La notion du temps chez Krishnamurti
Cet article réclame beaucoup d'attention dans la lecture. Mais ceux qui s'y engageront ne le regretteront pas.
par Hervé Volkman
Index
Révolution psychologique ou collective
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L'auteur de ces lignes fera d'entrée
un aveu, au risque de surprendre, voire d'indigner : il ne prétend
nullement rassembler, d'une manière plus ou moins conventionnelle, les
éléments de la pensée de Krishnamurti, autour d'un thème qu'il aurait
privilégié pour une raison ou pour une autre; ce qui revient à dire
qu'il ne prétend pas " comprendre " celle-ci, ni a fortiori la faire «
comprendre », pour une bonne raison : à savoir qu'il n'y a pas de «
pensée » de Krishnamurti ; voilà un considérant que le « maître »
(qui n'en est pas un et s'y refuse toujours absolument) n'a pas cessé un
instant de livrer à tous ses commentateurs, c'est à dire les ennemis de
sa parole ainsi qu'il aime à le laisser entendre. Toute tentative de "comprendre", au sens de "rassembler les éléments de" est sans prise sur ce qui ne relève en rien d'un système d'interprétation; une pensée communicative et pouvant se communiquer implique une composition en éléments séparables au gré de l'analyse, telle que, par un effort de l'imagination, on puisse en recomposer au moins l'enchaînement combinatoire. Cela ne semble pas être le cas du message de Krishnamurti. Certes, ne serait-ce que parce que le message en question est véhiculé par des mots, il est parfaitement possible de détecter çà et là des entités pivotales, telles que « ego », « liberté », « révolution » , "psychologie ", « conscience », et aussitôt de s'en emparer à la manière des philosophes pour en faire autant de problématiques, combinées ou non. Car il est clair que ces problèmes philosophiques sont les mots eux-mêmes et inversement. C'est ainsi qu'il m'eût été facile puisque mon rôle est ici d'en parler, d'entreprendre l'interprétation des notions et de leur enchaînement, ainsi qu'éventuellement de soumettre laquelle interprétation à une comparaison avec tel ou tel système interprétatif. Mais pour peu que celui-ci fût le mien, je n'eusse gagné selon Krishnamurti lui-même, que son renforcement et sa confirmation ; je ne serais venu à lui que pour mieux retourner à ma pensée c'est-à-dire ma non-pensée. |
Pour autant que cette perspective, si bien dénoncée» dans la fausse conscience» de Joseph Gabel, ait été de moi rejetée, je n'en refuse pas moins le principe de l'adhésion pure et simple, celle que la musique des langues très anciennes, et l'assurance des gestes premiers qu'elles contiennent, rendit autrefois moins dangereuse. Mais quelle est donc cette alternative ? Apparemment et toujours selon Krishnamurti lui- même, la critique radicale de l'interprétation qui n'est jamais qu'une projection idéaliste, le refus catégorique d'une perception partielle se caractérisant par le dédoublement de celui qui écoute et de celui qui le regarde, « de la pensée et du penseur », ne peut avoir pour effet que le néant de l'esprit, ou le presque néant, cette sorte de passivité amoureuse, amoureuse du vrai, du réel, de et du tout. Au bord d'un abîme d'anéantissement, le désir total d'un esprit fait un de connaître le tout, ou soi-même dans l'Un, est le but recherché. C'est dit-on, dit-il, dans ce temps, que pénètre en toi qui m'écoute le message que j'ai à te transmettre et qui n'est rien moins que toi-même; rien de plus également. A savoir qu'il n'y a pas davantage de message en soi.
Pas de pensée, encore moins de
système, pas d'idéologie ni d'interprétation, pas même un message. Ce que j'ai à
te dire ne peut s'énoncer autrement que ce que je te dis, car cela ne supporte
aucune de ces références qui toutes sont confondantes. Ce que j'ai à te dire
c'est moi-même et toi-même dans l'élan de mon amour. Ce que dit Krishnamurti
n'est donc pas une chose, un objet que l'on peut se transmettre comme un ballon
de rugby ou un sac de billes, ensemble ou en morceaux. C'est un message d'amour
personnel et impersonnel, de moi à toi et de moi-dieu à toi-dieu.
