L'EMPIRE DISNEY VA-T-IL TOUT DÉVORER ?

Article paru dans Télérama du 11/03/2020

Grâce à ses acquisitions stratégiques, il contrôle déjà 40 % de l'économie du cinéma américain.

Le géant tout-puissant vient de se lancer dans la guerre des plateformes avec Disney+, disponible en France le 24 mars, et entend bien poursuivre sa folle expansion.

Et soudain, en pleine tempête boursière, la capitale du septième art se découvre un nouvel empereur dont elle ne sait à peu près rien. Le 25 février, depuis son QG de Hollywood, Disney annonce la nomination à sa tête de Bob Chapek, un sexagénaire aux airs de colosse qui a taillé son chemin dans l'entreprise depuis vingt-sept ans, énergiquement mais tranquillement, à l'abri des projecteurs. D'une main ferme, cet homme de l'Indiana, formé au marketing chez Heinz, le roi du ketchup, a orchestré les activités de plusieurs divisions lucratives du royaume de Mickey, des éditions vidéo aux parcs à thèmes, en passant par les produits dérivés en tous genres, poupées, jeux et applications... Son avènement fait suite à la démission surprise de Bob Iger, qui présidait depuis 2005 à la phénoménale expansion de Disney et en a fait l'usine à divertissement la plus puissante de l'histoire, avec l'achat de Pixar, de Marvel, des productions de George Lucas (Star Wars), et d'une bonne partie de la 21St Century Fox, un studio légendaire dont l'aura planait sur Hollywood quand Walt Disney y a posé sa valise. L'annonce subite du passage de témoin prend l'Amérique de court. Les cinéphiles s'inquiètent («Il y a un monde entre découvrir le nouveau Spielberg et commercialiser des peluches de Baby Yoda»). Les financiers aussi. L'action Disney chute à Wall Street. L'industrie du divertissement, déjà secouée par la menace du coronavirus se perd en conjectures et ne cache pas son angoisse.

Il y a de quoi ! Ce Bob Chapek que personne ne connaît, que personne ne fréquente, prend les commandes d'un studio qui s'affaire à bouleverser le paysage et contrôle maintenant, à lui seul, 40 % de l'économie du cinéma américain, 40% de la télévision (via sa filiale, la chaîne ABC notamment) et une bonne partie des retransmissions sportives (avec la chaîne câblée ESPN). On ignore sa stratégie mais il a la réputation d'un dur de dur, ne reculant devant aucune casse sociale pour réduire les coûts et accroître les profits. Et il débarque au milieu d'une des guerres les plus brutales qu'ait jamais connues Hollywood. À l'automne dernier, la firme de Mickey a dépensé des millions pour se lancer plein vent à l'attaque de Netflix et d'Amazon en créant sa propre plateforme VOD, Disney+ (trente millions d'abonnés depuis novembre et une arrivée prévue en France le 24 mars), et elle entend faire prospérer dans le nouveau monde numérique l'immensité de son catalogue. Au sein de l'entreprise elle-même, l'annonce du départ de Bob Iger, patron des patrons, dont l'autobiographie est un best-seller américain, fait l'effet d'un choc.

Rien ne filtre. Même sous couvert d'anonymat, les employés, formés à l'optimisme, à la confiance et à la culture du secret, se refusent à tout commentaire. Réunis dans des auditoriums reliés les uns aux autres par la magie de la visioconférence, ils se contentent d'applaudir chaleureusement le PDG affable et plutôt zen qui les a conduits là et qui se veut rassurant en annonçant sa participation active au conseil d'administration jusque fin 2021.

Bob Iger

Bob Iger n'est que le septième président de Disney et il s'est toujours fait une fierté d'avoir commencé, comme Walt, le père fondateur, tout en bas de l'échelle, présentateur météo sur une antenne locale d'ABC. Son discours, parfaitement taillé, ne retranche rien au mystère et ses collaborateurs sont sûrement les moins renseignés. Va-t-il rejoindre la campagne démocrate pour faire d'un président de Disney un président des États-Unis ? Ça faisait partie de ses rêves. Alors même qu'il s'épuisait en négociations pour le rachat de la Fox, il révisait la Constitution américaine, potassait tous les dossiers politiques brûlants et parlait de s'attaquer à Trump. Il a ensuite renoncé. Où en est-il ? Les analystes de Washington s'interrogent. Même s'ils pensent qu'il est trop tard, que les démocrates sont déjà nombreux et que la campagne ne manque pas de candidats milliardaires. Quand il s'est installé dans le fauteuil de PDG, en 2005, Bob Iger avait un appétit d'ogre et annonçait trois objectifs. Créer et acquérir du contenu de qualité, s'en approprier beaucoup, « le plus possible», avec des héros connus du grand public international comme ceux de Marvel, de Star Wars ou de la famille Simpson.

