Bienvenue dans la société sans contact !

Travail, famille, Wi-Fi

Un article de Julien Brygo, journaliste du "Monde Diplomatique"

Les géants du numérique pouvaient difficilement imaginer qu’un test grandeur nature de leur vision de la société serait un jour justifié par un motif sanitaire. Or, pendant quelques semaines, producteurs et consommateurs ont dû régler toutes leurs affaires par écran interposé. Y compris quand il s’agissait d’école, de divertissement, de santé.

Bonne nouvelle au journal de 20 heures de France 2 ce 6 mai 2020. Au cinquantième jour de confinement en France, alors qu’une pénurie d’équipements sanitaires frappe l’Hexagone en pleine pandémie de Covid-19, la mairie de Paris annonce qu’elle va enfin procéder à une distribution gratuite de masques via les 906 pharmacies de la capitale. À une condition, prévient Anne-Sophie Lapix, la présentatrice : les Parisiens devront « s’inscrire sur Internet » — puis télécharger un coupon, l’imprimer ou le montrer directement sur écran en pharmacie et ainsi obtenir cet équipement obligatoire dans les transports en commun.

Ce qui avançait à la vitesse d’un cheval au galop avant la pandémie de Covid-19 progresse désormais à celle des vents d’un typhon, emportant tout un chacun dans un nouveau monde, celui du « tout Internet ». Un test grandeur nature d’un monde sans contact. Hier les droits au chômage, l’obtention d’une carte d’identité, d’un titre de séjour ou de papiers pour son véhicule ; aujourd’hui les droits à un équipement sanitaire de base, mais aussi le travail, la santé, les loisirs, l’enseignement — et la famille.

Du 17 au 31 mars 2020, selon Médiamétrie, le temps quotidien de navigation numérique des Français a atteint 2 h 50, soit une augmentation de 36 % par rapport à mars 2019 (4 h 41 en moyenne pour la télévision du 17 mars au 26 avril, soit une augmentation de plus d’un tiers sur un an). Qu’il s’agisse des professeurs sommés de téléenseigner, des médecins convertis malgré eux à la téléconsultation, des cadres qui s’épanouissent — ou pas — dans leurs pantoufles de télétravailleurs ou encore des directions d’université qui initient leurs étudiants à la télésurveillance des examens à domicile, la dématérialisation a pris une telle ampleur dans le quotidien des Français que la possession d’un appareil connectable à Internet apparaît plus que jamais comme un besoin vital. Sans Internet, pas de masques, pas d’examen médical, pas de télétravail (lequel concernait un quart de la population active française pendant le confinement), pas non plus d’accès à son dossier d’allocataire social, de retraite ou encore à son compte en banque.

Prendre place à bord d’un train après la quarantaine ? Impossible sans Internet. Le 7 mai, la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) et la région Hauts-de-France annonçaient la mise en place d’un système de coupons sur le modèle « premier arrivé, premier servi » pour prendre les trains express régionaux (TER) en direction ou en provenance de Lille à partir du 11 mai.

Coupons indisponibles en gare et… accessibles seulement sur Internet. La suppression de quelque cinq mille postes (guichetiers, agents d’information…) en France en dix ans (mille rien qu’en 2019  au profit d’automates et d’applications numériques avait servi de préliminaires. Toute personne non équipée d’un smartphone, mal à l’aise avec Internet ou tout simplement rétive à l’idée d’être constamment connectée, et potentiellement surveillée, sera confinée au cœur d’une société où à peu près tout lui sera refusé.

C’est pourtant un fait établi et reconnu par les autorités : les déconnectés sont très nombreux en France. En 2019, plus d’un Français majeur sur cinq rencontrait des difficultés avec Internet : c’est l’« illectronisme », terme barbare qui désigne l’illettrisme numérique. Pour les 15 % des personnes de 15 ans ou plus qui n’ont pas utilisé Internet au cours de l’année 2019 ou les 38 % des usagers qui déclarent manquer d’au moins une compétence informatique de base, un monde est en train de se refermer.

