L'ATTENTE D'UNE NOUVELLE RELIGION

 

Il y a un fait actuel très important et significatif: l'attente d'un grand renouvellement religieux.

Professeur ASSAGIOLI (Florenœ


Index

IL FLOTTE DANS L'AIR QUELQUE CHOSE DE MESSIANIQUE

Dans un article inédit en français du célèbre biologiste et philosophe J.B.S. Haldane, qui vient de nous écrire pour nous assurer sa collaboration, on peut lire ces lignes:

« Il faut envisager la possibilité que naisse une religion dont le credo serait en accord avec la pensée moderne, ou plus précisément la pensée d'une génération précédente. Des traces d'un tel credo peuvent être déjà trouvées dans les paroles de spiritualistes éminents, dans le dogme économique du parti communiste, dans les écrits de ceux qui croient à l'évolution créatrice... Il faut envisager la possibilité d'une nouvelle religion qui cristallisera les théories scientifiques de son époque. »

Notre rôle n'est assurément pas d'annoncer quelque nouvelle religion. Nous ne prétendons à rien d'autre que ceci: promener un regard libre et neuf sur les réalités de ce monde. Et c'est une des réalités de ce monde que l'existence d'un climat d'attente que l'on pourrait qualifier de religieuse. Il flotte dans l'air quelque chose de messianique. De la naissance des nouvelles religions émancipatrices dans les pays encore primitifs1, à l'apparition des mythes nouveaux dans l'Occident et aux plus ardentes interrogations d'hommes qui, comme Einstein, Oppenheimer, Teilhard ou Huxley, témoignent pour la conscience moderne, on sent passer à travers l'humanité un courant pré-religieux. Nous ne savons si le schéma de Haldane est valable. Mais c'est un fait qu'on le retrouve dans la composition de ce numéro de Planète: spiritualité avec la description du Zen, suite de l'étude sur le marxisme, croyance en l'évolution créatrice, avec Julian Huxley. Je connais un sculpteur qui vivait dans notre époque à la manière de Pierre de Craon, dormeur de la belle étoile, mangeur de pain et d'oignons, colosse mystique, grand tapeur de cailloux dans les villages de la vieille France où il refaisait des Jean-Baptiste et des Marie. Il s'est arrêté, sa barbe blanchissant. Il s'est enfermé dans une carrière dont il arrache des blocs, consacrant le reste de sa vie à sculpter des personnages mi-hommes, mi-scaphandres, voyageurs du temps, et tous en position d'attente. Il veut laisser en héritage à ses contemporains cette monumentale Salle d'Attente.

Julian Huxley

Qu'est-ce qu'on attend? Voilà le thème d'une enquête sur ce que nous avons ici coutume d'appeler l'histoire invisible. Je ne sais si, comme l'affirmait Yeats: « Sûrement une révélation est proche » Sûrement le second Avènement est proche. » Je ne suis pas même sûr de bien comprendre ce que cela signifie. Mais quand je regarde ce monde en métamorphose qui est le mien, je dois bien voir les hommes dans la position où les fixe mon ami l'ermite, qui a quitté les fraîches et tranquilles églises de village pour bâtir dans une caverne une salle d'attente peuplée de démiurges... C'est pour approfondir le thème de cette enquête que je me suis rendu dernièrement auprès de sir Julian Huxley, en compagnie de Gabriel Veraldi. Il se passe en ce moment en Angleterre quelque chose de très important sur le plan de l'éthique et de la religion. On y assiste à une tentative pour promouvoir une « religion sans révélation », basée sur la science et la croyance en une évolution ascendante du phénomène humain. Encore une fois, prenons nos précautions; nous ne disons pas: « Voilà la vérité», nous disons: « Voilà ce qui est, et est utile de savoir. »

L'enquête à laquelle nous avons procédé nous a montré que sir Julian Huxley n'est pas aujourd'hui un penseur isolé, témoignant pour sa pensée propre, mais qu'il est un des éléments d'un assez puissant essai de révolution éthique. Cet essai est d'ailleurs suivi avec passion par le public intellectuel anglais, et par celui de maints autres pays.

