“La gestion actuelle de la pauvreté est purement palliative”

Axelle Brodiez-Dolino, historienne.

Article de Télérama (Avril 2021)

 

Publié le 12/04/21

Axelle Brodiez-Dolino, chercheuse au CNRS, a étudié l’histoire de la pauvreté et de la protection sociale.

Olivier Metzger/Modds

Romain Jeanticou

 

PAUVRETÉ, DES SOLUTIONS POUR EN SORTIR – Hausse des demandes de RSA, d’aide alimentaire… la pauvreté s’accroît de façon vertigineuse et nos filets de sécurité étatiques ne suffisent plus, s’alarme cette historienne.

Les économistes l’avaient annoncée, elle est d’ores et déjà à l’œuvre : la crise aggrave la situation des plus vulnérables, des étudiants aux travailleurs précaires. D’autres couches de la population ont basculé dans la misère avec la perte de leurs revenus. Notre système social a beau être solide, il ne résiste pas à la déferlante. Faut-il le transformer ? Axelle Brodiez-Dolino, chercheuse au CNRS, a étudié l’histoire de la pauvreté et de la protection sociale. Elle nous explique comment les grandes crises ont participé à la construction de l’aide sociale française. Membre du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, chargé de conseiller le Premier ministre, l’historienne défend la solidarité comme meilleure réponse à la crise.

Que sait-on de la vague de pauvreté engendrée par la crise sanitaire ?
Nous connaissons la hausse du nombre d’allocataires du RSA, le revenu de solidarité active : + 8,5 % en 2020. Et celle du nombre de bénéficiaires du Secours populaire : + 30 %. En septembre, huit millions de personnes au total avaient besoin de l’aide alimentaire, contre 5,5 millions un an auparavant, et cela a pu augmenter depuis. Ces chiffres montrent l’ampleur de la déflagration. Cela ne veut pas dire que tous sont tombés dans la pauvreté à cause de la crise : chaque année, des gens entrent et sortent de la pauvreté, et un tiers de la population pauvre se renouvelle. Mais la crise a empêché ceux qui auraient pu en sortir de le faire, par manque d’emplois. Elle a aussi fait basculer de nouveaux profils. 15 % du public des Restos du cœur en 2020 sont des nouveaux arrivants liés à la crise : auto-entrepreneurs, commerçants, intermittents, employés de l’hôtellerie-restauration, intérimaires… Ces « nouveaux pauvres » focalisent l’attention car l’opinion s’identifie à eux. Cela peut être dangereux pour ceux qui sont depuis longtemps en difficulté et dont on se lasse. Certains ont pourtant vu leur situation s’aggraver en perdant leurs petits boulots. Avec 550 euros de minima sociaux, il est très difficile de survivre. Les étudiants, par exemple, sont tombés sous le seuil de flottaison et les moins de 25 ans n’ont même pas accès à ces minima.

Le chiffre de un million de pauvres supplémentaires circule beaucoup. Est-il fiable ?
C’est une estimation de la Fédération des acteurs de la solidarité, en regard du million de pauvres engendrés en quatre ans par la crise de 2008. Mais nous n’aurons pas le chiffre de l’Insee avant 2022, car le taux de pauvreté est publié avec deux ans d’écart. Et il n’est pas si intéressant pour estimer la pauvreté : ce taux est fixé à 60 % du revenu médian — qui se situe à l’exact milieu de l’échelle des revenus ; il mesure donc plutôt les inégalités. Or, comme un tiers des Français ont perdu leur salaire avec la crise sanitaire, le revenu médian va tomber… et faire chuter avec lui le seuil de pauvreté. Alors que la population s’appauvrit, le nombre de pauvres estimé aura diminué ! La grande question est : les soutiens économiques perdureront-ils aussi longtemps que la crise le demande ? Sous perfusion ou pas, les entreprises vont se séparer d’une partie de leur main-d’œuvre, et il faut s’attendre à une vague de licenciements, donc d’expulsions, d’endettements… La pauvreté liée à cette crise est immédiate, mais pourra aussi être longue et douloureuse.

 

“Du jour au lendemain, des travailleurs sont obligés de solliciter l’aide alimentaire. C’est violent, humiliant et indigne d’un pays riche.”

Que nous apprend cette crise sur notre modèle social ?
Elle a d’abord montré quelque chose d’extraordinaire : l’État, qui ne parlait que de restrictions budgétaires, a injecté des milliards dans l’économie. À raison — il est beaucoup plus difficile de rattraper la pauvreté une fois qu’elle est déjà installée. Cette mobilisation a permis de soutenir une partie des travailleurs, des entreprises et des associations. C’est la force de notre modèle social. On dit souvent, y compris au plus haut sommet de l’État, que nous sommes le pays qui dépense le plus pour son système social (un tiers du PIB, surtout pour les retraites et la santé), mais nous sommes aujourd’hui bien contents d’avoir ces soupapes. Néanmoins, ces filets de sécurité ne sont pas suffisants pour protéger tout le monde. Du jour au lendemain, des travailleurs sont obligés de solliciter l’aide alimentaire. C’est violent, humiliant et indigne d’un pays riche.

