AUTOMOBILISTES, NE VOUS FÂCHEZ PAS !

Monsieur, dis-je au propriétaire de la 203 derrière laquelle nous patinions depuis les aurores en direction de Soissons, je viens vous trouver de la part de mon père, conducteur de cette voiture que vous voyez actuellement dressée contre un marronnier. Avant que vous ressortiez de la grange où vous venez de pénétrer en abattant la face nord-est, mon père vous serait reconnaissant de bien vouloir répondre à deux ou trois petites questions concernant les différentes manœuvres auxquelles vous vous êtes livré, avec votre machine, depuis notre départ de la porte de La Villette. Il aurait aimé vous poser ces questions lui-même, mais il est présentement coincé la tête en bas, un bras enroulé autour de la barre de direction, et à moins de le démonter pièce par pièce, je ne vois aucun moyen de le tirer de là. Quant à moi, je sors directement de la malle arrière et vous ne m'en voudrez pas de me présenter à vous avec cette valise autour du cou.

« Lorsque nous quittâmes, il y a de cela deux heures, la porte de La Villette, vous étiez devant nous. Cinq kilomètres plus tard, à la suite d'une étrange et dangereuse manœuvre entre les étalages d'un marché couvert, vous étiez derrière. Vous avez conservé cette position tout le temps que la voiture à bras du marchand de légumes est restée accrochée à votre pare-choc avant, et douze kilomètres plus loin, pétaradant hardiment sur le trottoir de droite, vous nous avez doublés en poussant devant vous l'éventaire d'un marchand de couleurs.

« C'est alors que vous avez décidé de rouler à reculons. Mon père, actuellement empêché, aimerait vous dire lui-même tout le plaisir que nous avons pris à vous voir gambader ainsi autour de nous. Nous vous perdîmes de vue à la suite d'une longue conversation que nous eûmes avec le propriétaire d'un débit de boissons dont, grâce à vous, nous venions de défoncer la terrasse. Tous frais payés, nous reprîmes notre chemin. Vous étiez en travers de la route, lorsque, deux lieues plus loin, nous vous rejoignîmes. De la bouche même d'un témoin encore hébété, nous apprîmes qu'après avoir obligé un camion de déménagement à entrer dans une champignonnière, vous aviez traversé de part en part une charrette de fourrage; après quoi, plus brillant que jamais, vous aviez pourchassé à travers Je village les quatorze demoiselles du groupe folklorique, qui se rendaient à une répétition dans le préau de l'école paroissiale dont il ne reste maintenant plus rien.

« Nous vous avons rejoint une dernière fois lorsque vous avez fauché comme de la luzerne les cinq pompes à essence de la station dont les restes achèvent de se consumer à l'heure qu'il est, et nous avons survécu tant bien que mal dans votre voisinage jusqu'à cette minute où, pour éviter de mélanger nos deux véhicules, nous avons choisi de grimper le long des arbres ainsi qu'il vous est facile de le constater.

« Chacun est libre, vous aurait dit mon père (s'il n'en eût été empêché par la barre de direction), chacun est libre de manipuler son levier de changement de vitesse, son volant, et toutes les pédales qui se trouvent en dessous, comme bon lui semble. Certes.

« De même il ne messied pas d'apporter un peu de fantaisie dans un acte aussi bêtement quotidien que la conduite d'une voiture sur une route à grande circulation. Cependant, une imagination comme la vôtre, un tel entrain, une vitalité aussi prodigieuse sont trop rares pour qu'il ne nous soit pas permis d'en connaître la source, et c'est la raison, Monsieur, de ma démarche.

A lire: Drôle de Journée, par Robert Lamoureux (Calmann-Lévy).