La panthère des neiges

 

Sylvain Tesson, invité par le photographe animalier Vincent Munier, parcourt le Tibet oriental. Il apprend l'art de l'affût dans l'hiver et le silence.

L'espoir et la tension affleurent. Et si la bête ne se montrait pas ?

« Ce livre nous permet d'accéder à une dimension de la vie, de la nature dont on ne soupçonnait même pas l'existence. » Nicolas Demorand, France Inter

« Ce récit d'aventure est un éloge de la nature sauvage et de la beauté. » François Busnel, La Grande Librairie

Prix Renaudot 2019

Cet ouvrage est éblouissant, une merveille que tout le monde devrait lire. Le chapitre "Consentir au monde", de la page 158 à 163 va complètement dans le sens de mes convictions sur l'état de notre monde.

Philippe d'Hennezel


Consentir au monde


Débuta la journée d'affût. Dans le sud du Liban, au cœur du district de Sidon, se dresse une chapelle dédiée à la Sainte Vierge : Notre- Dame de l'Attente. Je baptisai notre grotte de ce nom. Léo en était le chanoine. Au télescope, il fouilla la montagne jusqu'au soir. Munier et Marie devaient en faire autant, dans la niche du bas, à moins qu'ils n'occupassent autrement les heures. Parfois Léo se repliait à quatre pattes pour boire une gorgée de thé au fond de la cavité puis reprenait sa vigie. Munier nous avait parlé à la radio. Il pensait que le fauve avait traversé le canyon et rejoint les terrasses de roches, sur le versant opposé : « Elle va se reposer en tenant un œil sur la proie, fouillez les blocs en face, à même hauteur. » Ces heures furent notre dette payée au monde. Je demeurais dans cette nacelle, entre le vallon et le ciel, à scruter la montagne. Je me tenais, jambes croisées, et regardais le paysage derrière la vapeur de mes expirations. Moi qui avais demandé au voyage de me pourvoir tant de surprises," follement épris de la variété et du caprice1 », je me contentais d'un versant gelé dans une enchâssure. M'étais-je converti au Wu Wei, art chinois du non-agir ? Rien ne vaut trente degrés sous le zéro pour vous plier à ce genre de philosophie. Je n'espérais rien, n'agissais pas. Tout mouvement laissait pénétrer dans le dos un coulis de froid, qui ne prédispose pas aux grands projets. Oh certes, si une panthère avait surgi devant mes yeux j'en aurais été comblé, mais rien ne remuait et dans cette hibernation éveillée, je n'en concevais aucun dépit. L'affût était un exercice de l'Asie. Il y avait le Tao dans cette attente d'une des formes de l'unique. Il y avait aussi un peu de l'enseignement de la Bhagavad-Gita hindoue, négation du désir. L'apparition de l'animal n'au- rait rien changé à l'humeur. « Demeure égal dans le succès comme dans l'insuccès », nous rassurait Krishna au chant II. Et comme le temps largement ouvert accueillait la malaxation des pensées, je me disais que cette science de l'affût à laquelle m'avait initié Munier était l'antidote à l'épilepsie de mon époque. En 2019, l'humanité pré-cyborg ne consentait plus au réel, ne s'en satisfaisait pas, ne s'y accordait, ni ne savait s'y assortir. Ici, à Notre-Dame de l'Attente, je demandais au monde de continuer à pourvoir ce qui était déjà en place.