Le dernier homme
Un monolithe total. Cela dit, il ne me reste plus qu'à clore mon discours et toi
lecteur, entreprendre la lecture d'un article suivant ; au mieux je perfectionne
ma paraphrase de Krishnamurti, et si bien que je deviens Krishnamurti lui-même,
c'est-à-dire bien mieux que n'importe quel disciple, ainsi qu'il le souhaite.
L'esprit amoureux de l'Être dans la délicieuse proximité du néant, cela
s'appelle, plus communément, la foi, le credo. Et si je n'ai que mon credo à te
dire, lecteur, tu lis Krishnamurti pour la seconde fois, ce qui du reste n'est
peut-être pas inutile, bien que tu sois venu te perdre ici avec d'autres
motivations.
Deuxième acte. Toutes réflexions faites, je n'ai pas décidé de me taire encore.
Je repousse ma foi pour un temps, laissant à mon esprit l'ultime privilège de
décrypter le monolithe avant de se mourir à lui-même, de saisir l'identité d'un
tel propos dans l'élan fulgurant du dernier homme. Au moins, tant qu'à penser,
me serai-je placé dans la meilleure perspective, la plus fragile et la plus
risquée, à savoir exactement ce qu'entend l'auteur de Être et le Néant », dans
l'ultime projection du temps, le présent, cet hors-le-temps. Et comment saisir
le message unique dans son unicité, l'être même de "ce qui est, est" si ce n'est
au soleil de midi, au centre de l'épilepsie nietzschéenne, quand fond la neige
du savoir ?
Qu'on me pardonne s'il subsiste ici ou là, les croûtes d'une pensée, temporelle
par définition. Pour mon compte, je me suis déjà pardonné : quiconque choisit de
s'exprimer au gré des mots (ces choses de nos langues mortes) et s'éloigne aussi
bien de la pulsion première en formules rythmées, tel qu'en l'araméen, quiconque
se piège ainsi au creux du langage, aussi inhumain que la société est séparée
des hommes, ne peut attendre autre chose que l'adhésion servile, ou
l'interprétation sourde. Seul le cri est d'amour seul le dernier homme, celui
qui n'est pas dans cette salle de conférences, mais déjà s'est assis au sommet
de la montagne (mais qui peut dire où est Krishnamurti ?) peut prétendre percer
mon cœur à le rendre dieu. En quittant la note unique, celle qui transperce la
terre et les hommes du cri de l'être, puis en quittant l'essence de la psalmodie
hindoue, qui n'est que l'écho de ce cri, Krishnamurü s'est retrouvé, après avoir
été choisi, au plus loin des fondements, des voix profondes, et comme saisi dans
une forêt de paravents : la pensée occidentale du vingtième siècle. C'est en
elle qu'il tente de s'exprimer, avec le souvenir de la source, le seul qu'il
tolère en lui-même. Mais toi qui t'exprime dans cette forêt de paravents,
n'as-tu pas peur de devenir paravent toi-même ? Oh ! blasphème à moins que ne
surgisse hors de ta parole, un autre dieu. Eh bien, je suis celui-là ; et ce
lecteur qui m'accompagne...
L'ambiguïté de sa
position
Le blasphème sera donc notre mode d'appréhension de la parole de Krishnamurti.
INÉVITABLEMENT, La tautologie que constitue son message doit donc être exposée
en tant que telle, soit en tant qu'elle ne permet aucune alternative, ne
supporte aucune contradiction, excepté ce qui peut appréhender la tautologie, ce
qui est plus que Dieu lui-même : Moi, le devenir de l'homme, l'homme en devenir,
le dernier homme. Toi aussi, lecteur, tu es ce dernier homme, Et ce qu'elle
exclut s'en trouvera radicalement valorisé, à savoir le TEMPS, mais plus que la
temporalité, le devenir.
