LE PEUPLE FRANçAIS - Revue d'Histoire populaire - Octobre 1974 N°16 1895 - CARMAUX LES VERRERIES EN GRÈVE
Carmaux - Verrerie de Sainte-Clotilde - 81400 TARN
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Le 1er août 1895 à Carmaux, « la ville sainte » selon les journaux hostiles au socialisme, éclate un nouveau conflit. Après la grève des mineurs, trois ans plus tôt, ce sont les 1 200 ouvriers, qui à l’appel de la chambre syndicale, se mettent en grève, suivis d’ailleurs par leurs collègues des verreries du Bousquet d'Orb. La veille, deux délégués syndicaux, Baudot et Pelletier, ont reçu la notification de leur renvoi pour « absence de dix jours afin de se rendre au congrès de la verrerie sans avoir sollicité l'autorisation ». Quelques jours plus tôt, le maire de Carmaux, Mazens, agent de la compagnie, a refusé la proclamation de leur élection au conseil d'arrondissement, sous le prétexte qu'ayant obtenu contre eux une condamnation à quatre mois de prison, pour injure, ils sont devenus inéligibles. A la lettre syndicale de suspension du travail le directeur Maffre répond : La décision prise à l'égard de Baudot est irrévocable, l’usine reste ouverte pour ceux qui voudront venir travailler. » LA VERRERIE SAINTE-CLOTILDE
En 1895 la verrerie de Carmaux jouit d'une situation économique exceptionnelle. Elle fabrique des bouteilles de toutes sortes du 1/8 de litre à la bonbonne de 80 litres, en verre extra-clair, clair, jaune, noir, rouge... sauf lilas et blanc. Les matières premières (sable et chaux) se trouvent sur place, ainsi que l'énergie (charbon de la Société des Mines de Carmaux). L'usine a bénéficié des difficultés des concurrents . En 1894 : elle a étendu ses activités au moment de la grève des verriers de Rive-de-Giers. La verrerie emploie 1 200 ouvriers répartis en trois catégories : verriers, ouvriers similaires (gaziers, fondeurs, ajusteurs) et manœuvres (surtout des femmes employées à la vannerie, au mesurage, au gravage des bouteilles). Il existe des syndicats différents. L’'organisation des verriers compte 490 membres, parmi lesquels la cinquantaine d'enfants de moins de seize ans ne peut voter. La première tentative d'implantation syndicale remonte à 1888 ; la seconde en 1890. Ce n'est qu'en 1891, que Rességuier, ancien verrier devenu dirigeant de l’entreprise, a accepté la formation de l'organisation, espérant se concilier les ouvriers. Il accorde même une subvention. Dans sa polémique avec les verriers, Rességuier mettra en avant les salaires plus élevés à Carmaux qu’ailleurs et les « sacrifices » faits par la direction : création aux frais de l'usine, d'une école pour les enfants, organisation d'un économat aux mains des ouvriers. Les intéressés répliqueront sur les conditions très éprouvantes du travail (la chaleur) ainsi que la variété de la production qui explique, diront-ils, « l'élévation » des salaires.
LA GRÈVE OUVRIÈRE...
Bien que le calme règne dans la ville, le préfet du Tarn, Doux, dépêche des unités de gendarmerie sur Carmaux. Le 2 août, Jean Jaurès, député de ta circonscription depuis 1893, arrive sur les lieux, pour se rendre compte de la situation et se mettre à la disposition du comité de grève. L'arrêt de travail est alors complet à la verrerie Saint-Clotilde. Jaurès, conciliateur, conseille des démarches auprès du directeur et prêche le calme. Se référant à fa loi du 27 décembre 1892, il propose l'organisation d'une commission d'arbitrage devant le juge de paix. Celui-ci, réfugié auprès de la troupe, accepte de prendre des mesures pour arriver à une solution. C'est peine perdue ; la direction de la verrerie refuse ses bons offices. Le 5 août, après un discours de Jaurès. les grévistes votent à l'unanimité la reprise du travail « les ouvriers ont décidé d'assurer l'existence de Baudot et Pelletier et de reprendre le travail ensemble ».La grève est donc terminée...
