Hiérarchie des priorités en temps de pandémie

Le footballeur et le chercheur

Quarante millions d’euros par an, soit 110 000 euros par jour ou 4 500 euros par heure, même en dormant : le salaire du footballeur Lionel Messi au Paris-Saint-Germain atteint un niveau si exorbitant qu’il devient difficile de se le représenter. Comparer cette rémunération avec l’argent investi dans la recherche en biologie-santé éclaire les priorités qui structurent la société, en dépit de la pandémie.

par Marc Billaud 

Les coïncidences sont parfois instructives. Le 10 août, le quotidien Le Monde nous apprend que le salaire du footballeur Lionel Messi au Paris-Saint-Germain (PSG) sera de 40 millions d’euros net par an, et que la rémunération moyenne des patrons du CAC 40 passera de 3,8 millions d’euros en 2020 à 5,3 millions en 2021. Quelques pages plus loin, nous découvrons que le budget annuel du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) s’élève à 6 millions d’euros par an. Ainsi, le salaire d’une star du football correspond aux ressources de presque sept années d’une institution qui comprend 195 États membres, coordonne le travail de centaines de scientifiques internationaux et assure une fonction essentielle dans la compréhension des causes et conséquences du réchauffement climatique.

Nous proposons d’utiliser le montant du salaire de Messi comme nouvelle unité de mesure. Nous l’appellerons « année-GF », pour « année grande fortune ». Ce chiffre de 40 millions d’euros se trouve sans doute très en dessous de la réalité puisque l’estimation par le magazine Forbes des revenus de ce joueur en 2020, en incluant les contrats publicitaires, atteint 126 millions de dollars (103 millions d’euros). Mais retenons 40 millions, soit tout de même 110 000 euros de revenu par jour, ou encore de quoi payer, pendant un an, 1 500 Français au salaire moyen.

Ce salaire étalon mérite d’être rapporté au budget de la recherche en biologie-santé, dont on pourrait penser qu’en temps de crise sanitaire elle constitue une priorité pour le gouvernement. Deux rapports récents font un point détaillé sur ce sujet (1). Première constatation, la part du budget du ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur consacrée à la biologie-santé a diminué de 400 millions d’euros entre 2015 et 2020. Deuxième observation, la subvention versée par l’État à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et à l’Institut des sciences biologiques du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) stagne depuis une quinzaine d’années, entre 56 et 57 millions d’euros hors salaires. Cela donne donc 1,4 année-GF pour environ quatre cents unités de recherche, dans lesquelles travaillent plus de trente mille personnes en sciences de la vie et en santé humaine.

 

Course aux appels d’offres

Dans ces conditions, les équipes de recherche doivent obtenir la majeure partie de leurs financements via d’autres sources que les dotations publiques annuelles, qui couvrent à peine les frais de fonctionnement de base et l’entretien des plates-formes techniques des laboratoires. Ces financements additionnels peuvent être publics, en particulier ceux alloués par l’Agence nationale de la recherche (ANR), provenir de collectivités territoriales, de l’Union européenne, d’associations caritatives… Comme le taux de succès en réponse aux appels d’offres demeure faible - environ 16 % à l’ANR - les chercheurs consacrent une très grande partie de leur temps à la quête de subventions auprès des multiples guichets existants, sans parler de celui qu’ils passent à évaluer les projets de leurs collègues, au détriment de leurs tâches d’enseignement et de recherche. En outre, après l’obtention des précieux crédits, ils doivent justifier leur utilisation adéquate en rédigeant une série de rapports d’étape et de comptes rendus d’activité qui soustraient encore du temps à leurs travaux.

Dans ce contexte très compétitif et pour prendre un exemple directement lié à la crise sanitaire, l’ANR a financé entre mars 2020 et mars 2021 279 projets portant sur le Covid-19 pour une somme totale de 36 millions d’euros. Dit autrement, les moyens consacrés par cette agence pour soutenir l’ensemble de la recherche nationale sur une question essentielle de santé publique équivalent à moins d’une année du salaire de Lionel Messi. Au total, en incluant les financements européens, la France a investi 530 millions d’euros (13,25 années-GF) sur la même période dans toute la recherche sur le Covid, quand l’Allemagne et le Royaume-Uni dépensaient le triple.

