(1664-1729)
Curé de la paroisse d'Etrépigny, près de Mézières, dans les Ardennes, et auteur
d'un volumineux Mémoire posthume, dans lequel il fait profession d'un virulent
athéisme. Fils d'un marchand de toiles, devenu prêtre sans vocation en 1689, il
remplit pendant quarante ans les fonctions sacerdotales, sans jamais éveiller
les soupçons de ses supérieurs et de ses paroissiens.
Il rédige en secret, en trois exemplaires, soit plus de 1 000 pages d'écriture fine, un manuscrit intitulé "Mémoire des pensées et des sentiments" de Jean Meslier, prêtre, curé d'Etrépigny et de Balaives, ...où l'on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la fausseté de toutes les divinités et de toutes les religions du monde pour être adressé à ses paroissiens après sa mort, et pour leur servir de témoignage de vérité à eux, et à tous leurs semblables. L'ouvrage est divisé en huit parties, dont chacune constitue une « preuve de la vanité et de la fausseté des religions » :
1. Elles ne sont que des inventions humaines.
2. La foi, « croyance aveugle », est un principe d'erreurs, d'illusions et d'impostures.
3. Fausseté des « prétendues visions et révélations divines.
4. Vanité et fausseté des prétendues prophéties de l'Ancien Testament. »
5. Erreurs de la doctrine et de la morale de la religion chrétienne.
6. La religion chrétienne autorise les abus et la tyrannie des grands.
7. Fausseté de « la prétendue existence des dieux ».
8. Fausseté de l'idée de la spiritualité et de l'immortalité de l'âme.
Meslier a une teinture de philosophie, et il s'inspire beaucoup de Descartes* et de Malebranche*, ce qui confirme le caractère potentiellement dangereux pour la foi de ces auteurs. Pour lui, les cartésiens « sont les plus sensés et les plus judicieux d'entre tous les philosophes déicoles, car ils ont montré que l'ordre du monde dépend des seules forces de la nature ». Meslier est cartésien par la méthode, par l'esprit de ses démonstrations, cherchant la rigueur et remettant en cause les fausses évidences. Mais il utilise cette méthode pour prouver le matérialisme, et ses commentateurs ont pu le qualifier de « cartésien d'extrême gauche », en raison de sa transposition de la preuve ontologique sur le plan matérialiste. C'est la matière qui est l'être nécessaire et unique. S'inspirant du cartésien Malebranche, Meslier affirme l'existence de vérités éternelles, telles les vérités mathématiques, et il en tire des conclusions sur l'éternité du monde, de la matière, rejetant toute idée de création. Les vérités éternelles sont indépendantes d'une quelconque volonté ; elles sont nécessaires par elles-mêmes. Toute idée de création est absurde. L'âme est elle aussi matérielle ; elle se compose d'atomes subtils, qui se dispersent à la mort. Dieu n'existe pas. S'il existait, cela se saurait avec évidence, cela se verrait : « S'il y avait véritablement quelque divinité ou quelque être infiniment parfait, qui voulût se faire aimer, et se faire adorer des hommes, il serait de la raison, et de la justice et même du devoir de ce prétendu être infiniment parfait, de se faire manifestement, ou du moins suffisamment connaître de tous ceux et celles dont il voudrait être aimé, adoré et servi. » La foi est un don, déclare l'Église. Alors pourquoi tous les hommes n'ont-ils pas reçu ce don ? « Si c'est qu'ils manquent de foi, pourquoi ne l'ont-ils pas. cette foi ? Et pourquoi ne croient-ils pas, ces maladroits-là ? Puisqu'il leur serait si glorieux et si avantageux de croire, et de faire de si grandes et si admirables choses ?
Jésus, un fou « archifanatique »
Meslier procède à une critique impitoyable des Écritures. Qui nous garantit la véracité des écrits bibliques ? « Quelles certitudes donc pourrait-il y avoir dans le récit des choses qui sont si anciennes, et qui se sont passées depuis tant de siècles ? Et depuis plusieurs milliers d'années ? Et qui ne nous sont rapportées que par des étrangers, par des gens inconnus, gens sans caractère, et sans autorité, et qui nous disent des choses si extraordinaires et si peu croyables ? » Pour l'Ancien Testament, l'examen est édifiant. À quoi riment ces histoires de fous ? Ces carnages et sacrifices orchestrés par un Dieu qui est supposé être la suprême sagesse et le suprême bonté ? Ces miracles ahurissants qui défient les lois de la nature ? En donner une interprétation spirituelle, symbolique ou allégorique est trop facile. Quant à Jésus, ce fut « un homme de néant, qui n'avait ni talent, ni esprit, ni science, ni adresse, et qui était tout à fait méprisé dans le monde ; un fou, un insensé, un misérable fanatique et un malheureux pendard ». Ce fou aux paraboles extravagantes a aussi un côté pervers : il glorifie la souffrance, déclare d'un côté qu'il vient pour sauver tous les hommes, et de l'autre qu'il vient les aveugler, et que la plupart seront damnés. Il proclame fièrement qu'il vient mettre la discorde dans le monde et promet un illusoire royaume.