Comment notre appareil social résiste-t-il ?
Le modèle français s’appuie sur la complémentarité entre le national et le local d’une part, et entre le public et le privé de l’autre. La France n’est pas si centralisatrice qu’on le pense en termes de protection sociale, car la lutte contre la pauvreté s’est construite par le bas, via les bureaux de bienfaisance, les centres communaux d’action sociale, puis les départements, les Régions… Cette intrication de strates a plus ou moins bien fonctionné selon les territoires, avec de belles initiatives locales, mais aussi des régions où ce fut la catastrophe. Autre idée reçue : la France, République laïque, aurait mis de côté les organisations religieuses. C’est vrai pour le système scolaire, mais c’est faux pour l’aide sociale. L’État s’appuie très largement sur le travail de terrain de ces associations de lutte contre la pauvreté, plus réactives et moins coûteuses. Créées à partir du XIXe siècle, elles n’ont jamais été remises en cause, et leur complémentarité avec l’État est même instituée par l’intermédiaire des subventions et des délégations de service public. Le 17 mars 2020, lorsque le confinement est instauré, certains services publics ferment, mais les associations, religieuses ou non, sont là. Durant cette crise, l’État a eu un rôle de protection, et les associations, un rôle d’assistance.

L’une d’elles, ATD Quart Monde, dénonce le « choix politique assumé » du gouvernement de gérer la pauvreté plutôt que de la combattre…
L’État a mis le paquet sur les allocations de survie et l’aide alimentaire, or ni l’un ni l’autre ne permettent de sortir de la pauvreté. Cette gestion est purement palliative. « Devant toute humaine souffrance, selon que tu le peux, emploie-toi non seulement à la soulager sans retard, mais à en détruire les causes », encourageait l’abbé Pierre. Ce sont bien les associations — avec des soutiens publics — qui font du curatif et inventent des solutions. Comme ATD Quart Monde, qui, avec les « territoires zéro chômeur longue durée », parvient à créer des emplois vertueux, à redynamiser les territoires et à accélérer la transition écologique. Le préventif, enfin, est très important, et c’est à l’État de le prendre en charge. Il faut éviter que la pauvreté se transmette : à l’âge de 3 ans, le différentiel est déjà énorme entre les classes pauvres et les classes aisées.

“Conditionner le RSA aux activités bénévoles, ou à la recherche active d’emploi, comme cela est régulièrement évoqué, c’est à l’inverse de son esprit et c’est être aveugle à la réalité.”

Dans quelle mesure les grandes crises de l’histoire française ont-elles entraîné des transformations de notre État social ?
Quatre d’entre elles sont particulièrement intéressantes de ce point de vue. D’abord, la grande épidémie de peste noire, qui, de 1347 à 1352, a effacé la moitié de l’Europe. La population ayant diminué, les travailleurs ont pu aller chercher ailleurs de meilleurs salaires. Les élites économiques ont alors essayé de sédentariser la main-d’œuvre pour juguler ces salaires, limiter la propagation de l’épidémie et éviter les foyers révolutionnaires. Cela donne l’ordonnance de 1351 de Jean Le Bon, qui interdit le vagabondage, mais aussi la mendicité. Cette crise nous a fait entrer dans un phénomène délétère : à l’inverse des « bons pauvres » (qui ne peuvent pas travailler car trop jeunes, trop vieux ou trop malades), les pouvoirs publics créent ainsi les « mauvais pauvres », valides sans travail. Cette injonction au travail est devenue un dogme politique : aujourd’hui encore, on ne supporte pas qu’un adulte en capacité de travailler ne soit pas au travail alors même que l’on manque d’emplois (une offre pour trente demandeurs, toutes catégories comprises, en 2017). C’est aussi durant cette crise que l’on oppose le « pauvre d’ici » et le « pauvre d’ailleurs », stigmatisé. Ces deux clivages actuels sont une construction sociopolitique qui date du Moyen Âge !

Les autres crises ont-elles amené des changements plus constructifs ?
Entre 1873 et 1896, une Grande Dépression a donné naissance à deux réponses positives. Face à la crise économique, les pouvoirs publics inventent la protection sociale avec des revenus de survie. C’est un moment charnière dans le passage d’une approche coercitive à une approche « assistancielle » de la pauvreté. Et les associations créent de nouveaux dispositifs, dont les asiles de nuit, ancêtres des centres d’hébergement. Troisième crise : celle des années 1930, qui voit la mise en place de mécanismes palliatifs, comme les aides aux chômeurs. Ce n’est pas le New Deal de Roosevelt, mais on passe tout de même des politiques libérales aux politiques keynésiennes dans lesquelles c’est à l’État de relancer la machine économique : on crée des emplois, on diminue le temps de travail et on augmente les salaires. Enfin, avec la crise des années 1980 et la montée du chômage, les banques alimentaires et les Restos du cœur sont créés. Les réponses sont comparables à celles d’aujourd’hui et le chômage n’est quasiment jamais redescendu. Puis le RMI, revenu minimum d’insertion, est créé en 1988, avec l’idée que toute personne en difficulté peut avoir accès à un minimum social. On reconnaît enfin que les pauvres sont victimes de leur situation. La protection s’est encore renforcée avec la couverture maladie universelle ou le droit au logement, mais elle est remise en cause par les divers gouvernements à partir des années 2000.

