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Un livre de Krishnamurti (1895-1986)
Quelques extraits de ses réponses faites à des élèves, à des enseignants et à des parents,
au cours de ses conférences en Inde.
Index :
Comment pouvons-nous prendre conscience de la vérité dans notre vie quotidienne ?
Qu 'est-ce que la colère, et pourquoi se met-on en colère ?
Pourquoi avons-nous tant d'amour pour notre mère ?
Q : Comment pouvons-nous prendre
conscience de la vérité dans notre vie quotidienne ?
K : Vous croyez que la vérité est une chose et que votre vie quotidienne en est
une autre, et dans votre vie quotidienne vous voulez prendre conscience de ce
que vous appelez la vérité. Mais celle-ci est-elle distincte de la vie
quotidienne? En grandissant, vous serez obligé de gagner votre vie, n'est-ce pas
? Après tout, c'est pour cela que vous passez vos examens — pour vous préparer à
gagner votre vie. Mais nombre de gens sont indifférents à la filière qu'ils vont
suivre, pourvu qu'ils gagnent de l'argent. Du moment qu'ils décrochent un
emploi, peu leur importe que cela implique de devenir soldat, policier, avocat,
ou un quelconque homme d'affaires véreux. Il est pourtant essentiel de savoir
la vérité sur ce qui constitue un moyen légitime de gagner sa vie, n'est-ce pas
? Car la vérité est au sein même de votre vie, pas en dehors. Votre manière de
parler, vos propos, votre manière de sourire, le fait d'être faux ou de ne pas
l'être, de vouloir vous faire bien voir, tout cela est la vérité de votre vie
quotidienne. Donc, avant de devenir soldat, policier, avocat ou homme d'affaires
sans scrupule, ne devez-vous pas savoir toute la vérité sur ces professions? Car
il ne fait aucun doute que, si vous ne voyez pas toute la vérité de vos actes et
n'êtes pas guidé par cette vérité, votre vie se transforme en un abominable
gâchis. Examinons la question de savoir si vous devriez oui ou non devenir
soldat, car les autres professions sont un peu plus complexes. En dehors de la
propagande et de l'opinion d'autrui, quelle est la vérité concernant le métier
de soldat ? Si un homme devient soldat, cela signifie qu'il doit se battre pour
protéger son pays, il doit entraîner son esprit non pas à penser mais à obéir.
Il doit être prêt à tuer ou à être tué — pourquoi ? Pour une idée, que certains
personnages, grands ou petits, ont décrétée être juste. Donc vous devenez soldat
pour vous sacrifier et pour tuer les autres. Est-ce une profession légitime? Ne
demandez à personne d'autre, découvrez par vous-même la vérité. On vous dit de
tuer au nom d'une merveilleuse utopie à venir — comme si celui qui donne l'ordre
connaissait l'avenir ! Croyez-vous que tuer soit un métier légitime, que ce soit
pour votre pays ou pour une religion organisée? Est-il jamais légitime de tuer ?
Si donc vous voulez découvrir la vérité dans ce processus essentiel qu'est
votre propre vie, vous devrez examiner à fond tous ces sujets, en y mettant tout
votre cœur et tout votre esprit. Il vous faudra penser de manière indépendante,
lucide, sans préjugés, car la vérité n'est pas en dehors de la vie, elle est au
cœur du mouvement même de votre existence quotidienne.
Une pensée bien ordonnée
Parmi tant d'autres aspects de la vie, vous êtes-vous demandé pourquoi nous sommes pour la plupart plutôt brouillons — dans notre mise, dans nos manières, dans nos pensées, dans notre façon d'agir ? Pourquoi manquons- nous de ponctualité, et donc d'égards envers les autres ? Mais qu'est-ce donc qui apporte l'ordre en toute chose — dans notre mise, dans nos pensées, dans notre discours, dans notre allure, dans la manière dont nous traitons ceux qui sont moins privilégiés que nous? Qu'est-ce qui fait éclore cet ordre singulier qui advient sans contrainte, sans préméditation, sans volonté délibérée? Vous êtes-vous jamais posé la question ? Mais savez-vous ce que j'entends par I'«ordre»? L'ordre, c'est rester assis tranquille, mais sans effort, c'est manger avec élégance mais sans hâte, c'est être posé tout en étant précis, c'est être clair dans ses pensées tout en étant expansif. Qu'est-ce qui fait surgir cet ordre dans l'existence? C'est une question vraiment très importante et je crois que, si l'éducation permettait de découvrir le facteur capable de susciter cet ordre, cela aurait une portée immense.
De toute évidence, l'ordre ne
naît qu'à travers la vertu, car si vous n êtes pas vertueux non seulement dans
les petites choses, mais en toute chose, votre vie devient chaotique, n'est-il
pas vrai ? La vertu en soi est sans grande importance, mais parce que vous êtes
vertueux, la précision règne dans votre pensée, l'ordre règne dans tout votre
être : telle est la fonction de la vertu.
