POURQUOI EMBRASSER KISSIM ?
D'abord, si vous le permettez, j'aimerais faire un petit tour d'horizon sur le paysage audiovisuel, tel qu'il nous est donné, au jour d'aujourd'hui. Mais, comment parler de ce sujet sans faire appel à des considérations politiques. Vous allez tout de suite penser, zut, ça commence mal, on était venu pour voir Kiss Kissim ! il y en même certains qui, dès que l'on prononce le mot « Politique », deviennent agressifs. On ne leur a pas dit que ce mot peut avoir plusieurs sens. En voici deux : ce qui est relatif à l'organisation du pouvoir dans l'état.... , oui, mais aussi, se dit d'une manière d'agir avec autrui, habile, judicieuse, diplomate .... Je n'invente rien, c'est dans le dictionnaire. Et là ça change tout. D'un seul coup, la politique peut devenir sympathique. Ce sera, justement, le thème de ce soir, le fil conducteur : les manières d'agir avec autrui. N'est-ce pas en fait à cette question fondamentale que doivent répondre ceux qui interviennent, sur la scène politique, sur tous les lieux d'échanges et de communications, en fait sur la scène du monde entier, partout où l'homme a besoin de l'homme pour organiser au mieux la société dans laquelle il vit. N'est-ce pas le sujet de ce soir ?
C'est maintenant incontestable;
nous vivons sous le règne d'une dictature, inavouée : celle de l'argent et du
profit. Aucune politique actuelle, j'entends cette fois par politique, selon la
première définition, « celle menée par les élus », ne peut changer cet
état : l'économie de marché est voulue par les grandes multinationales,
elle est désormais la seule solution pour
remédier à tous les problèmes planétaires, et s'inscrit dans notre
pensée comme une évidence. Qu'est-ce que nous dit Noam Chomski,
dans son ouvrage « La fabrication de l'opinion, connu aussi sous le titre
: la fabrication du consentement » : en bref : Comment nos cerveaux
sont conditionnés, formatés, pour qu'ils ne soient plus capables de penser
autrement que selon les impératifs politiques et économiques de la société
capitaliste. C'est aussi ce que nous dit
Ignacio
Romanet* dans son livre « Propagandes
Silencieuses »
À l'heure d'Internet et de la révolution numérique, la question que se posent les citoyens n'est plus: « Sommes-nous manipulés? », mais « Comment sommes-nous mentalement influencés, contrôlés, conditionnés? »
Ignacio Ramonet, grâce à de nombreux exemples puisés dans les univers cinématographique et télévisuel, montre les manières dont se fabrique l'idéologie, dont se construit cette silencieuse propagande qui vise à domestiquer les esprits, à violer les cerveaux et à intoxiquer les cœurs. Il met au jour les mécanismes et les procédés de l'endoctrinement contemporain. Comment, sans que nous nous en apercevions, les nouveaux hypnotiseurs entrent par effraction dans notre pensée et y greffent des idées qui ne sont pas les nôtres: spots publicitaires, films-catastrophes, séries policières, comédies, scènes de guerre et de violence... - toutes ces images laissent des traces subliminales dont l'influence, à la longue, finit par fortement déterminer nos comportements. Et par réduire notre liberté.
Ce qui nous fait donc obéir à ces règles :
« Il faut être gagnant, il faut consommer en priorité ce que l'on vous propose, il faut accumuler le plus de richesses possibles, il faut éliminer la concurrence, et tant pis pour les autres s'ils sont pauvres, d'ailleurs c'est de leur faute…. ils ne savent pas se débrouiller ».
Et oui, tout cela nous conduit à avoir des comportements très inquiétants : nous devenons de plus en plus égoïstes et individualistes, l'autre pouvant devenir, potentiellement, l'ennemi à abattre. Nous sommes déjà des consommateurs dociles, état grâce auquel on parvient à nous faire passionner pour des objets, des divertissements et des occupations les plus superficiels, inutiles et stupides. La consommation est bien devenue en quelque sorte le seul sujet de préoccupation de ceux qui nous gouvernent, pas seulement les élus, ceux qui on le pouvoir et l'argent, les vrais maitres du monde.
Dans ce formidable univers de la consommation, il y a, en conséquence, de moins en moins de place pour la pensée et la réflexion, ça fait partie des activités mentales dangereuses pour le pouvoir et la bonne marche des affaires, et puis, ça ne se vend pas. Faire évoluer continuellement sa pensée et sa réflexion nécessite des efforts personnels qu'il n'est plus question d'encourager.
C'est bien dans ce sens que les télévisions et le cinéma actuel ajustent leur politique, (rappelez vous notre définition) bien plus pour abrutir que pour instruire, en mettant le paquet sur tout ce qui peut rapporter du fric, jeux d'argent, violences, bagarres au laser, érotisme voire pornographie, effets spéciaux et maintenant films en reliefs, divertissements qui, en plus, n'ont décidément pratiquement rien à dire, vides de sens et de contenus.
(lire l'article de Pierre Jourde (1), « La machine à abrutir » paru dans le Monde Diplomatique).
Cette surabondance des images, à la télévision, au cinéma, comme sur internet et les ordinateurs devient tellement envahissante qu'elle ne permet plus vraiment de distinguer ce qui fait partie du monde réel de ce qui fait partie du monde virtuel. Semer la confusion entre ce qui est réel, ce qui se passe vraiment dans la vie, et, ce qui est purement fictif, pourrait être également une stratégie de manipulation des esprits : ainsi le réel, qui échappe à notre vision immédiate, pourrait ne pas exister ! « Les projets des maîtres du monde » : rendre floue la frontière entre le vivant et le non vivant ».
