5G, la course à quoi ?

par Cyril Pocréaux & François Ruffin 

Un article du monde diplomatique (Novembre 2020)

 
   
 

Joaquim Baptista Antunes - "La course" 1993

 

«Pour que l’Union européenne continue de faire la course en tête, j’ai lancé sans attendre une initiative afin d’accompagner et d’accélérer nos efforts de recherche en Europe sur la 6G * » Quelle est donc la priorité de M. Thierry Breton, l’ancien patron de France Télécom, à peine nommé commissaire européen au marché intérieur ? Non pas l’Europe sociale, non pas l’harmonisation fiscale, ces promesses agitées depuis trente ans et qui, manifestement, peuvent encore attendre. Quelle est l’urgence pour les peuples, pour leur avenir ? La 6G. La 5G n’est pas encore arrivée, 40 % du territoire français ne dispose pas de la 4G, Bussus-Bussuel — code postal 80135, dans la Somme — et des centaines d’autres communes ne disposent toujours que de la 0G, mais les têtes pensantes de Bruxelles, décidément tournées vers l’avenir, préparent la 6G. Et pourquoi ? Pour « accélérer », pour « faire la course en tête ».

*Virginie Malingre, « Risques de la 5G, Huawei… Thierry Breton dévoile la position de l’Europe », Le Monde, 29 janvier 2020.

La même image revenait à l’Assemblée nationale dans la bouche de Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’industrie, le 30 juin dernier : « Il y a une course, et la France risque de prendre du retard. Comme la Suède, la Finlande, l’Allemagne, les États-Unis, la Chine, la Corée, la Nouvelle-Zélande, nous allons lancer les enchères pour la 5G, cette technologie essentielle à la compétitivité du pays. Nous le faisons pour le pays, nous le faisons pour notre industrie, nous le faisons pour les Français. Faisons attention à ne pas prendre du retard sur le reste de la compétition… »

Mais quel est le sens de cette « course » ? Le bonheur, le bien commun ?

En 2018, M. Sébastien Soriano, le directeur de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), le gendarme des télécoms, tranchait déjà : « Être en retard sur la 5G n’est pas une option. » Avant de se montrer plus flou sur les finalités devant le Sénat (1er juillet 2020) : « À quoi la 5G servira-t-elle ? Mesdames et messieurs, je n’en sais rien, car c’est la société qui va décider de son utilité. » Le cabinet Gartner, spécialisé dans les nouvelles technologies, s’en fait une idée plus précise : « Les caméras de surveillance représenteront 70 % des objets connectés en 5G en 2020. » De quoi ravir M. Christophe Castaner, qui, lorsqu’il était ministre de l’intérieur, déclarait : « Nous vivons dans un enclos numérique mondial. » Voilà qui devrait encore resserrer les barreaux.

« Notre projet est de connecter tous les objets de la maison, annonçait il y a dix ans la société française de robotique Violet. On comptabilise aujourd’hui en moyenne six mille objets dans une maison, dont seulement trois — le téléphone, l’ordinateur et la télévision — sont connectés. Il en reste 5 997. » On recense déjà des « baskets autolaçantes » (avec un « système motorisé Electro Adaptive Reactive Lacing »), un « soutien-gorge autodélaçant » (qui se dégrafe tout seul), la « fourchette antibâfrement » (avec un Slow Control, qui « vibre discrètement » si vous avalez trop vite), un « décapsuleur connecté » (afin de « partager votre expérience avec vos amis connectés »), sans oublier la bouteille d’eau qui vous rappelle de boire, le bracelet qui vous électrocute en cas de retard, la brosse à cheveux qui vous conseille les produits L’Oréal, l’anneau au pénis qui mesure vos performances sexuelles, etc. Et ce n’est qu’un début : demain, la « maison intelligente » (smart home) devrait devenir la norme.