Le 30 mars 2020, le gouvernement français, toujours attelé à sa tâche de parvenir à des services publics dématérialisés à 100 % d’ici à 2022 (« Action publique 2022 »), conseillait aux Français qui ne savent pas bien se servir d’Internet de se rendre sur Solidarité-numérique.fr, un nouveau site lancé par une coopérative de médiateurs, la Mednum — et heureusement doté d’un numéro de téléphone. Dernière concession avant l’abandon définitif de pans entiers de la population ? Quelques semaines plus tôt, M. Cédric O, secrétaire d’État chargé du numérique, annonçait qu’il triplait le budget alloué aux « Pass numériques » (des chèques de formation) pour le porter à 30 millions d’euros, soit environ 2 euros par personne déconnectée. Une somme dérisoire, partagée à moitié entre l’État et les collectivités territoriales, afin de résorber une fracture numérique de plus en plus profonde. Et de plus en plus rédhibitoire — y compris pour nourrir le rêve de rester en bonne santé.

« Un test grandeur nature pour la médecine de demain »

Avant même le début du confinement, le spectre du « tout Internet » était déjà le quotidien du docteur Thibaud Zaninotto, à Paris. Fin 2019, cet ancien interne était encore « au front », selon ses mots, dans le service des urgences d’un grand hôpital parisien. Ce qu’il y a vu l’a « complètement démoralisé ». « Les patients de 70 ans laissés quarante-huit ou soixante-douze heures seuls sur un brancard dans un couloir, le miracle qui se produit quand le verre d’eau qu’ils ont demandé leur arrive ou encore la vétusté d’un matériel bas de gamme… En plus de devoir passer un temps fou à chercher des lits disponibles, nous devions passer près de dix heures par jour devant l’écran à numériser chaque acte réalisé. » En décembre, ce médecin de 30 ans a donc décidé de quitter les urgences pour la médecine de ville.

Quatre mois plus tard, le monde s’est écroulé sur le docteur Zaninotto, rattrapé par les écrans… et par le virus. « J’ai attrapé le Covid-19 », nous confiait-il début avril 2020 dans un entretien vidéo, les traits encore tirés par deux semaines de combat contre la maladie. Sitôt remis sur pied, le médecin a de nouveau assuré les remplacements d’un confrère du XVIIIe arrondissement de Paris. Et, au bout de deux semaines de confinement, 60 à 70 % de ses consultations se déroulaient par caméra interposée via le site privé Doctolib, leader français de la réservation et des consultations en ligne. « Je pensais ne jamais faire ça. Ça manque de chaleur, de contact clinique, mais dans le contexte, ce n’est pas si mal car au cabinet [qu’il partage avec plusieurs confrères], il est impossible de se protéger intégralement contre la transmission du microbe, à cause du Digicode, des poignées… »

Un détail a toutefois frappé le docteur Zaninotto lorsqu’il s’est retrouvé dans la routine des consultations vidéo : « Au bout de quelques jours, je me suis demandé où étaient passés les patients âgés de plus de 50 ans. Ils ne sont pas là. Je ne les vois pas sur mon écran. La moyenne d’âge de ma patientèle, actuellement, tourne entre 25 et 30 ans : des gens qui savent très bien se servir d’une application et d’un système de vidéo. » Ce professionnel de santé n’hésite pas à parler de « tri social » et établit un parallèle entre le succès de Doctolib et les « files d’attente interminables » devant les cabinets qui pratiquent encore la consultation sans rendez-vous dans son quartier.

Déceler une otite, diagnostiquer une inflammation, traiter un rhume… « Comment voulez-vous voir sur un écran la véritable couleur d’un fond de gorge ou celle d’une oreille enflammée ? Les écrans transmettent des couleurs modifiées. J’essaie de poser le plus de questions et de faire le diagnostic comme cela. Les gens vont s’habituer, j’imagine. C’est un test grandeur nature pour la médecine de demain, car, pour l’instant, on n’a pas le choix », dit-il, penché sur l’œilleton de son écran. « Ça marche plutôt bien techniquement, reconnaît volontiers le docteur Zaninotto, en tout cas cela marche beaucoup mieux que tout le matériel pourri dont on dispose dans les hôpitaux publics parisiens. »

Doctolib a effectivement peu en commun avec le délabrement organisé de l’hôpital public qui a scandalisé le praticien. Le nombre de téléconsultations en France a atteint près d’un demi-million lors de la dernière semaine de mars 2020, selon les chiffres de l’assurance-maladie, contre… soixante mille pour toute l’année 2019. Et Doctolib, cette start-up créée grâce au soutien de l’État français et de l’incubateur Agoranov, qui a accédé au rang de « licorne » lorsqu’elle a dépassé le milliard d’euros de valorisation, a atteint les deux millions et demi de consultations vidéo pendant le confinement. Financée par les adhésions des médecins (129 euros mensuels par praticien), Doctolib revendiquait trente mille professionnels de santé et douze millions de visites fin 2017. Un an et demi plus tard, en mai 2019, quatre-vingt mille professionnels de santé généraient trente millions de visites de patients chaque mois sur son site et son application mobile.