La pauvreté a été sévèrement réprimée depuis l’Ancien Régime. Ces pratiques sont-elles révolues ?
Le vagabondage et le délit de mendicité sont abolis en 1992, mais dès 1993, une vague d’arrêtés anti-mendicité sont pris par les municipalités pour contourner la loi. Le traitement politique et policier de la pauvreté peut être dur, particulièrement avec les populations roms et exilées. La stigmatisation, la crainte et le contrôle social des personnes en situation de grande exclusion continuent, tandis que le regard porté sur les bénéficiaires des minima sociaux s’est durci. On leur demande de pointer, de prouver qu’ils cherchent un travail, de ne pas refuser de propositions… Conditionner le RSA aux activités bénévoles, ou à la recherche active d’emploi, comme cela est régulièrement évoqué, c’est à l’inverse de son esprit et c’est être aveugle à la réalité. Non seulement il n’y a pas assez d’emplois pour tous, mais les enquêtes montrent que si vous proposez un même montant avec ou sans travail, les personnes préfèrent travailler car cela leur apporte socialisation et dignité, alors qu’ils devront payer garde des enfants et transports.

“Les couches aisées ont épargné pendant la crise, mais les plus en difficulté se sont endettées !”

Face à la pauvreté, vous préconisez le solidarisme. De quoi s’agit-il ?
Le solidarisme a éclos en France en 1896, avec Léon Bourgeois. Il n’est plus du tout connu alors qu’il fut Premier ministre, président de l’Assemblée nationale, du Sénat, président de la Société des nations (future ONU) et Prix Nobel de la paix… Il a développé l’idée selon laquelle les organismes sont interdépendants et le corps social est un ensemble. Si on l’ampute d’une partie de ses membres, il fonctionne moins bien. C’est à la fois humaniste et opportuniste. La protection sociale française le met en pratique : on instaure une assistance aux situations d’urgence, une assurance pour les travailleurs qui aboutira à la création de la Sécurité sociale en 1945, et des services publics pour tous. L’autre volet intéressant, c’est l’idée de « quasi-contrat ». Quand on naît, on bénéficie des acquis sociaux, médicaux, technologiques ou culturels antérieurs. En retour, on a l’obligation de préserver ce progrès et de travailler à l’accroître. Ce contrat tacite résonne aujourd’hui en termes écologiques : les hommes sont nés avec une planète en bon état, ils doivent la préserver. Si on appliquait ces deux grands principes, la société serait moins dysfonctionnelle.

Comment articuler mesures d’urgence et transformations structurelles ?
Les mesures urgentes sont prises bon an, mal an, mais ne peuvent pas durer éternellement. Parmi les changements structurels indispensables, il y a l’investissement social. Il faut investir massivement dans les crèches, la formation professionnelle et la formation continue tout au long de la vie. Puis dans l’emploi, pour accroître le nombre de postes disponibles dans les zones en désertification, le secteur de la dépendance, le secteur public et en particulier la santé, la transition écologique… L’économie est à plat, déplaçons la perfusion pour soutenir cette transition et l’accélérer.

Le plan de relance de 100 milliards du gouvernement peut-il contenir la vague de pauvreté ?
Parmi ces 100 milliards, seulement 800 millions, soit 0,8 %, sont consacrés aux plus démunis. Le gouvernement table sur une relance de l’économie par la consommation, mais il faut en avoir les moyens : les couches aisées ont épargné pendant la crise, mais les plus en difficulté se sont endettées ! Une des solutions promues par les économistes est de faire porter la responsabilité sur les plus riches. D’août à novembre 2020, les milliardaires de la planète se sont enrichis de 2 700 milliards de dollars. Cette crise a appauvri les plus pauvres et enrichi les plus riches. Leur dire qu’ils vont mettre la main au portefeuille, c’est une mesure de justice sociale. Plusieurs crises ont amené à taxer davantage les plus aisés. Ils vivent d’une économie financiarisée qui se porte bien et dont on a en plus réduit la taxation : c’est absurde.

Qu’en est-il de la solidarité entre États ?
Les aides au développement ont perduré mais ont été réduites. Les réponses ne sont pas à la hauteur des besoins des pays du Sud, beaucoup plus impactés par la crise, car ils n’ont pas les mêmes mécanismes de protection sociale, dépendant fortement de l’économie informelle, et n’ont pas pu recourir à l’endettement, car on ne leur fait pas crédit. Il faut s’attendre à des famines, des crises économiques graves et des flux migratoires importants. À l’international non plus, le manque de solidarité n’est bon pour personne.

Axelle Brodiez-Dolino

1976
Naissance à Talence (Gironde).
1997
Entre à l’ENS Fontenay-Saint-Cloud.
2007
Entre au CNRS.
2017
Médaille de bronze du CNRS et intégration de l’Onpes (aujourd’hui Conseil national de lutte contre les exclusions).