- C'est bien curieux! s'écrie un lecteur. Si cela était, on en aurait entendu parler!

- Eh! non! Ne savez-vous donc pas que notre intelligentsia, si certaine d'incarner l'esprit universalisme et de liberté, est devenue sourde à tout ce qui n'est pas querelle de quartier et mandarinat d'arrondissement ?

- Vous voilà bien mordant!

- On mord la main qui étouffe.

Nous présentons ici trois éléments de réflexion :

1. Un résumé de nos conversations avec Julian Huxley. Le texte a été relu par notre interlocuteur.

2. Des informations sur les bases et les développements de « l'Humanisme évolutionnaire » en Grande-Bretagne.

3. Un aperçu de l'étonnante réaction du docteur Robinson, évêque de Woolwich, qui propose rien de moins aux chrétiens qu'une remise en question du donné révélé de la théologie. Le livre de Robinson, «Honest to God», vient d'atteindre en trois mois deux cent cinquante mille exemplaires. Nous reviendrons sur ce livre dans un prochain numéro.

LOUIS PAUWELS

 

JULIAN HUXLEY : UNE RELIGION SANS RÉVÉLATION

 

• Sir Julian, vous aviez publié en 1928 un ouvrage intitulé Religion without Révélation. En 1958, vous avez fait paraître ce livre en édition populaire et, au grand congrès réuni à Chicago pour le centenaire de l'œuvre de Darwin, vous avez fait une déclaration qui a eu un retentissement mondial. Vous avez dit: « La vision évolutionniste nous permet de discerner les grandes lignes de la nouvelle religion qui, nous pouvons en être sûrs, naîtra pour répondre aux besoins de l'ère qui vient. » Est-ce que vous pensez que le monde est entré dans un état d'attente? Et qu'attend-il?

• Oui, le monde attend. Il discerne, plus ou moins clairement, que l'humanité a reçu une nouvelle révélation. C'est-à-dire que les sciences sont maintenant assez développées pour que leur convergence produise une nouvelle image de l'univers. Par cela, le processus d'évolution, en la personne de l'homme, commence à être conscient de lui-même.

• Est-ce que Teilhard de Chardin a accéléré cette prise de conscience?

• Sûrement. C'est un des penseurs les plus importants de notre époque. Il a eu le sens de l'évolution en tant que processus, et c'est ce qui compte. Trop de scientifiques se limitent à des aspects fragmentaires de l'évolution. Leurs études analytiques ont certes de l'intérêt, mais il est nécessaire de considérer le phénomène dans son immense durée pour en tirer une leçon à valeur humaine générale.

• Le père Teilhard a lié évolution et foi religieuse. Est-ce que l'évolution seule vous semble suffisante pour donner aux hommes un sens de leur vie?

• Pour moi, oui. Pour tous, je ne sais pas. La tentative de réconciliation entre la science et la foi chrétienne faite par Teilhard est intéressante, mais je n'en ressens pas personnellement la nécessité. Son idée du «point oméga», par exemple, me semble fragile. Il n'empêche que la plus grande partie du Phénomène humain est des plus fructueuses et que l'attitude même du père Teilhard est un modèle d'ouverture de pensée.

• Vous aimez à comparer, sir Julian, l'humanité du xxc siècle et nos lointains ancêtres amphibies, alors qu'ils venaient à peine de quitter l'océan et qu'ils se traînaient maladroitement sur le rivage, au bord de nouvelles façons de vivre, au seuil d'une vie plus riche, plus variée, plus libre.