Début avril 2020, le nombre de téléconsultations quotidiennes — un service inauguré en janvier 2019 et dont le caractère payant, 79 euros, a été suspendu depuis la crise sanitaire — est passé de mille à cent mille. « Et ça augmente d’heure en heure », témoignait dans la presse M. Stanislas Niox-Château, cofondateur et président de Doctolib, qui estime qu’« une fois l’épidémie de coronavirus passée, entre 15 % et 20 % des consultations médicales se feront à distance en France ». Nul doute que Doctolib deviendra à terme une partie de la solution au problème des déserts médicaux. Il est également fort probable qu’à l’issue du confinement le compte en banque du jeune dirigeant se soit lui aussi arrondi : en 2018, cet ancien champion de tennis « hyper besogneux » a fait son entrée, avec les cofondateurs de l’entreprise, dans le classement des plus grosses fortunes de France établi par le magazine Challenges.

Qu’il s’agisse des données bancaires, personnelles ou médicales, l’enjeu est de taille pour les assureurs, les publicitaires, les forces de l’ordre ou les sites marchands. Les millions de Français qui consultent désormais via Doctolib laissent à disposition une véritable mine d’or : des informations détaillées sur leur santé (l’historique de leurs consultations, les ordonnances mais aussi leur numéro de téléphone ou leur adresse électronique). Le 21 avril 2020, le gouvernement a pris un arrêté pour autoriser la Caisse nationale d’assurance-maladie et le Health Data Hub — une nouvelle plate-forme de santé, qui fonctionne avec l’intelligence artificielle, mise en route par le président Emmanuel Macron à la suite du rapport Villani — à collecter un nombre considérable d’informations sur les usagers pendant le confinement « aux seules fins de faciliter l’utilisation des données de santé pour les besoins de la gestion de l’urgence sanitaire et de l’amélioration des connaissances sur le virus Covid-19 ».

Une novlangue censée être comprise intuitivement

Petit détail : cette plate-forme, qui contient à la fois les dossiers de l’assurance-maladie, des facturations hospitalières, des causes médicales de décès, des données médico-sociales des personnes handicapées et un échantillon de factures de remboursement des organismes complémentaires, est hébergée sur le cloud (le « nuage », lieu de stockage des données informatiques) de Microsoft, entreprise américaine qui a été certifiée « hébergeur de données » en France, fin 2018. En vertu du Cloud Act (« loi sur le nuage »), les forces de l’ordre ou les agences de renseignement des États-Unis pourront donc avoir accès aux informations contenues sur le serveur (8). La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) s’en est vivement inquiétée dans un avis rendu le 23 avril dernier, mais le gouvernement ne partage pas ses positions. On comprend mieux pourquoi les patrons français et étrangers de la high-tech défilent chaque année au château de Versailles pour le sommet « Choose France » (« Choisissez la France »), organisé par l’Élysée.

Services publics, santé, divertissements… Rares sont les secteurs qui n’ont pas été précipités dans le « tout numérique » durant la pandémie de Covid-19. Dans l’enseignement, le confinement est particulièrement propice à l’expérimentation en grandeur nature de la société sans contact. Les professeurs de France doivent déjà faire l’appel en classe via un « espace numérique de travail » (ENT), décrit par le ministère de l’éducation nationale comme un « bouquet modulaire et extensible de services intégrés ou connectés, et interopérables ». Depuis plusieurs années, les parents d’élèves peuvent consulter en ligne les bulletins scolaires ou les carnets de liaison de leurs bambins. Mais avec le virus, les nouvelles contraintes, déjà intégrées, ont été décuplées. Avec son cortège de nouveaux mots, une novlangue censée être comprise intuitivement par tous.

« En mars 2020, explique Mme Yasmina B., une enseignante dans une école d’architecture française, qui préfère rester anonyme, la direction de mon établissement nous a pondu en un temps record une note explicative des nouveaux outils techniques absolument incompréhensible. Il y a des mots comme “pédagothèque”, des nouveaux logiciels comme Moodle, accessibles depuis le BigBlueButton, le service “Renater”. Pour les conférences en petits groupes, on nous demande de “partager nos écrans”, de “dépublier nos vidéos offline”, de “forwarder des PDF” aux élèves… C’est illisible. » « Nous devrions être formés rien que pour comprendre les documents qu’ils nous envoient », ironise-t-elle.