Concernant la situation de l’emploi scientifique, les effectifs de permanents baissent dans les organismes de recherche tout en étant relativement stables dans les universités, dans un contexte où le nombre d’étudiants croît massivement. Au CNRS, près de 1 500 emplois de chercheurs, d’ingénieurs et de techniciens ont été perdus en une quinzaine d’années. Dans une situation où les nouvelles embauches de permanents ne compensent toujours pas les départs, le gouvernement a choisi de réduire encore le nombre de recrutements. Or le coût d’un poste de chercheur pour quarante années d’activité (mais souvent moins du fait de l’âge tardif des recrutements) représente un budget compris entre 3 et 4 millions d’euros, soit entre 0,075 et 0,1 année-GF, et celui d’un ingénieur ou d’un technicien est de l’ordre de 0,09 année-GF. Ainsi, neuf années du salaire de Messi permettraient de financer cinquante postes de chercheurs et le même nombre de postes de techniciens, cotisations patronales incluses, pendant quarante ans.

La pandémie de Covid-19 a révélé et amplifié le déclin de la recherche française en biologie-santé. En dépit de quelques avancées scientifiques remarquables, en particulier sur les mécanismes contrôlant la réponse immunitaire dirigée contre le virus SRAS-CoV-2, la multiplication des essais cliniques n’a permis aucune percée médicale significative. À ce jour, aucun vaccin provenant d’un laboratoire hexagonal n’a été mis sur le marché. La France pointe à la seizième place au palmarès de l’indice mondial d’innovation (consacré à l’innovation médicale) et à la dix-huitième place du classement pour l’innovation contre la pandémie de Covid-19 (4). À cet égard, on peut déplorer que la loi de programmation pour la recherche votée en 2021 ne change pas fondamentalement la donne, ni sur l’emploi statutaire ni sur le montant des subventions d’État destinées aux établissements de recherche. En revanche, le gouvernement persiste à financer des dispositifs dispendieux comme le crédit impôt recherche, un mécanisme fiscal de soutien à la recherche et au développement des entreprises qui coûte 7 milliards d’euros par an, presque deux fois le budget du CNRS, et dont l’efficacité a été remise en cause, y compris par la Cour des comptes.

On pourra objecter que les arbitrages pour l’allocation des fonds publics et l’investissement des capitaux privés n’obéissent pas à la même logique, que ces ressources financières ne relèvent pas du même ordre de grandeur, que les contraintes commerciales et de rentabilité diffèrent radicalement, que les salaires hors normes ne concernent qu’une petite minorité de sportifs de très haut niveau dans un marché du travail mondialisé. On pourra ajouter que l’État percevra plus de 35 millions d’euros d’impôts directs et indirects par an avec la venue de ce joueur et qu’il s’agit donc d’une opération lucrative en termes de recettes fiscales. On pourra souligner, enfin, que l’indignation ressentie relève d’un registre moral, n’ayant rien à voir avec la raison économique. Mais les comparaisons ont vocation à éclairer la réalité, quitte à être intempestives. On peut ainsi considérer que la référence aux lois irrévocables du marché sert à tout justifier, même, et surtout, la concentration des richesses. Que cette invocation rituelle vise à induire l’acceptation résignée d’un système économique intrinsèquement inégalitaire.

La disparité des moyens ne se résume pas à une question économique. Elle reflète aussi l’échelle des valeurs propres à notre société. En l’occurrence, la place secondaire accordée à la connaissance, qui constitue pourtant notre patrimoine commun et dont dépend la capacité à faire face aux défis sanitaires et écologiques. Si « un tien vaut mieux que deux tu l’auras », que penser alors de la morale du fabuliste quand certains détiennent mille, dix mille fois plus qu’un tien ? Faut-il encore se contenter de ce que l’on a ?

Marc Billaud

Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), rattaché au Centre de recherche en cancérologie de Lyon. L’auteur s’exprime en son nom, et non en celui du CNRS.