« Les grandes marques deviendront des outils de plus en plus puissants pour guider les habitudes du public », explique-t-il sans détour dans son autobiographie. Iger voulait aussi faire de Disney une entreprise-clé de la nouvelle technologie : «La distribution moderne, la présence dans l'univers numérique, est le seul moyen de préserver la crédibilité d'une marque. » Il souhaitait enfin conquérir la Chine et cite l'ouverture d'un gigantesque parc d'attractions à Shanghai comme sa plus grande réussite et l'aventure de sa vie («dix-huit ans pendant lesquels j'ai rencontré trois présidents chinois, cinq maires de Shanghai et plus de dignitaires du Parti que je ne peux m'en souvenir». Dans une industrie où les entreprises n'en finissent pas de s'entredévorer, c'est toutefois l'acquisition de la Fox qui reste son coup de poker le plus marquant. Il a mené l'opération avec sang-froid pour contrer le géant rival Comcast, déjà propriétaire des studios Universal, et faire de 2019 une année charnière dans l'histoire du cinéma. Aux premiers jours de l'hiver, il pouvait clamer haut et fort que ses films trustaient les six premières places du box-office américain et qu'il avait mis sur orbite, au printemps, le film le plus profitable de l'histoire, Avengers : Endgame (près de 3 milliards de dollars de recettes). Seuls les chiffres d'Avatar pouvaient encore se mesurer à une telle déferlante. Ça n'avait rien d'un problème, puisque, en rachetant les studios Fox, Disney s'est offert les droits du film de James Cameron et de ses personnages, comme ceux de Deadpool, le super antihéros, ou des Quatre Fantastiques. Quatre suites d'Avatar sont annoncées. La première sortira en 2021 et les salles sont déjà prévenues de l'arrivée d'Avatar 5 en 2027. « Je n'ai pas la moindre idée de ce que sera le monde en 2027, ironisait un chroniqueur, mais je sais déjà qu'il y aura un Avatar ! »

Les recettes éprouvées ont la cote dans l'industrie hollywoodienne; qui affiche de plus en plus son aversion pour la prise de risque. Et de Fight Club à Alien, le catalogue de la Fox déborde de titres qui peuvent se décliner sur le grand écran, comme en séries, auprès d'un public fidèle et conquis. Disney a déjà averti qu'il allait reprendre l'histoire de "Maman, j'ai raté l'avion" et l'acteur de la première version, Macaulay Culkin, s'est amusé de ces manœuvres financières. « Disney, appelle-moi,je suis prêt !» a-t-il écrit sur les réseaux sociaux, postant une photo de lui, affalé sur son canapé, grossi, en short et tee-shirt informe. Les commentaires grinçants n'ont pas manqué au moment de la fusion et du brutal changement d'époque. Le créateur des Simpson, furieux de voir son œuvre s'installer chez Disney, a dessiné un message de « bienvenue.» où un de ses personnages étrangle Mickey pour le mettre à l'aise. Sous le nom de Bored Panda, un internaute a fait circuler un calendrier très étoffé où il expose sa vision du futur : «2046 Hollywood est une zone de guerre. Les acteurs sont morts. Les "fermes" Disney élèvent une nouvelle génération.

"Une société comme Disney

a le pouvoir de contrôler

l'économie et d'influencer

la politique du gouvernement"

Le créateur des Simpson a souhaité la bienvenue à Disney, nouveau propriétaire de la fox. A sa manière.

 

2050, Disney achète les États-Unis d'Amérique. 2051, création des États-Unis de Disney... » Sous l'humour caustique perce une violente inquiétude. Le paysage médiatique est sérieusement ébranlé par cette montée en puissance qui s'inscrit dans la fuite en avant du capitalisme américain. «Les États-Unis vivent une crise du "monopole", dit Brett Heinz, analyste économique basé à Washington. Tous les secteurs de l'industrie tombent sous la domination de conglomérats qui se renforcent sans cesse pour dominer le marché, et Hollywood ne fait pas exception à la règle. Les conséquences sont néfastes pour les consommateurs et elles pèsent sur la régulation des prix, les salaires et les emplois. Un société comme Disney a le pouvoir de contrôler l'économie et d'influencer la politique du gouvernement. » Il fait référence au lobbying incessant du studio pour protéger les propriétés intellectuelles dont il tire ses profits. En 1998, continue-t-il, alors que le personnage de Mickey allait tomber dans le domaine public, ils ont réussi à faire passer une loi (baptisée "décret Mickey Mouse") par laquelle ils obtenaient une extension de vingt ans des termes du droit d'auteur. Avec leurs nouvelles acquisitions, ils vont sans aucun doute continuer à insister pour assouplir les règlements et profiter le plus longtemps possible de la galaxie de personnages dont ils sont devenus acquéreurs. » Sous la bannière d'une organisation citoyenne, People For the American Way, Brett Heinz a publié un article manifeste, « Il est temps de démanteler Disney qui a largement circulé à Washington, et plusieurs candidats démocrates, dont Bernie Sanders et Elizabeth Warren, ont placé les lois antitrust au cœur de leur programme. Hollywood a toujours eu l'oreille des politiciens de gauche et ceux-ci sont très attentifs à l'évolution de la précieuse industrie du spectacle.