LE LOCK-OUT PATRONAL
Le 7 août, Rességuier fait placarder un avis : « les ouvriers des verreries de Carmaux ayant quitté le travail sans motif, l'usine est fermée par ce fait. La société, dans leur intérêt, croit devoir les avertir qu'elle ne peut prévoir quand et dans quelles conditions la réouverture aura lieu. A chacun par conséquent de prendre tel parti qui lui convient. » L'affiche enlève toutes illusions à ceux qui doutaient de « la bonne volonté » du patronat. La presse de toute opinion s'interroge, la réprobation à l'égard des administrateurs est quasi unanime, excepté dans les feuilles gouvernementales. Dans le Journal Jaurès écrit : « Rességuier ne veut pas tuer une verrerie en pleine activité et prospérité. Il veut faire durer la grève pour affamer les ouvriers, les réduire à sa merci, leur faire accepter les conditions les plus dures, éliminer ceux qui le gênent, disloquer le syndicat, et peut-être. diminuer les salaires. »
Une semaine passe. Le 14, Rességuier fait connaître ses volontés : les verriers seront payés le 17 août. et de travail leur sera rendu, c'est donc le renvoi. Médiatement après, le ré-embauchage aura lieu, mais les salaires seront diminués et les « meneurs » ne seront pas repris. Vive approbation du Figaro . « Les verriers de Carmaux ne pourront rien objecter aux conditions de rentrée qui leur sont ainsi posées. Ils jouissaient de salaires plus élevés que partout ailleurs. Ils ont voulu faire grève, c'est leur droit. Mais c'est aussi le droit du patron maintenant que la place est nette de n'embaucher que les ouvriers qui lui conviennent. Les conseillers ne sont pas les payeurs. Si les ouvriers souffrent de cette situation, qu'ils s'en prennent à M. Jaurès et à ses amis. » Bonne occasion pour régler les comptes politiques : battu à Castres en 1889, Jaurès avait été élu et réélu en 1893, face au marquis de Solages propriétaire des Mines de Carmaux, grâce aux voix ouvriers de la ville. Le 18 août les verriers repoussent ces conditions inacceptables : « Vous nous demandez de sacrifier, outre Baudot et Pelletier, ceux que vous appelez les « meneurs de la grève ». Nous n'avons pas besoin de savoir ni leur nom, ni leur nombre pour vous dire non ; en les frappant, c'est nous que vous frappez. Même si nous étions aba donnés, même si nous devions souffrir de la faim avec nos enfants et nos femmes, nous ne consentirions pas à une trahison. »
LA SOLIDARITÉ
Abandonnés ? Non ! Les verriers ne le sont pas. Une formidable chaîne de solidarité se constitue, un immense courant de sympathie parcourt la France. Les réunions publiques et les meeeting se multiplient, organisés par les élus socialistes : on y retrace l’historique de la grève et à leur issue, des collectes permettent de réunir des tonds. Le 25, un meeting a lieu à la Maison du Peuple à Paris ; un autre, au Tivoli-Vaux-hail réunit 6 000 personnes. Roubaix, Reim, Narbonne, Lille, Dijon organisent des rassemblement identiques. Les souscriptions ouvertes dans la presse socialiste ou indépendante (La Dépêche de Toulouse, La Petite République, l’intransigeant, le Peuple de Lyon) affluent. On donne de tous les coins de France. Lorsque les préfets ne s'y opposent pas, on organise des loteries dont le bénéfice va aux grévistes. A Paris les chanteurs ambulants font'quotidiennement de substantielles recettes en chantant la chanson de la grève composée par Lencou. A Toulouse un grand meeting a lieu au grand théâtre du Capitole et le 22 septembre, jour anniversaire de la proclamation de la République, un festival populaire se déroule dans la ville. A Carmaux même, la solidarité s'organise : les propriétaires décident de réduire de moitié les loyers des grévistes, et ce, pendant la durée de ta grève. Les mineurs abandonnent une journée de salaire par mois au profit des verriers (les patrons d'ailleurs déclareront en chômage forcé plusieurs journées pour éviter le versement). On se préoccupe aussi de l'avenir et déjà une idée germe : la verrerie aux verriers. C'est Rochefort, pamphlétaire du Second Empire, ancien communard déporté, aujourd'hui propriétaire de l’intransigeant qui le 22 août lance l'idée, reprise par Le Radical du 2 septembre. Ce dernier signale que les menuisiers de Toulon ont créé une menuiserie ouvrière, qu'à Rive-de-Giers les grévistes ont constitué une verrerie aux verriers qui prospère. Après un mois de grève ces marques de solidarité soutiennent le moral des verriers. Les collectes permettent au syndicat de distribuer des secours proportionnellement aux besoins de chacun. Une distribution exceptionnelle sera même effectuée pour la rentrée des classes et l'approche de l'hiver. La presse hostile fulmine. Dans Le Siècle, l'ex-ministre Yves Guyot, n’admet pas que les conseils municipaux votent des subsides en faveur des familles de grévistes. Les verriers font appel à Dupuy-Dutemps, ministre des Travaux publics, député de Gaillac. Celui-ci leur répondra dans un discours à Albi : « II n'y a en Francs que deux partis : le Parti républicain, parti de l'ordre, et le Parti socialiste, parti du désordre.