• Je crois que la comparaison est rigoureuse. L'humanité se trouve en effet au seuil d'immenses possibilités qu'elle devine à peine. Nous devons encore découvrir comment vivre dans la noosphere, comment entrer dans les domaines inconnus des potentialités humaines. L'idée centrale de mon travail est que nous pouvons maintenant trouver ce qui manque à notre vie pour qu'elle ait un sens manifeste. La santé physique, bien sûr, mais surtout la santé spirituelle, l'intégration de la personnalité, les états supérieurs de conscience, comme mon frère Aldous l'a souvent dit. Les grands mystiques ont atteint des états de vie qui sont encore inaccessibles pour l'énorme majorité des humains, mais qui sont certainement d'une grande importance. Nous avons tout à découvrir. La science du xix' siècle considérait l'homme comme achevé... Curieux, n'est-ce pas? Alors que nous sommes des êtres si neufs et si imparfaits !

 

Julian Huxley

 

Teilhard de Chardin

MUTATION OU SÉLECTION

• Par contre, de nombreux philosophes et scientifiques contemporains imaginent que l'humanité actuelle est une forme transitoire, comme les hominiens qui nous ont précédés. Bref, que pensez-vous de l'idée moderne d'une mutation créant une humanité nouvelle?

• C'est un simple malentendu. L'évolution ne progresse guère par mutations. La plupart des mutations sont défavorables. Le moteur du progrès évolutif est la sélection, ce qui n'est pas du tout la même chose. La sélection, c'est en somme un mécanisme à produire un degré énorme d'improbabilités. La mutation est régie parle randomprocess, par le hasard. La sélection est un processus dirigé.

• Avons-nous la possibilité de créer des processus de sélection consciente?

• Nous avons en tout cas celle de guider la sélection et de l'accélérer. Mais la situation présente est inquiétante. Par la médecine, nous avons presque neutralisé la sélection naturelle, mais nous n'avons pas substitué une sélection consciente à l'ancien processus. De plus l'ambiance culturelle encourage le célibat des prêtres et des intellectuels. Cela (et d'autres erreurs que nous sommes en train de commettre) dégrade le patrimoine génétique. Et si ce patrimoine continue à dégénérer, c'est un très grave danger pour l'humanité.

• Vous estimez qu'il est nécessaire de prendre une conscience quasi religieuse du processus évolutif, n'est-ce pas?

• Beaucoup de mes amis font des objections contre ce terme de religion, qui me semble pourtant juste. A condition naturellement de le prendre dans un sens large: celui d'un système d'idées et de règles, d'actes et de célébrations qui permettent à l'homme d'une époque donnée de faire face à sa destinée. Ainsi conçue, la religion est un besoin absolu pour les hommes. Même les systèmes dits matérialistes, comme le marxisme, comprennent des aspects typiquement religieux, magiques, ésotériques.
 

RECUL DES RELIGIONS TRADITIONNELLES

• Vous avez dit tout à l'heure que la science apportait une sorte de révélation. Ce contre quoi vous luttez, c'est l'idée d'une révélation non humaine, apportée de l'extérieur?

• Oui. La grande différence entre la religion de l'ère qui vient et les religions classiques est le postulat humaniste. Pour moi, l'esprit scientifique moderne ne peut admettre le surnaturel. Il ne peut concevoir deux royaumes. Par contre, il conçoit fort bien l'extraordinaire, le transnaturel si vous voulez. Le rôle humaniste serait de faire participer la masse des humains à des états de conscience hautement satisfaisants, qui sont pour le moment limités à quelques êtres exceptionnels.

• Pourquoi jugez-vous une nouvelle religion si indispensable? Parce que les religions traditionnelles reculent?

• Sûrement. Je ne vois pas comment on peut nier ce fait d'observation. La conscience d'un recul des religions classiques est particulièrement aiguë ici en Grande-Bretagne et aux U.S.A. Cela provoque d'innombrables controverses et des tentatives désespérées pour sauver des religions ce qui peut l'être. Des théologiens de Cambridge essayent de construire une néo-théologie sans employer le mot Dieu! Le drame est que ce recul des religions laisse place vide au scepticisme généralisé. Depuis surtout un siècle, la science a beaucoup lutté contre la religion. Car la religion, par sa révélation immuable, par ses dogmes, entravait les progrès de la connaissance. Mais cette action destructive de la science doit maintenant cesser, et il faut que les hommes de science assument leurs responsabilités vis-à-vis de l'humanité en adoptant une nouvelle attitude constructive. Par exemple, il y a en Angleterre deux anciennes associations rationalistes: la Ethical Union, fondée en 1896, et la Rationalist Press Association. Ces deux organisations ont récemment fusionné en la British Humanist Association, dont le but est de fonder une pensée humaniste, constructive, avec la participation aussi bien de scientifiques que de philosophes et d'ecclésiastiques.
 