Alors pourquoi s'en faire si on vous dit qu'ailleurs ça va mal ? Ça se passe dans une dimension que nous ne pouvons pas atteindre, probable, improbable, où ceux qui gagnent et ceux qui perdent ne sont finalement que des représentations derrière un écran, comme dans un jeu vidéo !
Oublions ces manipulations frénétiques et masturbatoires de ces manettes de jeu qu'on appelle joystick, et rappelons, c'est précisément l'occasion de le faire aujourd'hui, quel peut être le rôle du cinéma, à quoi ça peut servir, simplement à divertir ?. On a dit à juste titre, et j'adore la comparaison, que le cinéma est « comme une fenêtre ouverte sur le monde ». J'ajouterais, sur « DEUX » mondes. D'abord sur le monde visible, celui que l'on peut observer avec les yeux, qui existe ou qui a existé partout où se sont produites des histoires réellement vécues par une multitude de femmes, d'homme et d'enfants, agissant pour le bien et la liberté ou pour dénoncer les vraies causes du mal et de la misère, les injustices et les guerres, et enfin, une fenêtre qui s'ouvre sur le monde invisible, domaine de la conscience et des sentiments que beaucoup de réalisateurs ont su aborder, comme Bergman et bien d'autres en filmant les visages humains comme des paysages, puisque l'un et l'autre sont le reflet de ce qui se passe en profondeur : les secousses émotionnelles jouent bien le même rôle que les secousses telluriques, ce sont elles qui donnent le relief, le relief de la vie, le vrai, dans sa diversité infinie, ce qu'aucun informaticien ne réussira à reproduire. Ce cinéma là, qui nous instruit sur notre passé, notre présent, qui nous force à la méditation et à la découverte de ce que l'on ne connait pas... ces populations lointaines riches de leurs cultures et de leurs expériences, ce cinéma là, que nous appelons le cinéma d'auteur, qui souvent nous montre, sans artifice, l'exemple de ce qu'il faut faire ou ne faut pas faire pour être plus humain, et nous permet ainsi de mieux comprendre les mécanismes parfois complexes du monde dans lequel nous vivons, est en train de mourir. Parce que : il ne génère pas assez de recettes et donc de profits, Il ne génère pas de jeux vidéo pour les consoles et les ordinateurs. Et il ne pourra de moins en moins rivaliser avec l'écrasante production commerciale de ces nouveaux films dont on se souviendra, non pas pour les messages qu'ils contiennent, si toutefois il y en a, mais surtout pour les effets spectaculaires qu'ils auront produit.
Quand aux films qui ont le malheur d'être en noir et blanc, plus personne n'ira les voir, alors que c'est là que se trouve une grande majorité de chefs-d'œuvre du 7ème art, vraiment capables de nourrir notre réflexion.
C'est ainsi que le monde perd sa mémoire. C'est aussi ce que l'on veut... Trop de connaissances du passé n'est pas bon, ça risque de donner des mauvaises idées contraires aux objectifs commerciaux. On a déjà connu ça : on a bien fait tout ce qu'il faut pour effacer la mémoire des indiens d'Amérique, trop dangereuse : savoir que leur organisation sociale aurait pu inspirer un modèle de société égalitaire ? Quelle horreur !
Dans le fond, est-ce que finalement on ne nous
prendrait pas pour des enfants à qui l'on donne des jouets
: Tenez, amusez vous bien, et
surtout ne vous encombrez pas l'esprit avec vos inquiétudes sur l'avenir,
on s'en occupe, y a pas de
problèmes, on vous protège, et pendant ce
temps les affaires du monde pourront évoluer tranquillement.
Mais ce soir, nous sommes bien entre adultes. Alors, revenons sur terre. Ce sera ma conclusion.
J'ai rencontré Maryse et Pierre
Jean en août 2009. Ils m'avaient parlé de ce qu'ils faisaient en Afrique, au
Mali. Presque instantanément, je leur ai proposé d'en faire un film. Peut-être
parce que, en l'espace de quelques secondes, je me suis imaginé qu'il pourrait
passer en première partie d'AVATAR . Non, encore mieux, après, pour
que ce soit celui là, celui que vous allez voir maintenant, qui reste en
priorité dans notre mémoire comme un message et un avertissement :
«Ne serait-ce pas plutôt à nous de remettre les pieds sur terre ».
Pour, éventuellement, changer le monde,
Et non à ces dieux de pacotille qui nous encombrent l'esprit !
Voilà. J'espère ne pas vous avoir ennuyé avec
ce petit discours. Mais j'en avais vraiment trop envie. Les occasions de pouvoir
s'exprimer devant un public sont trop rares. En fait, c'était une façon de vous
dire aussi comment j'aime le
cinéma et combien je suis inquiet pour son avenir et son influence sur les
générations futures. Mais en tout cas je ne suis pas inquiet pour ce que font
Maryse et Pierre-Jean au Mali, car je suis certain qu'ils trouveront toujours
quelqu'un pour les soutenir. Ils ne voulaient pas que je parle d'eux. Tant pis,
c'est fait. Vous les verrez tout à l'heure. Ils sont là. Sans eux, il n'y aurait
pas, de toute façon, ce film. Et je peux certifier enfin que ce n'est vraiment
pas l'esprit mercantile qui les
inspire, mais bien au contraire,
l'esprit d'humanité... c'est, « leur manière d'agir avec autrui ».
Je crois que c'est là l'essentiel : ce qu'il faudra retenir de cette soirée que nous allons passer ensemble.
Pour cela, je les remercie.
Je vous invite maintenant à embrasser Kissim.
A tout à l'heure. Philippe d'Hennezel