Le principe de toute tautologie, le principe d'Identité (ce qui est, est ; ce
qui n'est pas, n'est pas), exprime et situe l'intemporalité, tout ce qui se
trouve hors de la durée de L'illusion que constitue, selon le détenteur d'une
temporalité qu'il veut éterniser, le devenir. L'intemporalité, le
transhistorique et autres formes de l'autorité d'être sont à la fois le point
commun et la meilleure arme décelable dans toutes les expressions de tous les
pouvoirs, La meilleure arme en effet puisqu'elle use de ce qu'Heidegger désigne
comme l'angoisse métaphysique, l'expérience de l'Être, de l'intemporel et qui
peut, aussi bien, être compris comme l'énergie vitale elle-même, sous les formes
du Premier Désir. Et non seulement elle use de cette expérience, mais encore la
nie en tant que telle. Il ne peut y avoir, nous dit Krishnamurti, d'expérience
de Dieu, ou de l'Être, puisqu'un appel à celle-ci est un appel à la mémoire et
pour autant un appel à la pensée et à la durée. Comme on le voit et comme le dit
la chanson : « Pourquoi brûle la maison ? Parce qu'on y a mis le feu ; pourquoi
y a-t-on mis le feu ? Parce qu'on avait bu ; pourquoi avait-on bu ? Parce qu'on
avait chaud ; pourquoi avait-on chaud ? Parce que la maison brûlait etc. Ainsi
fonctionne la tautologie de 'l'Être : pas d'expérience de l'Être, parce que l'être
est et n'est pas susceptible de temps ; pas temporalité qui ne soit illusoire,
pour la même raison : la raison d'Être au sens supérieur du terme. Ce serpent
qui se mord la queue, c'est l'anneau passé par les prêtres dans le nez de
l'humanité pour en canaliser les désirs dans les ornières du pouvoir, temporel
par définition. Il est curieux de remarquer que Krishnamurti, pour être moins
agressif que nous sur cet état de fait, n'en a pas moins tenu des propos tout à
fait identiques. La critique des religions, de leurs prêtres comme de leurs
disciples, n'a pas chez lui d'autre sens. On pressent là l'ombre d'une
contradiction, qu'il faut soit dissiper, soit déterminer avec davantage de
précision.
A priori, elle se présente comme suit : le caractère illusoire de la temporalité
et l'expérience que tout individu peut en faire est utilisée par les prêtres et
les hommes du pouvoir, soit les détenants de et dans une temporalité, pour
satisfaire, a aux dépens des autres, leur soif de domination. Il y a
contradiction à partir du moment où l'on admet l'existence objective d'un
rapport de domination d'homme à homme. Or, il semble bien que Krishnamurti ne
songe pas à nier celui-ci sans quoi il n'entreprendrait pas d'aider tout un
chacun à se défaire de l'instinct du même nom qui paralyse sa connaissance de
l'Être. En d'autres termes, s'il peut y avoir une libération, c'est qu'il y a
une aliénation, un esclavage. A ce niveau, une réponse est possible. Il peut en
effet être dit : Ce n'est pas l'autre qui constitue l'obstacle de ta liberté,
c'est toi-même ; les forces qui sont en toi et assiègent ta conscience sont ton
vrai et ton seul ennemi. L'homme est un ennemi pour l'homme en ceci que tu es
ton maître et ton esclave, ton bourreau et ta victime, ainsi que ton prochain ;
et seule la résorption de cette dualité, le dépassement du moi-je, constitue une
révolution radicale. Mais dans ce cas, que fait-on des prêtres ?
Il semble que Krishnamurti à la
fois nie et affirme la répartition collective, à l'échelle de la société, des
rapports de domination. Il l'affirme quand il fait la critique des religions et,
en agissant pour, annonce une ère de libération (mais les prêtres font de même)
; il la nie en assurant que tout projet collectif est fondé sur une temporalité
et donc, comme tel, est con- damné.
Ambiguïté suffisamment importante pour lui attirer les foudres des pouvoirs
temporels qui ont vu le jour au gré d'un projet et d'une idéologie de libération
collectifs d'une part, ainsi que les véhémentes protestations des prêtres en
question d'autre part ; qu'on se rappelle le machiavélisme mis en œuvre en
Argentine, au moment du long séjour que fit Krishnamurti en Amérique du Sud,
tant de la part des communautés chrétiennes et surtout catholiques, que de
celle, même, de la communauté israélite ; cependant qu'il pouvait passer, ici ou
là, pour un agitateur politique, voire un provocateur, déguisé en prophète.
Révolution
psychologique ou collective
Tout cela nous conduit vers une question d'ordre plus général encore ; et nous
voulons que ce soit une question, de celles précisément qui font au philosophe
Heidegger s'interroger le langage, bien plus qu'une problématique axée sur
l'archétype, temps, espace, liberté ou autre. Il y a, dans la parole de
Krishnamurti, quelque chose qui vibre juste et précisément évoque l'expérience
de l'intemporalité, quelque chose qui n'est loin ni des voix profondes de
Nietzsche, ni, pour clore ces références, du désir de l'homme. La matière même
de celui-ci est tissée d'éternité ainsi que les plus hauts sentiments ; la
connaissance la plus fine, le voyage le plus risqué aux limites du conscient et
de l'inconscient, s'exercent en bordure de la durée, là où la mort cesse d'être
un problème. Et cependant le désir de l'homme implique une satisfaction, ou
plutôt une réalisation, donc une durée, un temps, un devenir, celui de l'homme
réalisé dans ce désir ; c'est la mise au monde d'un homme nouveau.