CET HYPER-RATIONALISME FRANÇAIS ? IDIOT !

• Cette largeur de vues du rationalisme britannique nous paraît bien saine et bien jeune, en comparaison avec le rationalisme français. Savez-vous que les membres d'une importante organisation rationaliste française doivent s'engager à ne jamais entrer dans une église?

• C'est complètement idiot! Voilà pourquoi Teilhard me paraît si utile. Sa synthèse entre le christianisme et l'évolutionnisme n'est cohérente que jusqu'à un certain point. Je ne crois pas qu'elle ait un long avenir, mais elle aura été une date capitale.

• Est-ce que le marxisme, auquel vous faisiez allusion tout à l'heure, n'a pas des intentions assez proches de celles de l'humanisme?

• Dans une certaine mesure. Le marxisme a essayé de prendre une vue scientifique des affaires humaines. Mais c'était prématuré. Les idées adéquates n'existaient pas à l'époque. Les conceptions marxistes de l'évolution restent sommaires. Et cet essai de sociologie scientifique s'est vite figé en système dogmatique, faux par rapport à la science présente. De plus, il néglige le domaine le plus mal connu et probablement le plus riche qui s'offre au progrès humain, celui des expériences mystiques. Pour moi, ce sont des phénomènes humains très importants, qu'il va falloir explorer, puis utiliser.

• En cela, vous êtes très proche de votre frère.

• Pas tout à fait. Aldous va trop loin quand il parle de fondation éternelle, d'union avec la Réalité absolue, etc. L'expérience mystique est peut-être l'intuition d'une forme supérieure de la réalité, mais de là à la dire absolue ! Aldous oublie que les certitudes éprouvées dans les états mystiques peuvent être tout à fait saugrenues. Mais, lui et moi, nous avons beaucoup discuté et nous sommes d'accord sur l'essentiel.

 

Descartes

Marx

 

 

 

 

ALDOUS ET MOI SOMMES VOUÉS AU PROBLÈME DU SURPEUPLEMENT

• Voyez-vous une différence entre ce qu'attendent les peuples riches et les peuples sous-développés?

• J'allais vous en parler. Les gens des pays sous-développés ont des aspirations beaucoup moins abstraites que les nôtres. Ils ont entendu parler des bienfaits de la science et ils attendent une fin rapide de leur misère. Malheureusement, leurs besoins ne pourront pas être satisfaits immédiatement. Il faut s'attendre à de nombreuses révolutions, dans les années à venir. Aldous et moi, nous nous sommes voués aux problèmes du surpeuplement, car ce sont les plus menaçants. Dans la situation actuelle, il est impossible d'élever sérieusement le niveau de vie, sans compter la menace que la surpopulation fait peser sur la sélection.

• C'est à votre avis le plus grave danger pour l'évolution des peuples sous-développés?

• Non, pour l'évolution en général. Ici, en Grande-Bretagne, nous sommes en état de surpopulation. Aux États-Unis, on voit naître un urbanisme dégénéré, comme cette urbanisation en cours depuis Boston jusqu'à Washington.

• Est-ce que l'accroissement de la population n'est pas lié à la multiplication des chances de sélection?

• Certainement pas! La vie ne repose pas sur l'accroissement quantitatif, mais sur des équilibres et des optima. Dix millions d'humains, c'est trop peu pour que la planète soit harmonieusement développée. Mais cent milliards, c'est une situation infernale. Et ce serait vite atteint, si le taux présent se maintenait.