PROVOCATION PATRONALES
La grève continue, en se durcissant ; les provocations patronales vont se faire très précises. On joue d'abord sur la division : des agents du patronat passent dans les foyers, répandent le bruit d'un embauchage proche : les premiers inscrits seraient les premiers appelés... On offre des permissions spéciales aux soldats fils de verriers. Enfin on essaie de démontrer que le vote de la prolongation de la grève a été truqué : on aurait trouvé dans le trou du souffleur du théâtre où avait eu lieu le vote, des bulletins hostiles à la grève. Rien n'y fait. Les assemblées générales quotidiennes étant toujours aussi fréquentées, on va tenter une nouvelle méthode : les arrestations. Fin septembre, le préfet Doux vient en inspection. Pour le moindre motif on pratique des arrestations, aussitôt suivies d'un jugement devant le tribunal correctionnel d'Albi, la Cour de Toulouse confirmant les peines en appel. Aucouturier, membre du comité de défense et conseiller municipal, pour « avoir tenté, au cours du mois de septembre, à l'aide de violence ou de menace..., d'amener ou de maintenir une cessation concertés du travail dans le but de porter atteinte au libre exercice du travail ou de l'industrie » est condamné à quatre mois de prison. Belin qui « apparaît comme un meneur dangereux et un futur orateur de réunion publique », écope de quarante jours sous l'accusation d'avoir injurié la police, le collaborateur du préfet n'ayant rien entendu mais ayant vu remuer ses lèvres. C'est encore la femme Hauser qui, pour avoir dit à un jeune voulant reprendre le travail « Fainéant ! Si ta n'as pas de pain, je t'en donnerai »! qui est condamnée à quatre jours pour délit de tapage injurieux. C'est enfin le sieur Huntzinger puni de quarante-cinq jours après avoir déclaré « Ceux qui accepteront de reprendre le travail seront des fainéants. » Ni la division, ni les arrestations n'apportent résultats escomptés. Aussi, Rességuier trouve une autre solution. Les manœuvres d'embauchage s'interrompent à Carmaux, et on organise alors dans le Nord et dans la Loire des tournées de propagande, 16 hommes seront envoyés de Rive-de-Giers où les patrons les ont obligés à partir sous peine de chômage. Des convois arrivent à Carmaux, souvent des ouvriers que l'on a copieusement fait boire. Quelques-uns, voyant la situation, se présentent au comité de grève et déclarent avoir été trompés : on leur avait dit que la grève était terminée. Ils décident de repartir. Pourquoi cette précipitation de la direction ? Raisons d'ordre économique ? La production est toujours paralysée après deux mois de grève, des marchés sont perdus. Raisons politiques La Chambre des Députés doit se réunir le 22 octobre, et les socialistes vont infervenir si la reprise n'est pas effective, et ainsi donner une nouvelle dimension au conflit.
L'ÉTAT DE SIÈGE
A Carmaux les vexations et les arrestations redoublent. Mieux ! Rességuier provoque un rebondissement inattendu : il se plaint d'un coup de revolver tiré sur lui en pleine rue. Ce « coup de pistolet confidentiel » (Pelletan dans le Rappel) lui a troué la redingote ! La presse est sceptique et incrédule : comment l'assassin aurait-il pu s'échapper dans une rue remplie de policiers ? Un homme sera pourtant arrêté : le jeune Guihern, connu pour ses idées anarchistes. Emprisonné un mois, il sera relâché. Cependant Carmaux est mis en état de siège. Les fonds de secours des grévistes sont saisis ; on perquisitionne à l'hôtel Malaterre, un triple cordon de police boucle les issues pendant que les agents fouillent la chambre de Jaurès, celle de GérauIt-Richard, député de Paris, ainsi que des combles, Les patrouilles de gendarmes à cheval balayent la rue de la gare et la route nationale. Les passants sont malmenés avec violence. Le commissaire spécial Frendel se tient avec son écharpe et revolver au poing à l’angle des deux rues. Alors que la Chambre des Députés va se réunirr le travail reprend à la verrerie. Trois fours sont allumés, mais peu de verriers carmausins sont là, moins d'une dizaine. Le travail est loin d'être sérieux : disputes, flâneries, incapacité des nouveaux arrivants (certains ont été recrutés parmi les terrassiers de la route Quillan- Rivesaltes). Néanmoins. le plan de Georges Leygue, ministre de l’'intérieur, est réalisé : quelques fours fonctionnent.
INTERVENTION GOUVERNEMENTALE ?
