LA PATIENCE DU PISSENLIT

Yves Paccalet Philosophe, écrivain, journaliste et naturaliste

 

Un article de la revue "La protection des animaux"

N°261 de juillet 2024

 

Tincave. Mon hameau natal sous les glaciers de la Vanoise... Le livre de pierres, de fleurs et d'animaux familiers ou sauvages, où s'inscrit mon destin négligeable... La grange aménagée de mon arrière-grand-père constitue désormais ma tanière d'ours rêveur.

Balade plantigrade dans la montagne. Redoux de printemps. Le soleil coche un éclat de rire dans l'œil de la mésange. La dernière neige s'est mise à fondre : génération spontanée de diamants. Sous une pellicule de glace, je devine une rosette de feuilles dentelées. Le pissenlit nouveau est arrivé. Il avait bourré sa racine de sucres. Glucose, dextrose, fructose : un vrai calendrier républicain ! Il a dormi tout l'hiver. Il se réveille et mobilise ses réserves pour alimenter ses bourgeons. Il résume la patience du vivant.

La majorité des espèces s'accordent de longues pauses. Non seulement une sieste, un somme, un p'tit roupillon ou un gros dodo, mais de substantielles tranches de vie au ralenti. Les bactéries s'enkystent pendant des mois, des années, parfois des siècles. Chez les plantes supérieures, le repos a lieu sous l'apparence de racines pivotantes, de grosses tiges souterraines (bulbes, tubercules, rhizomes), de fruits ou de graines. Certaines semences peuvent dormir des milliers d'années avant de germer.

Les animaux connaissent des phases de repos homologues. L'escargot sécrète un opercule et attend la pluie. Les crustacés et les insectes grandissent en subissant des mues, avec de brusques poussées que suivent de longs paliers amorphes. La larve de la cigale prépare sous la terre, pendant trois ans (jusqu'à treize chez certaines espèces), la brève stridulation de son futur stade adulte. La tique et la puce guettent des semaines un hypothétique passage de sang chaud. Les poissons pulmonés et les crapauds du désert passent la saison sèche dans la boue craquelée : un gros orage les ressuscite.

Les vertébrés supérieurs — les oiseaux et les mammifères — sont les plus agités. Ils ont besoin de bouger et de manger beaucoup pour garder plus ou moins constante leur température interne ; de là leur domination sur les espèces à sang froid. De là aussi leur esclavage.

Pour ces espèces, se remplir la panse constitue un boulot à plein temps : à proportion de leur masse, le moineau et la souris avalent dix fois plus que le requin. Mais, même chez les homéothermes et les goinfres, les phases d'excitation — grandes bouffes ou petites ventrées — sont coupées d'attentes. La marmotte et le loir hibernent d'un sommeil profond. L'ours rentre dans sa tanière en automne, même s'il ne s'endort pas d'une traite durant tout l'hiver.

Je suis jaloux des bactéries, des protozoaires, des végétaux, des animaux... L'Homo sapiens est le seul être qui ne se repose jamais tout à fait. N'importe quel pissenlit printanier diagnostiquerait en nous de grands malades. Des fous. Des cinglés, des fadas, des allumés, des givrés, des barjots, des timbrés, des frapadingues... Nous ne cessons de gigoter, de la maternelle à l'hospice des vieux. Métro, boulot et de moins en moins dodo... Nous ne prenons de vacances que pour bouger davantage. Nous sillonnons le globe.

Nous ne souffrons l'oisiveté ni chez nous, ni chez nos semblables. Nos religions, nos philosophies, nos morales exaltent la sueur qui dégouline de notre front. Nous tenons pour certain que le travail constitue notre plus noble conquête. Nous l'aimons tellement que nous refusons de le partager avec ceux qui n'en ont pas... Nous traçons des plans. Nous emplissons des agendas. Nous vouons un culte à la croissance, nous en faisons une divinité païenne. Le résultat de cette fébrilité ininterrompue se résume ainsi : nous consommons énormément de matériaux et d'énergie, et nous sommes malheureux à proportion. Tout en saccageant la planète...

Je tremble à l'idée que certains de nos congénères rêvent, désormais, de mettre au boulot nos fœtus eux-mêmes ! L'unique stade où nous sommes tranquilles, notre seul congé de long bonheur durant les neuf mois que nous passons dans le ventre de notre mère, se trouve menacé par des parents abusifs qui voudraient nous enseigner in utero la musique classique, les langues étrangères, les mathématiques ou la physique quantique.

Le pissenlit se repose depuis des mois sous la glace : il a l'air en pleine forme et c'est moi qui suis fatigué.. Non pas comme individu, mais comme espèce. Je ressasse une utopie soixante-huitarde l'An 01, mis en bande dessinée par Gébé. Le mot d'ordre de ce mouvement était ainsi formulé . « On arrête tout et on réfléchit ! » Je voudrais, comme le pissenlit, pouvoir tout mettre en panne pour mieux rêver sous la neige, bourgeonner en mars et fleurir en mai comme un petit soleil ; avant de semer mes graines à tout vent, dans la splendeur d'une Terre purifiée de l'obsession de la rapidité, de la performance et du record.

En ce monde incompréhensible, j'ai compris au moins une vérité : que celui qui accélère à fond sur l'autoroute et celui qui prend à cloche-pied le chemin des écoliers, arriveront ensemble à l'étage où le pissenlit se consomme par la racine.