Mais que se passe-t-il quand un homme s'efforce de devenir vertueux, qu'il se
contraint à être bon, efficace, prévenant, attentionné, qu'il essaie de ne
blesser personne, qu'il met toute son énergie à tenter d'établir l'ordre, qu'il
se démène pour être bon ? Ses efforts ne mènent à rien d'autre qu'à la
respectabilité, ce qui entraîne une médiocrité de l'esprit : cet homme-là n'est
donc pas vertueux.
Avez-vous déjà regardé une fleur de très près ? Tout en elle, à commencer par
les pétales, est d'une précision remarquable, et il s'en dégage pourtant une
tendresse, un parfum, une beauté extraordinaires ! Ainsi, dès lors qu'un
individu essaie d'être ordonné, sa vie peut être réglée avec précision, mais il
a perdu cette qualité de douceur, qui ne naît, comme pour la fleur, qu'en
l'absence d'effort. Le problème est donc pour nous d'être à la fois précis,
lucide et expansif sans effort.
En effet, l'effort que l'on fait pour être ordonné ou méthodique a une influence
tellement réductrice. Si j'essaie délibérément d'être ordonné pour ranger ma
chambre, si je fais attention à tout remettre en place, si je n'arrête pas de me
surveiller, de regarder où je mets les pieds, etc., que se passe t-il ? Je
deviens insupportablement assommant pour moi-même et pour les autres. Celui qui
veut toujours être autre chose qu'il n'est, dont les pensées sont soigneusement
organisées, qui choisit une pensée de préférence à une autre est quelqu'un de
très fatigant. Un tel individu peut être très organisé, très lucide, savoir
utiliser les mots de manière précise, être très attentif et plein d'égards, mais
il a perdu la joie de vivre créatrice.
Quel est donc le problème? Comment avoir en soi cette joie de vivre créatrice,
être expansif dans ses sentiments, large dans sa pensée et cependant précis,
lucide, ordonné dans sa vie? Je crois que la plupart d'entre nous ne sont pas
ainsi, car jamais nous ne ressentons rien de manière intense, jamais nous
n'impliquons notre cœur et notre esprit dans quoi que ce soit de manière
entière. Je me souviens d'avoir observé un jour deux écureuils roux à la longue
queue touffue et à la fourrure superbe, qui, l'espace d'environ dix minutes,
n'ont cessé de se poursuivre du haut en bas d'un grand arbre — par pure joie de
vivre. Mais vous et moi ne pouvons pas connaître cette joie si nous ne
ressentons pas les choses intensément, s'il n'y a pas de passion dans nos vies —
pas la passion de faire le bien ou d'instaurer quelque réforme, mais la passion
au sens où l'on ressent les choses très fortement ; et nous ne pouvons avoir
cette passion vitale que quand a lieu dans notre pensée, dans tout notre être,
une révolution totale.
Avez-vous remarqué comme nous sommes peu nombreux à ressentir les choses de
façon intense ? Vous arrive- t-il de vous révolter contre vos professeurs,
contre vos parents, pas simplement parce que vous n'avez pas envie de faire une
chose donnée, mais parce que vous éprouvez un sentiment intense et ardent de
refus face à certaines situations? Si quelque chose déclenche en vous un
sentiment intense et ardent, vous vous apercevez que, curieusement, ce sentiment
même suscite l'avènement d'un nouvel ordre dans votre vie.
L'ordre, la propreté, la clarté de pensée ne sont pas très importants en
eux-mêmes, mais ils le deviennent pour celui qui est sensible, qui a des
sentiments profonds, qui est en état de perpétuelle révolution intérieure. Si
vous êtes profondément émus par le sort des pauvres, ou du mendiant qui reçoit
la poussière en plein visage au passage de la voiture du riche, si vous êtes
extrêmement réceptifs, sensibles à tout, alors cette sensibilité même suscite
l'ordre et la vertu. Je crois qu'il est très important que le profes seur et
l'élève le comprennent tous deux.
Malheureusement, dans ce pays comme partout ailleurs dans le monde, nous sommes
si indifférents; rien ne nous émeut en profondeur. Nous sommes pour la plupart
des — au sens superficiel du terme, c'est-à-dire intellectuels des gens très
habiles, imbus de mots et de théories sur ce qui est juste et sur ce qui est
faux, sur la façon dont il convient de penser ou d'agir. Mentalement, nous
sommes hautement développés, mais intérieurement, nous manquons de substance et
de sens ; et c'est cette substance intérieure qui suscite l'action vraie, qui n
est pas une action dictée par une idée.