• Peut-on faire quelque chose?

• Oui, heureusement. Les États-Unis commencent à s'en occuper sérieusement, de même que le Japon.

• Par contre, l'Europe continue d'encourager la politique nataliste.

Historiquement, l'Europe est importante. Mais du point de vue génétique, c'est une bien petite portion de l'humanité. Pour l'avenir, ce qui se passera en Amérique latine comptera davantage que ce qui se passera en Europe. Voyez-vous, le plus bel apport de la révélation scientifique est qu'elle nous a donné une échelle de temps tout à fait nouvelle. Quand on songe à la si lente aventure de la vie sur la Terre, et à l'immense transformation qui a eu lieu dans ces dernières dizaines d'années, tous les espoirs sont permis. Si l'on applique les connaissances modernes, la condition humaine peut être changée radicalement d'ici deux générations. Bien des gens croient que l'humanisme scientifique néglige l'individu. Au contraire. Dans la vision scientifique, l'individu est le plus haut phénomène observable. C'est en travaillant sur soi-même, en se construisant une personnalité aussi riche que possible que l'homme peut jouer son rôle cosmique. Une religion humaniste n'a pas d'autre fonction que d'aider l'homme à se relier consciemment à l'univers, à s'accomplir dans l'évolution, à se découvrir.

Cet entretien entre sir Julian Huxley, Louis Pauwels et Gabriel Veraldi a eu lieu le 5 juin 1963 à Vatkenewn Club, Londres; le texte en a été communiqué à sir Julian Huxley.

 

On a plus de raisons d'être moral quand on ne croit pas en Dieu

parce que l'on est vertueux gratuitement et poussé à croire en l'homme

L'athéisme mène à l'humanisme

 

André Comte Sponville

 NAISSANCE DE L'HUMANISME ÉVOLUTIONNAIRE

On connaît mal, en France, l'intense activité philosophique qui se développe depuis la guerre en Grande-Bretagne. Il s'agit pourtant d'une véritable révolution éthique, dont les conséquences peuvent rapidement dépasser celles de la Réforme1. Les deux pôles en sont le développement de l'humanisme évolutionnaire et la transformation du christianisme que propose l'évêque de Woolwich.

En 1952, divers mouvements rationalistes se réunirent à Amsterdam, sous la présidence de sir Julian Huxley, et fondèrent The International Humanist and Ethical Union. Le programme se résumait en cinq principes fondamentaux :

1) Le principe démocratique peut être appliqué à toutes les relations humaines et n'est pas limité aux méthodes de gouvernement.

2) L'humanisme moderne chercher à utiliser la science pour des fins créatrices et non destructrices.

3) L'humanisme est éthique. Il affirme la dignité de l'homme et le droit de l'individu à la plus grande liberté possible de développement compatible avec les droits d'autrui.

4) Il souligne que la liberté personnelle est une fin qui doit être combinée avec la responsabilité sociale, afin qu'elle ne soit pas sacrifiée à l'amélioration des conditions matérielles.

5) C'est un mode de vie visant au maximum d'accomplissement, grâce à la culture d'une attitude éthique et créatrice.

Le deuxième Congrès eut lieu à Londres, en 1957, sous la présidence de lord Boyd Orr. Le troisième Congrès, à Oslo en 1962, présidé par le professeur Gabriel Langfeldt, réunissait les sociétés de vingt-deux nations.

 

UNE ASSOCIATION RAMIFIÉE ET PUISSANTE
 

La British Humanist Association a une importance considérable et est en très rapide croissance. Ainsi, douze cents étudiants d'Oxford, qui occuperont dans quelques années des postes-clés de la nation, en font partie. Le président en est sir Julian Huxley; le vice-président, le professeur Ayer; le très actif directeur, le docteur Blackham. Par des livres, des périodiques, des tracts, des conférences et des actions multiples, l'Association défend des idées-forces telles que :

— les problèmes humains doivent être affrontés grâce aux ressources intellectuelles et morales de l'homme, sans invoquer une autorité surnaturelle ;

— la vie peut être faite digne d'être vécue et suffisante en elle-même sans qu'elle ait besoin d'être éternelle;

1. Rappelons encore une fois que nous présentons ici des faits et dés opinions dans le cadre d'une interrogation ouverte sur « ce qui se passe d'important », et non pas que nous prenons à notre compte toutes les thèses formulées.