Le scandale de
l'enfer
La soi-disant mission du Christ a été un échec : le mal et la souffrance sont toujours là, et on prétend qu'il y a toujours autant d'âmes à aller en enfer. Les christicoles répondent que Dieu ne veut pas agir contre notre liberté et nous sauver malgré nous. Argument scandaleux ! Que dirait-on d'un père de famille qui ne chercherait pas à empêcher par la force ses enfants de se précipiter dans une catastrophe ? Lui reprocherait-on de ne pas respecter leur liberté ? Et Dieu, lui, infiniment bon et infiniment puissant, regarde sans broncher des milliards de ses fils et filles se précipiter en enfer ! Il contemple le naufrage de sa propre création ! A-t-on jamais rien vu de plus absurde ?
Ce n'est pas tout. Cet effroyable gâchis qu'est la damnation de l'humanité a été provoqué par le péché d'un seul, le péché originel. Voilà donc un père infiniment bon qui jette dans les souffrances éternelles des milliards de ses créatures parce qu'une seule a, une fois, commis un péché dont on ne connaît même pas la nature ! Et comment d'ailleurs un Dieu infiniment sage et puissant peut-il se sentir offensé par l'acte d'une de ses créatures, lui l'immuable, le serein, l'inaltérable ?
Et voici le comble : Dieu ne
trouve rien de mieux pour racheter une faute humaine que d'envoyer son fils se
faire tuer par les hommes, obligeant donc ces derniers à commettre un péché
encore bien plus grave que le premier pour être sauvés ! Car, sans la
crucifixion, pas de rédemption, et la crucifixion, il faut bien qu'elle soit
réalisée par des hommes ! Le salut de l'humanité s'effectue grâce à Judas,
Pilate et quelques autres, les Juifs essentiellement, qui n'ont pas fini
d'expier !
Meslier, à la fin de son
terrible réquisitoire, se demande : « Comment a-t-on pu persuader à des hommes
raisonnables et judicieux des choses si étranges et si absurdes ? » Mystère. Et
il lance ce cri d'outre-tombe : « Vous êtes fous, ô hommes, vous êtes fous de
vous laisser conduire de la sorte, et de croire si aveuglément tant de sottises.
» N'écoutez plus vos prêtres, qui d'ailleurs ne croient même pas eux-mêmes ce
qu'ils racontent. Quand vous lirez cela, «je ne serai rien ». Je n'existerai
plus. Quant à ma dépouille, « que les prêtres, que les prêcheurs fassent pour
lors de mon corps ce qu'ils voudront ; qu'ils le déchirent, qu'ils le hachent en
pièces, qu'ils le rôtissent ou qu'ils le fricassent, et qu'ils le mangent même
encore s'ils veulent, en quelle sauce ils voudront, je ne m'en mets nullement en
peine ; je serai pour lors entièrement hors de leurs prises, rien ne sera plus
capable de me faire peur ».
Le succès du Mémoire
Les manuscrits du Mémoire, recopiés clandestinement, commencent à circuler à partir de 1734. On se les arrache à Paris pour 10 louis d'or. En 1748, La Mettrie*, à Berlin, parle de « ce curé champenois dont bien des gens savent l'histoire, homme de la plus grande vertu et chez lequel on a trouvé trois copies de son athéisme. » Frédéric* II en possède un exemplaire dans sa bibliothèque. Toute l'Europe le connaît. Milord Keith offre à Rousseau* de lui envoyer cet « écrit d'un curé de Champagne dont on a beaucoup parlé ». Grimm constate en 1762 que tous les « curieux » en ont une copie.
Voltaire* ne pouvait pas rater l'occasion : « Je ne crois pas que rien puisse faire plus d'effet que le testament d'un prêtre qui demande pardon à Dieu d'avoir trompé les hommes », écrit-il à Damilaville en 1762. La trahison est patente : Meslier ne demande pas pardon à Dieu, puisqu'il ne croit pas en Dieu. Ce n'est pas ce dont Voltaire a besoin, car il ne veut pas entendre parler d'athéisme. Il rédige donc un Extrait des sentiments de Jean Meslier, en le déformant : il fait du curé athée un déiste bon ton, en lui prêtant ses propres opinions. D'Holbach*, plus honnête, restitue, dans Le Bon Sens (1775), les passages escamotés par Voltaire, ceux où s'affiche l'athéisme matérialiste de Meslier.
Bibliographie : M. Dommanget, Le Curé Meslier, athée, communiste et révolutionnaire sous Louis XIV, Paris, 1965 ; Œuvres de Jean Meslier, J. Deprun, R. Desné, A. Soboul (éd.), Paris, 3 vol., 1970 ; S. Deruette, Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire, Bruxelles, 2008.
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