En plus de dépendre de la qualité du matériel informatique personnel des enseignants, le téléenseignement brouille les pistes. Il transforme les cours en séries que l’élève peut arrêter à tout moment et reprendre de façon aléatoire. « L’ultra-technologie nous empêche de penser à l’essentiel, c’est-à-dire aux contenus des cours et aux élèves, maugrée cette enseignante qui songe sérieusement à jeter sa blouse de professeure — et ses applications numériques. Nous sommes désormais obligés de passer notre vie devant l’écran de notre ordinateur. J’ai un vrai blocage dans ma tête. L’implicite, c’est qu’on a devant nous des “natifs numériques”, des “millenials” qui maîtrisent parfaitement les outils et que c’est à nous de les rattraper ! »

À l’échelle de la planète, l’école par Internet accroît les inégalités scolaires. « Tenus à l’écart des salles de classe par la pandémie de Covid-19, quelque 826 millions d’élèves et d’étudiants, soit la moitié du nombre total d’apprenants, n’ont pas accès à un ordinateur à domicile, et 43 % (706 millions) n’ont pas Internet à la maison, alors même que l’enseignement numérique à distance est utilisé pour assurer la continuité de l’éducation dans la grande majorité des pays », a alerté l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) dans un communiqué le 21 avril 2020. Selon l’Insee, 19,2 % des Français entre 15 et 29 ans ont au moins une incapacité dans le domaine (information, communication, logiciel ou résolution de problème). Chaque professeur aurait une anecdote à livrer : des élèves qui « envoient le contenu d’un mail dans l’onglet “Objet” », d’autres qui « ouvrent un nouveau fil de discussion à chaque réponse qu’ils apportent » à leur professeur, sans oublier ceux qui excellent en « like » (« j’aime ») et autres commentaires sur Facebook mais qui ne savent toujours pas « envoyer une pièce jointe avec un courriel ». Seule certitude de Mme B. : « C’est beaucoup plus de travail et ça empiète sur notre vie personnelle. »

« Une continuité pédagogique discutable »

Grands gagnants de cette répétition générale : les start-up et les mastodontes du numérique — qui défilent à Versailles. « Les logiciels avec lesquels on nous demande de travailler se situent quelque part entre le Minitel et Windows 95 », ironise M. Florian Petit, professeur de philosophie dans un lycée de Senlis (Oise). « On nous demande d’utiliser les espaces numériques de travail et les applications comme Iprof [une interface entre les personnels et l’administration], mais dès les premiers jours du confinement, rien ne marchait, tout était saturé. J’ai donc fait comme beaucoup d’autres enseignants, j’ai demandé à mes élèves de passer sur l’application Slack [une plate-forme américaine de « communication collaborative », dont l’utilisation a bondi de 350 % entre février et mars 2020]  », explique-t-il. « Sur la récolte des données, c’est très embêtant, car nous ne savons rien à ce sujet. Mais nous n’avons pas le choix, car au nom d’une continuité pédagogique fort discutable, on nous demande de maintenir un lien numérique quotidien avec nos élèves. Les cours deviennent des QCM avec Google Forms, les élèves sont obligés d’avoir un compte Google. Rien ne va. » Si le « tout Internet » a sauté aux yeux de chacun pendant la quarantaine, tout était sur les rails, faisant de cette période de crise un tour de chauffe.

Ainsi, aussi, du secteur bancaire, qui vit une libéralisation digne des années 1980. Fin décembre 2019, à Dunkerque (Nord), M. Hugo Bricout, architecte microentrepreneur (ex-autoentrepreneur), a dû se rendre à la convocation de sa banquière. Deux mois plus tôt, la banque envoyait au jeune homme de 28 ans un courriel d’avertissement : « Dans le cadre de la directive européenne relative aux services de paiement [la DSP2], le niveau de sécurité de l’accès à votre espace client va être renforcé. Pour cela, lors de vos connexions à votre espace client, pensez à vous munir de votre smartphone pour confirmer votre opération. » M. Bricout fait partie des quelque 23 % de Français qui, en 2019, ne possédaient pas de « téléphone intelligent ». Il n’a donc pas téléchargé l’application, n’a pas pu s’authentifier, ce qui lui a valu un sermon.