Personne ne peut affirmer que dans
la pensée de ceux qui, par excellence, ont misé sur l'histoire, par
exemple les matérialistes marxistes, il n'y ait, dans l'élan d'une
construction aux apparences les plus scientifiques, le ferment d'une
intuition fondée, précisément, l'a-historicité. Ce que Freud et Lacan
cherchent dans les profondeurs de l'inconscient semble parfois leur être
intimement connu, et la raison économique de la lutte des classes est à
Marx une telle certitude dans le devenir de l'humanité qu'il faut se
demander si elle pourrait voir le jour autrement que dans une conviction
inspirée hors de l'expérience directement historique ; à moins que -
c'est la tautologie matérialiste - on affirme que toute expérience soit
directement historique, a priori. Inversement, Jésus se bat contre les
docteurs juifs et prêche araméen, la langue du peuple, la révolte contre
leur pouvoir, et sa collusion au pouvoir d'occupation. Entre autres.
Certes au nom de la révolution « in anima », mais d'une façon si bien
située dans l'histoire que la peine de mort est requise.
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De fait, c'est au gré d'une
opposition, dans les mœurs depuis plusieurs siècles et en tout cas le XVIe pour
l'Europe occidentale, qui divise l'homme en sujet et en individu, en citoyen et
en homme privé, voire en matière et en esprit, que la religion, devenue sœur du
pouvoir, distribue d'une main ce qu'elle retire de l'autre, accorde à l'individu
ce dont elle prive le sujet. Que les prêtres menteurs prétendent nier
l'existence de l'homme matière, chair et désir, pour se consacrer tout entiers à
la réalité exclusive du cœur et de l'esprit dans la pratique de l'amour
universel, on les voit aussitôt compromis et confondus dans la réalité du même
sujet et de la même matière, dominant d'autant mieux ici ceux dont ils attirent
ailleurs l'attention. Telle est la vertu hypnotique de la religion dénoncée par
Krishnamurti, l'opium en question. Cependant qu'il n'est pas non plus étonnant
que, tout en raillant les travers des prêtres et détournant de leur
malveillance, il soit pris, de par le langage même, dans une logique qui
s'apparente aux mêmes confusions ; seule peut-être l'innocence du désir
constitue-t-elle le champ d'expérience qui porte chacun à la fois hors et au
fond de lui-même, hors et au fond du temps.
Telle personne qui venait lui faire ses adieux, me raconte comment, soudainement
prise dans le vertige d'un regard d'amour venu d'outre temps, elle perd la
conscience du moi dans une longue période de sanglots, de néant puis
d'innocence.
Sans doute est-il vrai que dans le cri qui précède le SENS rationnellement
compris, dans la sensualité même de la parole de Krishnamurti, de telles
oppositions et les erreurs éternellement auxquelles elles conduisent,
n'effleurent pas l'homme qui parle ; mais les temps sont passés où la parole est
pure, précisément, du pouvoir, et le langage est plus fort, hélas, que celui qui
en use. Sans doute est-il vrai qu'en dénonçant l'oubli, l'obscurité, les
entraves de la liberté et de l'amour dans le cœur de l'individu, Krishnamurti
n'entende nullement par là détourner les consciences d'une mutation collective
dans les rapports sociaux et quotidiens et au gré d'un devenir historique ; il
est absurde même de penser qu'il introduise une relation de cause à effet (donc
de durée des effets) entre une mutation psychologique individuelle et une
révolution collective de l'humanité ; cependant c'est bien ainsi qu'il est, pour
l'essentiel, compris, à de rares exceptions près.