- la science et l'organisation fournissent des conditions meilleures pour créer l'environnement dans lequel l'être humain peut développer ses potentialités;

- la liberté de pensée et les libertés civiles, définies par la déclaration des Droits de l'O.N.U., doivent être la base de la société;

- la paix mondiale ne peut être assurée que par une autorité mondiale.

Comme l'Association est pour une bonne part constituée de scientifiques, ces idées ne sont pas présentées comme des vérités démontrables. Elles sont des actes de foi, de nature religieuse. « Ce qui unit les humanistes n'est pas une série de propositions à croire aveuglément, mais des valeurs morales à choisir en toute liberté. L'humanisme est une nouvelle façon de vivre plutôt qu'un système philosophique. Les humanistes peuvent appartenir à différentes écoles philosophiques, mais ils s'occupent plus de changer le monde que de le décrire. »

 

 

 

 

 

 

 

Socrate

UNE TROISIÈME FORCE PHILOSOPHIQUE ET MORALE

La force de l'humanisme est avant tout dans sa rigueur, dans l'utilisation des habitudes scientifiques de penser, dans son refus de dépasser les limites de la logique et de l'expérience. Il y a un ton, dans l'abondante littérature produite par l'Association, que l'homme formé par l'éducation moderne se sent contraint d'accepter, même s'il heurte la foi de son enfance. « Les humanistes considèrent le corps des sciences comme la vision la plus solide que nous possédions sur la nature de l'homme et sa place dans l'univers. Elle n'est pas acceptée comme une vérité finale, mais comme une approximation toujours plus étroite à mesure que progresse la connaissance. Selon elle, l'homme est un produit de l'évolution, sur laquelle il peut exercer maintenant un contrôle considérable. Les valeurs morales que nous choisissons déterminent la direction dans laquelle la civilisation évoluera. Nos valeurs elles-mêmes ont évolué. Les morales, comme les outils, sont forgées par les hommes.

« L'humanisme est plus ancien que le christianisme. La tradition chrétienne a ses origines en Israël. Les origines de l'humanisme occidental se trouvent en Grèce. Une révolution de la pensée humaine se produisit en Ionie au VI° siècle avant Jésus-Christ. Un groupe de penseurs profondément originaux se mirent à poser des questions sur l'origine et la nature de l'univers. Ce qui était si neuf était qu'au lieu d'accepter les réponses données par les autorités religieuses, ils essayaient de construire des explications par l'usage de la raison. Des communautés civilisées avaient existé depuis des milliers d'années, de grands empires avaient connu leur triomphe et leur déclin, mais il n'y avait pas eu encore la trace d'une telle curiosité. Les théories conçues par ces hommes remarquables n'ont aujourd'hui qu'un intérêt historique; mais leur importante découverte était l'intérêt de la théorie. Ce fut le commencement de l'aventure scientifique, le passage des imaginations infantiles de la mythologie â la connaissance de la réalité. »

L'humanisme se veut une troisième force philosophique et morale, entre les deux plus puissantes organisations du XX siècle : le christianisme et le marxisme.

