Les réunions
de Saanen
Par Henri Villard
Depuis de nombreuses années Krishnamurti parle chaque été à Saanen. Quelle est l'ambiance de ces causeries ? Sous la tente polyédrique qui finalement est seule habilitée en ce lieu à recevoir le millier de personnes qui défile chaque été, se pressent des visages de toutes sortes ; des pâles secrètement extasiés, des moins pâles que les lieux environnants rendent moins attachés à l'événement que constitue la parole du « maître ». A vrai dire, on comprend mal ce qui unit les gens sérieux de la société théosophique, les dames pleines de vertiges et les jeunes curieux de passage, les problèmes micro- psychologiques des riches vieillards et les petites questions des pauvres gens. On ne comprend pas davantage pourquoi tout cela se passe ici, bien près de Gstaad, station réputée depuis le début du siècle, petit amas de passions luxueuses qui survivent mal à la démocratisation du site. Ici, c'est aussi la Suisse, l'ombre de l'argent et de la bienveillante neutralité. On a beau se dire que l'air est pur, que l'altitude de onze cents mètres est à 'peu près l'idéal qu'exige la santé devenue fragile de Krishnamurti, on arrive difficilement à se faire, de ces arguments fragiles, de quoi se raccrocher à l'image un peu désincarnée et pleine d'une aura de sérénité, qui ne manque pas d'accompagner l'écho de sa parole. |
Il y a les petits problèmes, les cabinets, les trous dans la toile, les
questions idiotes, la fatigue, les vieux contre les jeunes, les jeunes contre
les vieux, les pieuses attentes trop mêlées aux questions les fausses
discussions qui finissent en faux prêche et la vraie absence d'un auditoire à
demi présent, les riches qui habitent trop bien pour écouter, et les pauvres,
trop mal. Il y a toute cette chasse aux moustiques, en fait il s'agit de taons
très sévères que l'imagination helvétique conjura par un feu de broussailles,
enfin je parle des moustiques spirituels, engendrés par les croisements
quotidiens des campeurs et de sérieux disciples venus avec l'époque de 1'« ordre
de l'Étoile d'Orient». Il y a les petites rancœurs de courtisans, les grands
combats de Don Quichotte, et la terrible sottise des sujets à la mode, et
démodés. Dois-je porter des bijoux ? « Comment résolvez-vous le problème sexuel
? » etc, etc.
La misère en tout cas, sous des formes diverses, venue tranquillement à lui, en
petits paquets de curieux, de « révolutionnaires, d'idolâtres. Misère de la vie
quotidienne, de l'absence, de l'oubli.
C'est une chose.
Lorsque Linssen, à qui l'on ne peut rien apprendre, ici au moins, sur le Zen, le
Ch'an ou le Védanta, découvre Gstaad et songe à proposer le site à Krishnamurü,
il est cependant question d'autre chose, quelque chose qui fera plus tard
souhaiter au maître d'en faire un promontoire définitif, au moins jusqu'à sa
mort. Rien de très mystérieux en vérité, mais une combinaison d'éléments simples
attelés à un projet précis. La montagne, et ce qu'elle supporte d'une certaine
recherche, la bienveillance du contexte, voire la situation géographique sans
ambiguïté, ont sufi à écarter ce qui pouvait en ternir l'acheminement.
Tout se passe un peu comme si, ayant jugé suffisante l'énergie dépensée
jusque-là, moins à semer un évangile qu'à laisser entendre une disponibilité et
entrevoir des possibles simples et merveilleux, Krishnamurti avait décidé de
venir ici écouter davantage le silence et les questions des hommes, Se récrier
du décalage entre la sereine parole et l'impromptu plus ou moins innocent des
chercheurs de solutions hâtives paraît même déplacé. Ce qui se passe en réalité
dans les entretiens de Saanen est double ; d'une part, il y a l'abondance naïve
des misères angoissées, manifestées parfois sous forme de questions pointues,
ainsi que l'adoration inconditionnelle privée définitivement d'entendre C'est le
témoignage d'une agonie collective qui ne laisse pas sensible celui qui a
consacré sa vie à tenter d'y semer une lumière ; il engendre une fatigue qui
s'arme bientôt de patience et de douceur, parfois de tendresse et aussi l'effort
inépuisable d'une fécondation fondée le plus simplement du monde sur le renvoi
aux simples fondements : Sois celui que tu es, connais-toi, dépasse-toi. D'autre
part il y a la relève d'une complicité dans la recherche authentique, plus rare,
mais qui soulève la parole du maître, la fait glisser et rebondir comme au gré
des proches montagnes et enlève sa reconnaissance car, dit-il, il est aussi là
pour apprendre,
En 1950, à la Salle Pleyel, Krishnamurti tenait les conférences encore des
propos vagues ; d'Oakland en 34 lui donnaient comme l'autonomie de son
expression, à Omen en 36 les contours de la « mutation psychologique » se
précisaient, mais ce n*est qu'après la guerre que la tactique presque farouche
du dénuement de l'esprit prend pied, qui se donne les moyens de déloger la
certitude, le sommeil, au-delà des contradictions.
Un peu partout soutenue, elle engendre une petite armée qui la propage et
l'assume de façon plus ou moins autonome ; il reste alors à Krishnamurti à
écouter le monde. On vient avec lui le faire à Saanen. Et l'on écoute, ce
faisant, celui qui tente presque naturellement d'être les mots qu'il prononce.
Et que se passerait-il si l'on tentait de voir le phénomène en oubliant
volontairement ce qui en est l'objet, la présence de Krishnamurti lui- même ?
Comment comprendre, autrement que par l'existence d'une parole doublée d'une
question, la présence de ce millier annuel qui se range chaque matin de l'été
pour deux heures environ, avec l'idée qu'il se passe ici quelque chose de mêlé
de l'Orient et de l'Occident, des profondeurs de l'être et de la conquête
matérielle ? Comment interpréter cette quête diverse dans sa singularité ?
Comme la pensée de Krishnamurü rappelle une psychologie des niveaux dans
laquelle on observerait un mouvement incessant de passage d'une crise à un
niveau plus profond, prémices d'une autre vision du monde, on peut saisir les
différents niveaux de la quête : De celui-ci, qui, se voulant préservé dans son
ignorance, cherche à combler le casier vide de sa machine à survivre, à celui-là
qui ponctue d'un silence médité, la gamme des contradicteurs et des contredits :
Sauver la religion en abandonnant la politique, la vengeance en abandonnant la
domination... Ces gens ont parfois des yeux étonnés qu'on ne vit pas autrefois
chez ceux qui disaient reconnaître une divine incarnation. Des hommes et des
femmes à qui il n'a que deux ou trois choses à dire.
Un regard, dirait René Fouéré ; et encore quelques autres, dans l'air frais de
Saanen.
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