En avant vers le monde d’avant

À quoi ressemblera l’après-pandémie ? Les politiques déployées pour faire face à la crise sanitaire ont accéléré les tendances de fond qui traversaient les sociétés et inquiétaient les populations : incertitude, précarité, machinisme dévorant, désincarnation des rapports humains. Pour l’essentiel, cette transition vers le capitalisme numérique aura été pilotée par l’État...

Extrait de l’article du Monde Diplomatique de janvier 2021

... Boom des valeurs technologiques

Le virus devait aussi nous aider à redécouvrir les vertus de l’organisation, comme nous y invitait le président Emmanuel Macron dans son « adresse aux Français », le 13 avril 2020 : « Nous en tirerons toutes les conséquences, en temps voulu, quand il s’agira de nous réorganiser. » Le moment serait en effet bien choisi pour sortir du fétichisme technologique et marchand dans lequel sont engluées nos sociétés, qui fait qu’à chaque difficulté rencontrée la solution recherchée sera marchande ou technique. Jusqu’ici, nous avons réussi à lutter contre le virus, et à éviter sans doute des centaines de milliers de morts, au seul moyen d’une réponse organisée. Les paroles, en cette soirée du 13 avril, y étaient presque : « Il nous faudra bâtir une stratégie où nous retrouverons le temps long, la possibilité de planifier, la sobriété carbone, la prévention, la résilience qui seules peuvent permettre de faire face aux crises à venir. » Des paroles qui nous avaient déjà fait vibrer le 12 mars : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie, au fond, à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle… »

 

 

« Une folie », vraiment ? En a-t-on déduit qu’il fallait dresser la liste des cinquante produits industriels qu’il est inconcevable de ne pas produire sur notre territoire (au-delà des masques et du paracétamol), à la fois pour des questions d’emploi, de maîtrise stratégique de notre approvisionnement et de scrupule environnemental ? Une liste des cinquante produits qui ne sauraient être proposés à la vente sans que 50 % de leur valeur ajoutée soit produite localement, comme la promesse avant-gardiste d’un nouvel ordre du commerce international, un commerce fondé sur la réciprocité entre les nations, lesquelles pourraient toutes y trouver leur compte et ne seraient plus livrées à la seule avidité d’un « big business » qui remplit ses comptes ?

Rien de tout cela ne s’est produit, bien sûr. Jusqu’ici, aucun ressort auto rédempteur n’est venu propulser le nouveau monde dans une meilleure direction que celui d’avant. Les « phénomènes morbides » du moment ne laissent pas entrevoir l’éclosion d’un champ de coquelicots sur le terreau de la crise.

Pour le « big business », copieusement soutenu par les subsides publics et le délestage de ses coûts de main-d’œuvre — laquelle main-d’œuvre est mise au chômage, comme aux États-Unis, ou secourue par des mesures de chômage partiel prises en charge par la collectivité, comme en France —, la dernière heure n’a semble-t-il pas encore sonné. L’indice Dow Jones, qui synthétise la valeur boursière des trente plus importantes sociétés américaines, avait chuté de 35 % du 21 février au 20 mars 2020 (une ambiance de fin du monde) ; il s’est considérablement redressé depuis, battant même des records historiques en décembre, consolidant une progression de + 70 % en cinq ans.

Certes, les acteurs financiers ne formulent pas toujours une anticipation rationnelle des profits que réaliseront dans les dix prochaines années les entreprises dont ils achètent les actions — trois jours avant que la banque d’investissement Lehman Brothers dépose son bilan, le 15 septembre 2008, son action valait encore 3,65 dollars ! Mais, de là à conclure que les pilotes du Titanic de la finance n’apercevraient pas à moins d’un mille marin l’iceberg A-68A barrant le détroit de Gibraltar, il y a sans doute quelques tours d’hélice. Depuis le krach de mars 2020, ils ont eu le temps d’ajuster leur longue-vue et de rendre la focale plus sélective.