« L'émergence de l'humanisme moderne est le résultat naturel de l'avance scientifique. Il peut être considéré comme la conscience du fait que nous ne sommes plus à la merci des forces aveugles. En les comprenant, nous pouvons les dominer; en se comprenant, l'homme peut se faire lui-même. L'humanisme nous rend capable de comprendre nos puissances intérieures et de les orienter, aussi bien que celles des forces du monde physique. A ce point critique de l'Histoire, les risques sont trop sérieux pour nous confier à la direction de fois dépassées, dont les fondations s'écroulent. »

Selon le plus célèbre éditorialiste américain, Walter Lippmann: « Pour remplacer la conception de l'homme comme sujet d'un roi divin qui domine tout l'ordre ancestral de la vie, l'humanisme prend comme référence dominante le progrès de l'individu, depuis l'enfance impuissante jusqu'à la maturité autonome. Chacun de nous doit choisir aujourd'hui, clairement et consciemment, entre la religion comme système cosmique de gouvernement et la religion comme intuition de la personnalité adulte. »

UNE ACTION POSSIBLE SUR L'HISTOIRE

Le lecteur français considérera peut-être ces campagnes avec scepticisme. Dans son ensemble, la France est en effet saturée d'idées abstraites et de prises de position idéalistes. Elle se méfie des partis, des mouvements, des ligues. Après ce qu'elle a vécu, on ne peut lui reprocher cette indigestion de mots.

Mais la situation psycho-sociologique de la France est particulière. Dans le reste du monde, il y a un grand appétit d'idées nouvelles. L'Association Humaniste Britannique n'apparaît pas comme une société ésotérique, mais comme la fonction philosophique d'un réseau en train de se tisser sur une part notable de la planète. Elle est affiliée non seulement aux organes humanistes de vingt-deux nations, mais à de nombreuses sociétés progressistes, comme l'Association des Nations unies, la Ligue internationale pour les Droits de l'Homme, le Conseil pour le Développement de l'Éducation générale, la Ligue pour la Réforme pénale, l'Association pour la Réforme de la loi sur l'avortement, le Conseil national pour les Libertés civiles, etc. Il serait surprenant que son action ne se fasse pas bientôt sentir sur le cours de l'Histoire.

 

ÉVÊQUE DE WOOLWICH : UN CHRISTIANISME SANS MYTHOLOGIE
 

Thomas Henry Huxley se prétendait « épisco-pophage». Ses démêlés avec les représentants de l'Église d'Angleterre furent effectivement des plus mouvementés. « Vous dites que vous descendez du singe, lui demandait l'un d'eux, par votre père ou par votre mère? » Pourtant, aucun des adversaires ecclésiastiques de T.H. Huxley ne s'est montré aussi coriace que le très actuel docteur John A.T. Robinson, évêque de Woolwich. Ce théologien, auteur entre autres ouvrages de « Douze Études sur le Nouveau Testament », a publié en mars 1963 un extraordinaire petit livre, Honest to God, qui a dépassé le tirage de deux cent cinquante mille exemplaires en trois mois.

Sommairement, la thèse que l'évêque de Woolwich expose avec érudition, intelligence et courage, peut se résumer ainsi. Tout en appréciant le travail des chrétiens qui pensent que «la meilleure et, en fait, la seule défense de la doctrine est la ferme réitération, dans un nouveau et intelligent langage contemporain, de la foi enseignée autrefois par les saints », il estime que « nous sommes appelés, dans les années à venir, à beaucoup plus qu'à ré énoncer l'orthodoxie en termes modernes »

« Est-ce que, demande-t-il, « Julian Huxley n'est pas en train de rendre un aussi grand service (en détachant le christianisme du surnaturalisme) que son grand-père, comme nous le voyons maintenant, en secouant l'Église hors de l'obscurantisme en matière scientifique?» Sans grand enthousiasme, car il est « du bâtiment », le docteur Robinson est convaincu que le christianisme se trouve devant «une révolution copernicienne». Il ne prétend pas la comprendre entièrement et s'attend à être mal compris, mais il se sent contraint d'être scrupuleusement Évêque de Woolwich : Un christianisme sans mythologie honnête à propos de Dieu, « to try to be honest - honest to God and about God », et de chercher. Parmi les nombreux philosophes et scientifiques cités, l'évêque de Woolwich s'appuie surtout sur deux théologiens allemands, Rudolf Bultmann et Dietrich Bonhoeffer. Celui-ci était en prison quand il jeta les bases d'une réforme copernicienne du christianisme; il fut pendu par les S.S.en 1944.