Le jour de sa convocation, sa banquière a haussé le ton. Sans cet objet traçable à distance, lui a-t-elle dit, et surtout sans l’application, il ne pourra plus accéder à son compte bancaire, même via le site Internet. « D’ailleurs, dans l’agence CIC où je me suis fait convoquer, on ne voit que ça : la vitrine avec les smartphones à vendre. Mon instinct de survie interne me pousse à ne pas acheter cet objet », confie M. Bricout, qui, six mois plus tard et malgré le confinement, n’avait toujours pas passé le cap du téléphone intelligent. Il se contente pour l’instant de ses relevés postaux mais ne peut plus effectuer de virement ou d’achat en ligne, faute de pouvoir s’authentifier.

Il ne peut pas non plus goûter au plaisir digital de taper un code d’accès plusieurs fois par jour ni indexer son niveau de stress sur celui de sa batterie. En effet, selon une étude menée par la Cass Business School, une école de commerce rattachée à la City University of London, la perception de notre environnement diffère selon que la batterie de notre téléphone portable est à 5 % ou à 95 % (10). « Je ne suis pas quelqu’un de très connecté, confesse M. Bricout. Je passe déjà beaucoup de temps sur mon ordinateur à travailler, me divertir, envoyer des mails… Ce qui me cause beaucoup de problèmes de dos. Je n’ai pas envie d’avoir Internet en permanence dans ma poche. Je déteste ça. Je trouve incroyable que la possession d’un smartphone soit désormais un critère pour pouvoir disposer de son propre argent ! »

La mise en place de la directive sur les paiements, la DSP2, officiellement entrée en vigueur en septembre 2019, a été si anxiogène pour les commerçants en ligne, petits comme gros, et leurs clients non équipés en smartphones, que le volet de l’« authentification forte », avec la potentielle obligation définitive pour tous d’avoir un smartphone, a été repoussé à fin 2020 par l’Autorité bancaire européenne. Si la date butoir a reculé d’un an, l’horizon reste le même : tout devra se faire par smartphone — à moins que les banques se décident à mettre en place un système d’authentification forte alternatif, ce qui ne semble pas être dans les cartons.

Dans sa ferme familiale de Brouckerque (Nord), M. Bricout fait partie des 18 % de Français qui vivent dans une « zone peu dense », en bout de ligne téléphonique, sans possibilité d’avoir Internet à haut débit — soit 22 500 communes rurales et 63 % du territoire. Seule solution : débourser 30 euros chaque mois pour une « box 4G », qui transforme le réseau mobile en bande passante pour son ordinateur. De l’autre côté de la cour, on avise un corps de ferme où vivent Jacky et Annie, ses parents qui ont transformé leur habitat en ferme pédagogique. « Pour eux, c’est encore pire, dit M. Bricout. Ils se sont carrément fait interdire l’accès à leur compte bancaire. »

Confinement oblige, on les appelle par téléphone. Les deux sexagénaires à la main verte ont entamé la nouvelle année devant le fait accompli : ils ne peuvent plus accéder au compte en banque Crédit Mutuel de La Ferme des ânes, leur association d’éducation à l’environnement. Comme leur fiston, ils n’ont pas le smartphone ni l’« appli » pour « s’authentifier fortement ». Avec un salarié et des mouvements financiers réguliers, cette entrave les pénalise. M. Bricout père cite notamment la « campagne de dons en cours pour aider plusieurs migrants devenus majeurs à payer leur loyer » dans la région.

Domicilié au Crédit Mutuel de Bourbourg, à une dizaine de kilomètres, il explique s’être vu répondre : « “Vous n’avez qu’à vous faire financer un smartphone par votre association.” Heureusement que l’envoi des relevés par voie postale n’a pas encore été supprimé, note-t-il. La seule solution pour avoir encore un contact humain, c’est de repérer les créneaux où notre conseiller travaille en agence et venir à ce moment-là. On est revenus comme il y a quarante ans : tout se faisait à l’agence avec des humains… » Mais le guichet du Crédit Mutuel de Bourbourg, comme de nombreuses agences en France, va lui aussi fermer cette année. « Profitez-en avant que ce soit inaccessible sans rendez-vous », lui a annoncé l’employé de banque avant le confinement. Entre 2009 et 2016, 14,9 % des agences bancaires ont disparu en France, selon la Fédération bancaire française, note Le Figaro (15 mars 2019). L’agence CIC où s’est fait convoquer M. Bricout ne possède déjà plus de guichet depuis l’an passé, et les clients sans rendez-vous se voient refuser l’entrée. Dernière étape avant une fermeture définitive ?