Voilà pourquoi il faut que vous ayez des sentiments très forts — des sentiments
de passion, de colère — il faut les observer, jouer avec eux, en découvrir la
vérité ; car si vous ne faites que les étouffer, si vous dites : « Je ne dois
pas me mettre en colère, je ne dois pas me passionner, parce que c'est mal »,
vous vous apercevrez que peu à peu votre esprit s'enferme dans une idée et
devient donc très superficiel. Vous pouvez être immensément intelligent, avoir
des connaissances encyclopédiques, s'il n'y a pas en vous la vitalité de
sentiments forts et profonds, votre compréhension est comme une fleur sans
parfum.
Il est capital que vous compreniez tout cela tant que vous êtes jeunes, car en
grandissant vous serez de vrais révolutionnaires — pas des révolutionnaires
acquis à une idéologie, à une théorie ou à un livre, mais des révolutionnaires
au sens global du terme, des êtres totalement, intégralement humains, de sorte
qu'il ne reste pas en vous le moindre recoin qui soit contaminé pas les choses
du passé. Alors vous avez l'esprit frais et innocent et donc capable d'une
extraordinaire créativité. Mais si vous passez à côté du sens de tout cela,
votre vie deviendra très morne, car vous serez happés par la société, par votre
famille, votre femme ou votre mari, par des théories, par des organisations
religieuses ou politiques. Voilà pourquoi il est si urgent pour vous de recevoir
une vraie éducation, ce qui signifie que vous devez avoir des professeurs
capables de vous aider à briser le carcan de la prétendue civilisation et à être
non pas des machines répétitives, mais des individus qui aient vraiment en eux
quelque chose qui chante, et qui soient donc des êtres humains heureux et
créatifs.
Q : Qu 'est-ce que la colère, et pourquoi se met-on en colère ?
K : Si je vous marche sur les pieds, ou si je vous pince, ou si je vous dérobe
quelque chose, n'allez-vous pas être en colère ? Et pourquoi ne le seriez-vous
pas ? Pourquoi pensez-vous que la colère, c'est mal ? Parce que quelqu'un vous
l'a dit ? Il est donc très important de savoir pourquoi on est en colère, de
voir la vérité concernant cette colère, au lieu de se contenter de dire que
c'est mal d'être en colère.
Mais au fait, pourquoi vous mettez-vous en colère ? Parce que vous ne voulez pas
qu'on vous fasse mal — ce qui est un réflexe humain de survie très normal. Vous
sentez bien que vous n'avez pas lieu d'être utilisé, écrasé, détruit ou exploité
par un individu, par un gouvernement ou par la société. Quand on vous gifle,
vous vous sentez blessé, humilié, et cette sensation vous déplaît. Si celui qui
vous blesse est un personnage important, puissant, de sorte que vous ne puissiez
pas rendre coup pour coup, vous allez à votre tour faire du mal à quelqu'un
d'autre et vous retourner contre votre frère, votre sœur, ou votre serviteur si
vous en avez un. Ainsi se perpétue le jeu de la colère. Disons tout d'abord
qu'éviter les blessures est un réflexe naturel. Pourquoi faudrait-il donc qu'on
vous exploite ? Pour éviter d'être blessé, vous vous protégez, vous mettez en
place des défenses, des barrières. Vous vous entourez de murailles intérieures,
en n'étant ni ouvert ni réceptif ; vous êtes donc incapable d'explorer et
d'extérioriser vos sentiments. Vous dites que la colère est très mauvaise et
vous la condamnez, comme vous condamnez diverses autres émotions ; ainsi peu à
peu vous vous desséchez, vous devenez vide, totalement dépourvu de tout
sentiment fort.
Q : Pourquoi avons-nous tant d'amour pour notre mère ?
K : Aimez-vous votre mère, si vous haïssez votre père ? Écoutez attentivement.
Quand vous aimez beaucoup quelqu un, excluez-vous les autres de cet amour ? Si
vous aimez véritablement votre mère, n'aimez-vous pas aussi votre père, votre
tante, votre voisin, votre domestique? Avant d'aimer quelqu'un en particulier,
n'éprouve-t-on pas d'abord l'amour tout court ? Quand vous dites : « J'aime
beaucoup ma mère», n'êtes-vous pas plein d'attention à son égard ? Pouvez-vous
alors lui créer tout un tas de problèmes insensés ? Et si vous êtes plein de
considération envers votre mère, ne l'êtes-vous pas autant envers votre frère,
votre sœur, votre voisin ? Si tel n'est pas le cas, c'est que vous n aimez pas
vraiment votre mère : ce ne sont que des mots, des arguments commodes.
Index :
Comment pouvons-nous prendre conscience de la vérité dans notre vie quotidienne ?
Qu 'est-ce que la colère, et pourquoi se met-on en colère ?
Pourquoi avons-nous tant d'amour pour notre mère ?