Au Parlement, après un discours de près de cinq heures et demie, Jaurès dépose l'ordre du jour suivant : « La Chambre, convaincue, qu'un haut arbitrage moral peut seul résoudre oe conflit, invite M. Brisson (président de la Chantre) à accepter d'être l'arbitre. » Brisson hésite, mais Leygue, lui, refuse et réfute tout : « Un troisième tour a été allumé, 'a troisième équipe est prête ; it y aura 593 ouvriers. Avant {a grève if y en avait 675, donc la grève est terminée. » Évoquant le manifeste envoyé par les verriers de Carmaux à taus les verriers de France, il le qualifie « de véritable déclaration de guerre » ?Bonne âme , il conclut « Le gouvernement a agi avec justice âme, et il ne lui reste plus, le conflit étant terminé, qu'à soulager les misères que la grève a fait naître.» Le vote de la Chambre est négatif, Jaurès est battu. A Carmaux, c'est la déception des verriers et le triomphe de Rességuier. Triomphe de courte durée, car le 29 octobre, le ministère Ribot fait place au ministère radical de Bourgeois, qui est bien décidé à résoudre le conflit. Des arbitres sont nommés. La grève n'est cependant pas terminée. Rességuier n'est pas d'accord : « Le conflit de Carmaux ne comporte pas d'arbitrage, le choix du personnel doit appartenir exclusivement à chaque citoyen. Le jour où il en serait autrement, toute liberté serait anéantie, l'industrie française serait perdue au détriment des ouvriers eux-mêmes et au grand avantage de l'industrie étrangère. » Malgré toutes les pressions, le patron refuse. Aussi, plus de trois mois après le début de la grève, le 10 novembre, « les ouvriers verriers et similaires de Carmaux, réunis au nombre de 850... , constatent que M. Rességuier, en exigeant le sacrifice préalable de plusieurs d'entre eux, se refuse à toutes négociations... ils demandent d'urgence aux pouvoirs publics la protection légale des syndicats.., ils décident en outre de fonder une verrerie aux verriers qui donnera du travail à tous ceux que M, Rességuier ne reprendra pas, et ils s'engagent à continuer la lutte unanimement ». Restait à trouver les fonds nécessaires à. l'entreprise...
S’ORGANISER EUX-MÊMES
Le 13 novembre, Rochefort télégraphie à Jaurès pour lui annoncer un premier don de 100 000 francs or (somme énorme à l'époque où un ouvrier de automobile de la région parisienne gagnait environ 6 francs par jour ouvrable, selon Pelloutier), provenant d'une septuagénaire vivant chichement, Mme Dembour (à qui d'ailleurs on intentera un procès). A Carmaux le travail reprend pour ceux que Rességuier veut bien embaucher ; les ouvriers malades et une vingtaine de membres du comité de grève sont renvoyés. Une nouvelle aventure commence pour les verriers grévistes : la construction de leur entreprise. Après bien des discussions, le choix se porta sur Albi, où les terrains étaient moins chers et le charbon meilleur marché. Le 25 décembre, dans la Dépêche, à la fin d'un appel pour la souscription, Jaurès écrit « Le succès doit être assuré, pour montrer que l'on est pas des parleurs inconsistants, qui effleurent toutes les grandes questions et qui n'en résolvent aucune... En démontrant que les ouvriers peuvent s'organiser eux-mêmes, se discipliner eux-mêmes; elle accoutume les esprits à l'idée d'un affranchissement général des salariés et d'une organisation sociale nouvelle… André Bordeur
(Sources Journaux de l'époque. surtout la "dépêche" de Toulouse |
UNE COOPÉRATIVE N’ÉCHAPPE PAS AUX CONFLITS SOCIAUX
Inaugurée en octobre 1896 « la verrerie ouvrière » fonctionne toujours à Albi. Elle va connaître, comme les autres entreprises, des heurts et des conflits sociaux dont certains seront très durs : en septembre 1912 pendant plusieurs semaines en 1921 pendant quatre mois, en 1924 pendant 7 mois les ouvriers débrayent ne pouvant faire entendre autrement leur voix auprès de leur employeur, la C.G.T...
En 1931, « La Verrerie Ouvrière » est devenue une coopérative ouvrière. Syndicat unique dans l'entreprise, la CGT, en est aussi le plus gros actionnaire. L'adhésion à fa CGT est obligatoire, en fait, dès l'embauche, ainsi que la retenue de 4 % faite sur tous les salaires des ouvriers pour acheter des actions.
Les « ouvriers-actionnaires » ne se réunissent qu'une fois par an en Assemblée Générale. Le fonctionnement quotidien et la gestion de l'entreprise sont assurés par un Conseil d'Administration de douze membres élus par l'A.G, le conseil élit le directeur. Des représentants du syndicat et du comité d'entreprise siègent aux réunions (mensuelles) du C.A. La rotation régulière des postes de travail et des tâches n'est pas pratiquée.