupe du monde qui se déroulait en Argentine présentait les six stades sans bien sûr signaler que, tout près du stade de Buenos Aires, la junte du général Jorge Rafael Videla torturait ses opposants par centaines dans l 'École supérieure de mécanique de la marine.

 

Dans tous ces albums, de 1936, 1978, 2010 ou 2016, on retrouve des éléments invariants : des hommes au regard dur, le menton souvent relevé, cadrés au buste, le culte du corps fort. Les principes demeurent inchangés: un unique album qui se répand dans le monde entier, traduit dans toutes les langues. On vénère la force et l'habileté de l'homme (les femmes sont complètement absentes), ce qui donne lieu à un « culte de la personnalité»: les vignettes de Cristiana Ronaldo, de l'équipe du Portugal, de Paul Pogba (France) ou de Zlatan Ibrahimovié (Suède) sont très recherchées. Dans l'album 2016, c'est aussi le capitalisme triomphant qui est vénéré. S'il est diffusé dans cent vingt pays, on note une uniformisation par l'anglais, avec, à douze reprises sur des doubles pages, l'inscription «UEFA Euro 2016 TM Qualifying Campaign Starting XI» pour désigner l'équipe de onze joueurs engagée dans les qualifications. Pour la première fois, il y a aussi des vignettes du commanditaire exclusif, Coca-Cola, à rechercher au dos de cent quarante millions de bouteilles mises sur le marché. Dans les bourses aux images, devenues dans les écoles des éléments essentiels de sociabilité, la vignette du sponsor s'échange contre dix vignettes de joueur.

Un enfant de 10 ans intègre ainsi la loi de l'offre et de la demande - il n'y a pas d'âge pour apprendre la logique du marché

*Maître de conférences à l'université Paris-IV, chercheur à l'Institut Ludwig-Boltzmann d'histoire sociale à Vienne (Autriche), auteur de 1 'ouvrage Le Zéro et le Un, deux volumes, Éditions Matériologiques, Paris. 2011.

 

(1) L 'Équipe, Boulogne-Billancourt, 23 mars 2016.

(2) Le premier a été mis en examen en novembre 2015 pour complicité de tentative de chantage et participation à une association de malfaiteurs contre un de ses coéquipiers; le second a insulté les membres de son équipe, usant notamment d'injures à caractère homophobe à l'encontre de son entraîneur.

(3) Cf Erhard et Evamaria Ciolina, Reklamebilder und Sammelalben, Battenberg, Regenstauf (Bavière), 1997.

(4) Daniel Bermond, dans Pierre de Coubertin (Perrin, 2008), rappelle que, pour son soutien aux Jeux de Berlin, Pierre de Coubertin a touché 10 000 marks «à l'initiative personnelle de Hitler». Cf aussi «La machinerie olympique», dans Quel sport ?, n° 6- 7, Alboussière, juillet 2008, et «Le sport, c'est la guerre», Manière de voir, n° 30, mai-juin-juillet 1996.