La quête du possible
Car l'Histoire est l'obsession de l'Occident, bloqué dans son histoire. Comme le
MOI. Comme l'État. Et de cela Krishnamurti a l'intuition d'une délivrance
possible, non par le rejet pur et simple — le moi est une illusion, il n'y a pas
d'histoire mais souvent au gré d'une intelligence dialectique. Miser sur
l'histoire, s'en remettre à une révolution collective, cela peut être en effet
s'oublier davantage soi-même de la pire façon, s'enfoncer encore dans
l'obscurité. La nier purement et simplement, c'est s'installer sous le joug du
pouvoir, quel qu'il soit. L'histoire ne doit pas davantage être rejetée
qu'érigée en absolu. Considérée .comme un avatar de l'être, elle doit être
assumée avec l'élan conjugué du dépassement du moi vers le soi. L'inconscient
n'est peut-être autre chose que l'entrave au devenir et à la conscience
totalisante et doit en tout cas être inventorié comme tel. Et tel est, sans
doute, le sens de cette disponibilité cultivée de l'esprit, qui veut envisager
tous les sens et le sens. Il n'y a jamais chez Krishnamurti l'affirmation
brutale de l'éternel, par exemple sous la forme d'une illumination ou de la
divine inspiration ; mais seulement la quête du possible et du simple, étant
bien entendu que ce simple n'est pas révélé ; il EST, hors de toi et en toi.
Cependant, pour autant qu'on saisisse cet élan du moi vers le Soi, et qu'on ait
accepté avec lui de partir de l'un, c'est-à-dire l'expérience vécue, pour
connaître dans l'autre, c'est-à-dire « en » conscience, on n'échappe pas en
dernier ressort à une condamnation persistante de la durée, sorte de résidu de
toute cette dialectique. Comme si tout, et Krishnamurti le rappelle très
exactement, devait être cherché dans l'instant, et non dans un alluvionnement de
l'expérience, fécondant la conscience. La folie de Nietzsche, l'extase d'autant
de mystiques, le niveau atomique de la conscience selon Timothy Leary et d'une
façon générale tout ce qui permet l'état d'exception dans le fonctionnement de
la pensée, en favorisant l'événement, maladie, folie, souffrance, prière,
anéantissement, permettent d'apprécier les joyaux engendrés par l'intemporanéité,
le subit, l'instant éternel. Mais l'exclusive sur cette forme de conscience, aux
dépens de celle que féconde l'expérience et l'histoire, renvoie précisément à
l'individu sans possibilité d'aucun secours. Et seule la parole du prophète,
pour autant qu'elle implique l'éclosion immédiate de la conscience du disciple,
trouve à se glisser dans cette absence de temps. On nous dit que Krishnamurti
n'offre aucune pensée constituée, aucun système et que seul en dernier ressort,
le rapport direct à sa parole est fécondants. Mais cela même exclut
l'éventualité d'une semence qui germerait lentement confrontée à l'histoire
quotidienne.
Faut-il alors se rappeler Daumal et réintroduire avec lui l'historicité même des
élans mystiques de l'humanité, qui accompagnent la genèse des civilisations. N'y
a-t-il pas dans sa façon d'envisager ces pulsions premières, ces réveils
éphémères — mais collectifs — de la conscience, à la fois l'histoire et la
non-histoire, sous la forme de l'éternel retour ? Cette dialectique combinée du
devenir et de l'éternel retour, de l'aigle et du serpent, n'a pas, non plus chez
Nietzsche, les formes d'une insoluble contradiction. Chez Marx même, l'idée
d'une première harmonie n'est pas absente, et plus encore chez Engels, ce n'est
pas un hasard si la question de « l'aliénation naturelle » est ce qui préoccupe
— et divise — le plus les épigones marxistes. Il semble cependant qu'il ait
fallu Daumal et les siens pour réintroduire, avant de la relativiser, la notion
d'histoire, autrement qu'en nous précipitant dans l'abîme du matérialisme
vulgaire. Comme s'il fallait comprendre que l'homme, périodiquement s'éveille,
se souvient, se tend, construit, puis à nouveau, presque aussitôt, se rendort,
remet les choses à l'envers, réintroduit les confortables et abjectes
séparations de l'être et du devenir, du moi et de l'autre, Cette vision de
l'élan connaissant, qui toujours se tue lui- même dans l'érection d'un pouvoir
religieux, quand bien même depuis Hegel cette religion serait d'État et de l'Etat,
pour à la fin renaître encore, cette histoire en spirale dont on peut préférer
voir la composante circulaire plutôt que celle linéaire ou inversement, mais
dont rarement on saisit l'oblique ascendante dans l'infini de l'être et du
devenir conjugués, est lovée dans la douce parole de Krishnamurti ; ou plutôt,
si cette parole était faite d'un soupir et du cri muet de Münch, d'un
attendrissement infini d'un côté, et d'un autre du flot constant des mots, il
serait bon d'oublier le second pour profiter du premier.