« Toutes ces choses qui sont mises en place autoritairement, la télémédecine, les déclarations d’impôts par Internet, le téléenseignement, les attestations par QR code [un pictogramme scannable]… Tout ça permet aux autorités de tout savoir sur nous : travail, revenus, aides sociales, compte en banque, situation géographique… On n’aura plus accès à rien sans smartphone. C’est vraiment une vision de l’enfer », lâche M. Bricout père, qui pense aussi au bilan de santé proposé par sa caisse de sécurité sociale en 2019. « Pour en bénéficier, il fallait s’inscrire sur Doctolib… Les services publics se servent de ces applis pour économiser des frais de secrétariat et externaliser tout ce qu’ils peuvent. » Il marque une pause, puis lance : « Nous sommes passés du ludique aux menottes. Notre génération aura profité des bonnes choses d’Internet (les films, les blogs, les partages de connaissances), mais qu’en sera-t-il de la prochaine ? », interroge-t-il, citant pêle-mêle le système de surveillance par géolocalisation appliqué en Israël pendant le confinement ou le système chinois de points, déjà en vigueur.

« Le cap de l’assurance paramétrique »

Si la DSP2 « n’a pas été accueillie d’un très bon œil par le monde des services financiers », elle constitue « un premier pas vers l’ouverture des données bancaires », écrit sur son blog M. Julien Maldonato, expert au cabinet d’audit financier Deloitte, qui se veut optimiste… pour les banques. Comme les voitures, les camions ou les robots aspirateurs domestiques, les banques sont vouées à devenir « autonomes ». La DSP2, menée au nom de la lutte contre le piratage et la fraude informatiques, va accélérer la digitalisation et permettre la marchandisation d’un véritable trésor de guerre : les données bancaires. Avec cette libéralisation, votée en 2015 et en vigueur depuis 2018, de nombreuses start-up appelées « agrégateurs » (Linxo, Bankin…) se verront autorisées à accéder aux comptes en banque de leurs clients afin de leur proposer des améliorations…

C’est l’« assurance paramétrique », dans le jargon bancaire, ainsi que M. Maldonato nous l’explique : « Untel fait souvent ses courses d’aliments de piètre qualité (bourrés d’OGM) avec sa carte bancaire dans son épicerie de quartier. L’agrégateur lui proposera plutôt d’acheter dans les magasins partenaires qui fournissent du bio. Unetelle voit sa facture d’essence continuellement grimper ? La start-up proposera d’acheter une voiture plus économe. » Et ainsi de suite. « Ces données bancaires permettront de détecter des opportunités de ventes additionnelles. Prenons l’exemple de l’assurance, propose cet expert, citant deux exemples concrets : Paul est conducteur automobile et fait trois pleins par mois. Cela permet à l’assureur de le considérer comme “conducteur journalier”. Et de lui proposer un coaching auto-préventif afin de l’aider à adopter une conduite saine. » Ou encore : « Laure, qui projette de partir en Thaïlande. Elle a donc acheté son billet d’avion et payé son logement sur place via Internet. Cela permet à l’assureur de l’identifier comme “future voyageuse”… et de lui proposer de faire un point sur sa couverture d’assurances à l’étranger et suggérer des assurances adaptées à son voyage. »

« Plus d’un million de Français ont déjà passé le cap de l’assurance paramétrique », rappelle cet expert financier. Avant, peut-être, de « consentir au paiement », troisième volet de la DSP2, qui fait la part belle aux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). C’est la self-driving finance (la « finance autonome »), qui permettra à ces géants de l’Internet d’accéder à nos conversations via les objets connectés (munis de microphones et de reconnaissance vocale : Siri pour Apple, Alexa pour Amazon ou Google Home…). Et aussi d’effectuer des virements à notre place — après autorisation via SMS. « Amazon, Google et Apple ont d’ores et déjà obtenu leur licence DSP2, mais ne l’utilisent pas encore », précise M. Maldonato. Prémices d’un monde où l’argent sera toujours en mouvement. Et où la machine anticipera nos désirs (et nos achats)… À condition d’avoir Internet.

Cette répétition générale pour une société ultraconnectée, bien qu’elle laisse sur le carreau des millions de citoyens, a visiblement ravi M. Eric Schmidt, l’ancien patron de Google. Le 10 mai dernier, il avouait sur la chaîne de télévision CBS : « Ces mois de quarantaine nous ont permis de faire un bond de dix ans. Internet est devenu vital du jour au lendemain. C’est essentiel pour faire des affaires, pour organiser nos vies et pour les vivre. »

Julien Brygo

Journaliste.