                                                                                                                                                                

Les effets de la toute-puissance de Disney se font déjà sentir. Pour la sortie du dernier volet de la saga Star Wars, des propriétaires de salles se sont émus de la pression inédite exercée sur eux par le studio et le contrat confidentiel qu'ils ont été obligés de signer a été rendu public par le Wall Street Journal. Disney y réclame 65 % des recettes, un montant jamais vu, et exige que son film soit montré dans leur plus grande salle pour une durée minimale de quatre semaines. Les salles qui souffrent déjà de la baisse de fréquentation n'ont pas d'autre choix que de s'exécuter, dit un producteur indépendant. Elles ne peuvent pas se priver des films les plus commerciaux et les œuvres de moindre importance vont se retrouver aiguillées de plus en plus vers les petites salles ou les cinémas d'art et d'essai qui, en Amérique, sont à l'agonie. » Les salles indépendantes, qui ont besoin des titres du patrimoine pour survivre, n'ont d'ailleurs pas mis longtemps à mesurer l'impact de la nouvelle donne. Certains titres du riche catalogue de la Fox, comme Alien, La Mouche ou La Planète des singes, deviennent inaccessibles. Disney en protège l'exclusivité pour sa plateforme de streaming ou pour des exploitations événementielles que le studio contrôlera de bout en bout. Disney a toujours organisé la raréfaction de son catalogue pour rendre ses œuvres hautement désirables et, à l'époque du DVD, Bob Chapek, le nouveau boss, fut l'un des artisans de cette politique. Celle- ci devrait s'appliquer aussi à la production future. Les observateurs de l'industrie hollywoodienne se demandent, à longueur de colonnes, si Disney investira encore dans des films semblables à ceux qui ont fait les belles heures de la 21St Century Fox, comme La Forme de l'eau, Black Swan, Little Miss Sunshine ou The Grand Budapest Hôtel. Avant de quitter ses fonctions, Bob Iger a laissé entendre que le modèle était clair : les films événements du calibre d'Avatar ou Toy Story sont destinés à l'exploitation en salles, comme certaines œuvres taillées pour les Oscars. Les autres seront produits pour les plateformes de streaming, Disney+ ou Hulu, que le studio a racheté avec la Fox. Dès son lancement, porté par une immense campagne dans les parcs d'attractions et sur les télévisions de la marque, Disney+ a connu un succès d'ampleur, excédant les attentes de Wall Street. L'investissement est colossal mais le public suit. « Quand il est question de Disney, les Américains font preuve de révérence, dit Janet Wasko, une universitaire qui a fait de l'univers de la marque le sujet de ses cours et de ses publications. C'est une entreprise qui est considérée comme œuvrant pour le bien public, pour le bien-être, pour le divertissement, et ses dirigeants ne peuvent pas mal agir. On ne peut qu'approuver leur succès et critiquer leurs manœuvres ou leurs valeurs revient à faire preuve de pessimisme, voire à se montrer anti-américain. » Selon elle, on ne peut pas dissocier Disney de l'évolution du capitalisme américain et de l'industrie du spectacle. Walt Disney fut l'un des premiers à reconnaître l'impact de la télévision et à prôner la diversification des activités en imaginant une  expérience  globale sous la forme de produits dérivés et de parcs à thèmes. Disney s'est offert les clés du monde de demain et celui-ci ne sera sans doute pas aussi « divertissant» que l'annoncent ses promoteurs. Bob Chapek prend les commandes de l'entreprise alors qu'elle est fortement secouée par l'épidémie de coronavirus. Le parc Disney de Shanghai est fermé jusqu'à nouvel ordre, comme les parcs japonais, et les touristes asiatiques ne viendront pas à Disney World. Des centaines de millions de dollars sont déjà partis en fumée et les plans sociaux redoutés prendront sans doute une ampleur inattendue. «La liberté d'expression est elle aussi menacée», assure Brett Heinz. Les produits Disney sont conçus pour ne heurter personne, surtout en Chine, mais sur ses plate- formes de VOD, le contrôle se met aussi en place. En Inde, Disney vient de censurer, début février, une émission du satiriste John Oliver qui critiquait le Premier ministre du pays. Aucune autorité ne lui en avait fait la demande.