     En ce début de siècle 21, nous autres, huit milliards d'humains, asservissions la nature avec passion. Nous lessivions les sols, acidifiions les eaux, asphyxiions les airs. Un rapport de la Société zoologique britannique établissait à 60 % la proportion d'espèces sauvages disparues en cinq décennies. Le monde reculait, la vie se retirait, les dieux se cachaient. La race humaine se portait bien. Elle bâtissait les conditions de son enfer, s'apprêtait à franchir la barre des dix milliards d'individus. Les plus optimistes se félicitaient de la possibilité d'un globe peuplé de quatorze milliards d'hommes. Si la vie se résumait à l'assouvissement des besoins biologiques en vue de la reproduction de l'espèce, la perspective était encourageante : nous pourrions copuler dans des cubes de béton connectés au Wifi en mangeant des insectes. Mais si l'on demandait à notre passage sur la Terre sa part de beauté et si la vie était une partie jouée dans un jardin magique, la disparition des bêtes s'avérait une nouvelle atroce. La pire de toutes. Elle avait été accueillie dans l'indifférence. Le cheminot défend le cheminot. L'homme se préoccupe de l'homme. L'humanisme est un syndicalisme comme un autre.

    La dégradation du monde s'accompagnait d'une espérance frénétique en un avenir meilleur. Plus le réel se dégradait, plus retentissaient les imprécations messianiques. Il y avait un lien proportionnel entre la dévastation du vivant et le double mouvement d'oubli du passé et de supplique à l'avenir.

    « Demain, mieux qu'aujourd'hui », slogan hideux de la modernité. Les hommes politiques promettaient des réformes (« le changement », jappaient-ils ! ) , les croyants attendaient une vie éternelle, les laborantins de la Silicon Valley nous annonçaient un homme augmenté. En bref, il fallait patienter, les lendemains chanteraient. C'était la même rengaine : « Puisque ce monde est bousillé, ménageons nos issues de secours ! » Hommes de science, hommes politiques et hommes de foi se pressaient au portillon des espérances. En revanche, pour conserver ce qui nous avait été remis, il n'y avait pas grand monde.

Ici un tribun de barricade appelait à la Révolution et ses troupes déferlaient avec la pioche au poing ; ici un prophète invoquait l'Au-delà et ses ouailles se prosternaient devant la promesse ; ici, un Folamour 2.0 fomentait la mutation post humaine et ses clients s'entichaient de fétiches technologiques. Ces hommes vivaient sur des oursins. Ils ne supportaient pas leur condition, et de cette outre-vie ils attendaient les bienfaits mais ne connaissaient pas la forme. Il est plus difficile de vénérer ce dont on jouit déjà que de rêvasser à décrocher les lunes.

 Les trois instances — foi révolutionnaire, espérance messianique, arraisonnement technologique — cachaient derrière le discours du salut une indifférence profonde au présent. Pire ! elles nous épargnaient de nous conduire noblement, ici et maintenant, nous économisaient de ménager ce qui tenait encore debout.

Pendant ce temps, fonte des glaces, plastification, mort des bêtes.

« Fabuler d'un autre monde que le nôtre n'a aucun sens 2. » J'avais noté cette fusée de Nietzsche en exergue d'un petit calepin de notes. J'aurais pu la graver à l'entrée de notre grotte.

Une devise pour les vallons.

Nous étions nombreux, dans les grottes et dans les villes, à ne pas désirer un monde augmenté, mais un monde célébré dans son juste partage, patrie de sa seule gloire. Une montagne, un ciel affolé de lumière, des chasses de nuages et un yack sur l'arête : tout était disposé, suffisant. Ce qui ne se voyait pas était susceptible de surgir. Ce qui ne surgissait pas avait su se cacher. C'était là le consentement païen, chanson antique.

- Léo ! je te résume le Credo, dis-je.
- J'écoute, dit-il poliment.
- Vénérer ce qui se tient devant nous. Ne rien attendre. Se souvenir beaucoup. Se garder des espérances, fumées au-dessus des ruines. Jouir de ce qui s'offre. Chercher les symboles et croire la poésie plus solide que la foi. Se contenter du monde. Lutter pour qu'il demeure.

Léo fouillait la montagne au télescope. Il était trop concentré pour m'écouter vraiment, ce qui me donnait l'avantage de pouvoir continuer mes démonstrations.

— Les champions de l'espérance appellent "résignation" notre consentement. Ils se trompent. C'est l'amour.

1. Gérard de Nerval, Aurélia.

2. Nietzsche, Crépuscule des Idoles.