                                             

Bultmann démontre qu'il faut abandonner la mythologie chrétienne, complètement dépassée pour l'homme d'aujourd'hui. « Pour exprimer le caractère « transhistorique » de l'événement historique que fut Jésus de Nazareth, les auteurs du Nouveau Testament utilisèrent le langage « mythologique » de la préexistence, de l'incarnation, de l'ascension et de la descente, de l'intervention miraculeuse, de la catastrophe cosmique, ainsi de suite, ce qui, selon Bultmann, n'a de sens que dans une vision du monde entièrement périmée. Ainsi, l'homme moderne, au lieu de se heurter à la véritable provocation (le scandale de la croix), est déconcerté par les choses mêmes qui devraient lui rendre intelligible l'acte de Dieu et qui ne font que le lui rendre incroyable. » Il faut donc faire aujourd'hui ce que saint Paul a fait il y a dix-neuf siècles (l'évêque de Woolwich est également l'auteur d'une Étude de Théologie paulinienné). C'est-à-dire expliquer que la vie religieuse n'a pas plus besoin de la mythologie chrétienne qu'elle n'avait besoin de la circoncision. Par cela, un homme moderne peut se délivrer de toute opposition entre ses connaissances scientifiques et le message de Jésus. « Peut-être que les freudiens ont raison, après tout: le Dieu de la théologie populaire est une projection, et peut-être sommes-nous appelés à vivre sans cette projection. » « Julian Huxley, dans son livre persuasif, expose que la fin du surnaturalisme signifie « une religion sans révélation ». Le discrédit de « l'hypothèse de Dieu » le rejette vers une religion de l'humanisme évolutionnaire. « Ma foi, dit-il dans sa dernière phrase, est dans les possibilités de l'homme. » » Mais la thèse de ce livre est précisément que ce n'est pas la seule possibilité. Je suis convaincu, comme je l'ai dit, que nous devrions suivre Huxley, qui est ici d'accord avec Bonhoeffer, en abandonnant le cadre surnaturaliste. Mais tandis qu'Huxley le fait dans l'intérêt d'une religion sans révélation, Bonhoeffer le fait dans l'intérêt d'un christianisme sans religion - non, bien sûr, que Bonhoeffer désire abolir la religion comme Huxley veut se dispenser de la révélation: il souhaite simplement libérer le christianisme de toute dépendance obligatoire de la prémisse religieuse. »

Il est naturellement impossible d'entrer profondément, en ce court article, dans une pensée théologique aussi révolutionnaire. Mais ces extraits suffisent peut-être à faire sentir les raisons du succès immense de ce petit livre: en le lisant, beaucoup de chrétiens ont poussé un soupir de soulagement. Leur foi n'est plus bloquée par les barrières du dogme; ils n'ont plus à choisir douloureusement entre le Christ et la connaissance scientifique. Un domaine neuf et inexploré s'ouvre à leur vie intellectuelle et religieuse.


 

GABRIEL VERALDI.

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IL FLOTTE DANS L'AIR QUELQUE CHOSE DE MESSIANIQUE
JULIAN HUXLEY : UNE RELIGION SANS RÉVÉLATION
MUTATION OU SÉLECTION
RECUL DES RELIGIONS TRADITIONNELLES
CET HYPER-RATIONALISME FRANÇAIS ? IDIOT !
ALDOUS ET MOI SOMMES VOUÉS AU PROBLÈME DU SURPEUPLEMENT
 NAISSANCE DE L'HUMANISME ÉVOLUTIONNAIRE
UNE ASSOCIATION RAMIFIÉE ET PUISSANTE
UNE TROISIÈME FORCE PHILOSOPHIQUE ET MORALE
UNE ACTION POSSIBLE SUR L'HISTOIRE
ÉVÊQUE DE WOOLWICH : UN CHRISTIANISME SANS MYTHOLOGIE
 
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