L'infini joint tout
Mais rêvons-nous ? KriShnamurti parle en conférences et sa parole est d'une
grande solitude en ces temps où la parole sur le chemin et au cœur public de la
cité est monopole d'État.,.
Passée la problématique de l'histoire, il nous paraît bon, en, tout cas,
d'utiliser l'historicité ; la parole de Krishnamurti n'a pas surgi n'importe
quand, dans la permanente monotonie des oppositions ou de leur illusoire réalité
; sans quoi elle eût aussitôt embrasé les foules ou se fut au contraire perdue
dans un désert d'incompréhension. Elle vient au seuil d'une ère de la parole,
précisément, peut-être juste un peu avant. Celle qui s'annonce avec, nous dit
Mac Luhan, la fin de l'écriture marchande et la fermeture volontaire des postes
de télévision. Le cri de Dada a déjà retenti et Zarathoustra est descendu à
plusieurs reprises de la montagne, quoique dans les livres ; et l'élan spirituel
qui semble accompagner la révolution californienne n'est pas encore connu. Sous
le joug de vingt siècles de christianisme et de vingt-cinq de bouddhisme,
l'individu dédoublé peut encore, en toute bonne conscience, pratiquer une
recherche dont les composantes, à l'instar du héros de Scott Fitzgerald, sont
encore et la compromission totale avec l'existant et la plus totale
intransigeance, sans solution.
Cependant, venu parler à l'Occident, il n'est pas sans avoir l'intuition que
cette réconciliation, qui guette sous les cendres de la ville et du sexe séparé,
et constitue le projet de révolution totale le plus concret, passe par «
l'abolition de l'espace et du temps dans une volonté pleine d'indifférence »
ainsi que le veut secrètement l'axolotl de Julio Cortazar
(1).
Même dans les compromissions littéraires occidentales les plus évidentes de ce
temps, on trouve cette recherche du vertigineux infinitésimal, toujours hors de
l'espace et du temps ; c'est le héros de Gombrovicz ou même de là où apparaît le
mouvement Robbe-Grillet : absolu, la fulgurante connaissance de l'être dans
l'immobile anéantissement; nous sommes ici dans la genèse du Nirvana, à
l'antipode des moulins à prière ; nous nous sommes dans la tendresse première,
disséqués par les messes en tout genre. La pulsion de l'être-soi, dans le moi
retiré au gré de l'indifférence la plus cultivée et la plus voulue, est ce qui
se cache - d'ailleurs assez peu - dans l'étrange neutralité du fond d'esprit
prêché par Krishnamurti.
Le mouvement et la pensée prennent dès lors un sens, aussitôt que par une simple
« ondulation du corps », et de l'esprit, au gré de la plus élémentaire volonté
réapparue, il est possible de s'évader de la torpeur minérale » pour gagner
aussitôt les trésors les plus cachés de la conscience, le réel même. Telle est
la méditation désespérée de l'axolotl et l'espoir du maître.
Mais c'est aussi la désespérance d'une communication horizontale possible. Dans
la géométrie lobatchievskienne, les parallèles se rencontrent. L'infini joint
tout. Comme la prière et la réclusion qui prend pour objet une meilleure
présence au monde.
Cependant, dans l'homme dressé devant Dieu, comme un entonnoir, s'engouffre le
message unique et unilatéral de toutes les autorités oppressives. Le mouvement
subversif de ce siècle n'est-il pas une transgression horizontale, comme la
musique africaine, là où les hommes se retrouvent entre eux. Lorsque la pensée
de l'objet devient l'objet lui- même, lorsque la volonté et l'imagination de
l'homme devient l'histoire, que reste-t-il de l'homme lui-même, sinon
précisément l'excision d'une conscience, la pauvreté d'un oubli, la misère du
moi solitaire et obscurci ?
L'absence et le désir se conjuguent obliquement.
(l) On pense à cette merveilleuse nouvelle de Julio
Cortazar, l'Axolotl, dans l'Anthologie du Fantastique de Roger Caillois
et dont la leçon tirée plus bas, vaut son pesant d'or
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La notion du temps chez krishnamurti
Révolution psychologique ou collective