 

Dans ce casino qui, en dépit du confinement, reste ouvert jour et nuit, les valeurs technologiques tiennent la corde. L’indice Nasdaq a progressé de 43 % durant les douze derniers mois. Il vaut la peine de resserrer encore la focale de cette boule de cristal pour voir le « monde d’après » qu’elle nous promet. Sur l’année 2020, l’action Google gagne 32 %, Facebook 36 %, Amazon 79 %, Apple 82 %, Zoom 515 % (en dépit d’une baisse de 30 % après les annonces de succès des tests portant sur les projets de vaccin). Le 10 décembre 2020, l’action Airbnb, à peine introduite en Bourse au prix de 68 dollars, bondit à 145 dollars (soit + 113 %), preuve sans doute que notre besoin de « nous rapprocher », en Boeing, par des city trips chez l’habitant (lui-même parti vaquer à ses propres affaires), ne succombera pas au virus. La veille, l’introduction en Bourse de l’action DoorDash, une société spécialisée dans la livraison de repas et de courses à domicile, prenait le même ascenseur (+ 86 %). Deliveroo, qu’on imagine bien partager ses performances en Bourse avec ses livreurs, invités à livrer au seuil des pavillons suburbains les magrets de canard cuisinés tout frais (vivent les circuits courts !) à leur sortie du périphérique, avant d’aller réclamer leur propre pitance aux Restos du cœur — Deliveroo, donc : + 76 % depuis la mi-janvier 2020.

On en viendrait presque à compatir avec les actionnaires de Pfizer, qui ont médiocrement profité de l’annonce des taux d’efficacité de son vaccin contre le virus. Pfizer, une entreprise industrielle née au XIXe siècle, lestée par ses usines et ses infrastructures d’un autre âge (quarante-neuf sites de production dans le monde), ses ouvriers, ses chercheurs, ses frigos descendant à — 70 °C…, obligée de négocier ses prix avec les pouvoirs publics. Une entreprise du monde d’avant, dont la réussite n’aura servi qu’à éclairer le terrain de jeu du monde d’après, comme le fait pour nous l’agence Business Insider France. À la suite des annonces de Pfizer, « les cours des actions américaines ont progressé. Les industries les plus touchées par le virus, notamment les compagnies aériennes, les hôteliers et les croisiéristes, ont toutes vu leurs actions flamber dans les échanges à Wall Street. À l’inverse, les entreprises qui ont prospéré grâce aux confinements et aux activités prolongées à domicile ont pris un coup. DocuSign, Peloton et Wayfair ont rejoint Zoom et d’autres sociétés dans la dégringolade, les investisseurs pariant sur un retour du monde d’avant. (…) Ce plongeon des actions “stay-at-home” (“restez chez vous”) reproduit un schéma déjà observé après la publication d’autres informations positives sur les vaccins (4)  ».

Soyons certains qu’il ne s’agit là que d’un trou d’air. Durant la crise sanitaire, la société du « tout numérique » a profité globalement d’un formidable coup d’accélérateur, dont l’effet cliquet se transformera en un nouveau tremplin. Pour ces grandes sociétés qui ont déjà — bien avant le télétravail — mis nos vies à distance, qui nous prennent notre temps, nos données personnelles, notre argent, notre sphère domestique, notre autonomie, nos guichetiers, nos visites médicales, nos enseignements, nos restaurants, etc., l’emprise totale sur nos « vies sans contact » est déjà acquise. Ce n’est plus en option.

Dans ce monde d’après qui est déjà là, les actions « stay-at-home » — un terme bien pratique en attendant la mise au point d’un indice boursier « coucou » des valeurs cannibales et prédatrices — ne sont qu’un segment de ces « valeurs » qui organisent nos vies séparées, dont les ressorts sont notre isolement, déjà acquis grâce à la société de consommation (laquelle a établi notre face-à-face solitaire avec la marchandise), le phagocytage des activités économiques du vieux monde et le déplacement des portes d’entrée de nos maisons, de nos magasins, de nos écoles, de nos cabinets médicaux, de nos administrations, de nos bibliothèques, de nos journaux, de nos salles de concert, etc., vers les nouveaux « portails » distribués le long des mailles de plus en plus serrées du filet de leurs plates-formes Internet....