le cinéma français se réveille
Dernière sommation
Les cahiers du cinéma
La sortie conjointe des Misérables, de Gloria Mundi et de Terminal Sud, autant de titres s'étoilant avec emphase et solennité (il s'agit de gloire, de monde, de terminus, de misère) est un écho franc et direct, désespéré dans sa franchise et son exactitude, à ce que nous vivons, voyons, déplorons. C'est une libération, les films prennent de la hauteur, de l'ampleur, n'y vont pas par quatre chemins. Si des cinéastes montrent la France d'aujourd'hui (c'était déjà le cas de Synonymes de Nadav Lapid), ils ont compris qu'ils doivent passer à une autre dimension, changer de registres et ouvrir l'éventail des possibles du cinéma (satire, didactisme, épopée) pour faire réagir.
Enfin le cinéma de fiction français est à l'heure. Il dit ce qu'on voit, comme Bacurau dit ce que le Brésil devient, et ne doit pas devenir. Dans Gloria Mundi, des petits macronistes zélés ont appris qu'il faut faire le toutou en anglais chez Uber, qu'il faut écraser les employés, aller exploiter les pauvres là où ils vivent, tandis que les anciens protègent maigrement le peu qu'il leur reste. La violence de la charge devient jubilatoire tant le cynisme et l'inconscience crèvent l'écran mais il est rageant de voir ainsi les misérables montés les uns contre les autres. Dans Terminal Sud, le pays qu'on identifie d'abord comme l'Algérie des années 90 s'avère être la France, la population terrorisée par des groupes occultes (armée, police ou milice, qu'importe), le plus terrifiant étant que la dystopie* devient plausible. Et puis il y a Les Misérables. Le film qu 'on attendait depuis vingt ans sur la banlieue, et le film qui tombe à pic sur la violence policière et son impunité.
La veine hugolienne du didactisme, du mélodrame et du lyrisme est présente chez Ly comme chez Guédiguian. Il est possible qu'avec la brutalité du néolibéralisme monté sur le dos de la dictature numérique, cette chevauchée sinistre nous ramène bel et bien à l'état de misère de la révolution industrielle du 19e. Il est possible ainsi que des formes esthétiques laissées de côté redeviennent des phares pour nous sortir de la nuit. Nos entretiens avec Ladj Ly, Robert Guédiguian et Rabah Ameur-Zaïmeche, à lire ensemble, forment un discours pénétrant et engagé de trois cinéastes en état d'alerte. Au moment où nous bouclons, chaque jour ou presque un foyer naît quelque part dans le monde.
Au Liban, au Chili, les manifestations ne se font jamais pour demander plus, mais simplement pour refuser qu'on retire plus. Gratter quelques centimes dans le porte-monnaie, c'est l'obscénité rapace de l'avidité capitaliste. Comme dans la fable de la grenouille et du scorpion dans Monsieur Arkadin d'Orson Welles : la grenouille porte le scorpion mais le scorpion la pique et les deux se noient. « Parce que c'est ma personnalité», dit le scorpion, qui ne peut pas s'en empêcher. C'est aux politiques de l'en empêcher mais ils ne représentent plus qu'une puissance financière auto-ruisselante et indifférente aux vies humaines.
La réalité de la France entière en 2019 a rattrapé le Montfermeil des Misérables, avec son tir de flashball qui défigure Gavroche, notre Gavroche, trimbalé comme une marchandise, laissé sans soin — comme Olivier Beziade, dont Ie Monde a retracé l'agression policière dans une enquête vidéo édifiante, a été laissé là, sur le carreau, à Bordeaux, comme mort. Comment ces armes de guerre sont-elles mises entre les mains des policiers ? David Dufresne, qui a sauvé l'honneur des journalistes, publie Dernière sommation, qui raconte la contestation des gilets jaunes et les mutilations de cette année noire. Que la police ne veuille plus maintenir l'ordre mais terroriser est quelque chose d'acquis pour quiconque a vu ses démonstrations de force masquées. De la même manière le pouvoir sous la férule financière ne veut plus ni gouverner ni dominer, il veut dégrader, humilier. On dirait que sa jouissance malsaine est de rendre les gens encore plus malheureux.
La conclusion des Misérables montre l'émeute, mais suspend le geste. Ladj Ly y croit encore. La balle est dans le camp du pouvoir politique. Le pouvoir doit voir, et peut voir, que c'est un avertissement, donc encore une main tendue. Si rien n'est fait, les misérables, ce sont eux. Eux qui sont élus mais qui se comportent en laquais. Le jugement du peuple d'aujourd'hui, c'est le juge- ment de l'histoire de demain.
Article du petit bulletin de Lyon
*Une dystopie est un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur. Une dystopie peut également être considérée, entre autres, comme une utopie qui vire au cauchemar et conduit donc à une contre-utopie. L'auteur entend ainsi mettre en garde le lecteur en montrant les conséquences néfastes d’une idéologie (ou d’une pratique) présente à notre époque.
Ce genre est souvent lié à la science-fiction, mais pas systématiquement, car il relève avant tout de l'anticipation.