La « ville intelligente » (smart city) aussi, et en fin de compte le « monde intelligent » : « Tous les engins, les appareils, les machines et les dispositifs vont être équipés de capteurs qui vont relier chaque objet à chaque individu, en un vaste réseau numérique neural qui se déploiera dans l’ensemble de l’économie mondiale, s’enthousiasme Jeremy Rifkin, chantre de la croissance verte et technologique, qui murmure à l’oreille des puissants et de la Commission européenne. On a calculé que, d’ici à 2030, il y aura près de 100 billions [cent mille milliards !] de capteurs qui mailleront l’environnement humain et naturel pour former un environnement intelligent mondial distribué. » Ça le fait rêver, ça les fait rêver. Forcément : la 5G fait miroiter un marché géant avec tous les engins, les appareils, toutes les machines à renouveler, dans des secteurs aussi divers que la téléphonie, le bâtiment et les travaux publics, l’agriculture, l’automobile — sous prétexte de sauver la planète…

Mais cela fait-il rêver les populations ?

« Maintenant, les gens commandent leurs repas en ligne, ils prennent des apéros en ligne, bientôt ils vont faire l’amour en ligne », déplore M. Thierry Martin, restaurateur amiénois. Et d’ajouter : « Avec le confinement, la société a gagné vingt ans… » Et c’est un symptôme, tout de même, que ce propos banal, de comptoir : ces « vingt ans de gagnés » ne lui apparaissent pas comme un gain, plutôt comme un recul.

Avec le télétravail, l’« école numérique », l’« université en distanciel » et, à l’inverse, les « gestes barrières », la « distanciation sociale », le « restez chez vous » (et devant vos écrans), l’épisode du Covid-19 sert d’accélérateur. Et nos dirigeants en usent bel et bien ainsi : « La France doit accélérer sur la 5G, ordonne M. Cédric O, secrétaire d’État au numérique. La crise offre l’opportunité d’une transformation plus volontaire encore. » Quitte à passer en force. Car la souhaitons-nous, cette « transformation plus volontaire encore » ? Ces caisses automatiques dans les magasins ? Ces gares sans guichet ? Ces agences sans agents ? Ce programme de modernisation de l’action publique « Cap 2022 », par exemple, « 100 % des services en numérique » — dans un pays où onze millions de personnes usent peu, ou mal, d’Internet  ?

En France, les enfants passent déjà, en moyenne, quatre heures et onze minutes par jour devant des écrans, avec à la clé un amincissement prématuré du cortex, des retards dans le développement du langage, des perturbations du sommeil, un stress toxique, des dépressions à l’adolescence. Les champions de la Silicon Valley se comportent, eux, comme des vendeurs de cocaïne : on en vend, on en vit, mais pas de ça dans ma famille ! M. Bill Gates, le créateur de Microsoft, déclare que sa femme et lui n’ont « pas donné de portables* à [leurs] enfants avant leurs 14 ans » (The Mirror, 21 avril 2017). Un ancien cadre dirigeant de Facebook, M. Chamath Palihapitiya, défend aux siens « de toucher à cette merde » (The Verge, 11 décembre 2017). Et fleurissent en Californie, pour cette hyperclasse, les « écoles alternatives », sans écran, guidées par l’idée selon laquelle l’épanouissement dépend du nombre, de l’intensité et de la qualité des contacts humains…

 

*Après ce dernier paragraphe, une page essentielle :  Le téléphone portable et la nomophobie.

« Depuis qu’ils ont installé la commande vocale, quand je rentre chez moi, ça me rend nerveux avec mes enfants, avec ma femme. Je leur dis “Répétez. Répétez”, comme si je causais à des machines. » Arnaud est cariste dans un entrepôt Auchan et, le 8 octobre dernier, il bloquait l’entrée du centre logistique d’Amiens. « Avec les algorithmes, l’intelligence artificielle, les balises à bord des camions, ils arrivent à gratter sur toutes les pauses, sur tous les temps morts. On ne respire plus. Et grâce à ça, maintenant, ils suppriment cinquante-quatre postes ici. Mais ma fiche de paie, elle, est toujours à 1 207 euros, avec vingt et un ans d’ancienneté ! » Les dirigeants d’entreprise et leurs actionnaires ont raflé la mise de ces technologies qui facilitent les flux d’informations, de marchandises, de capitaux, à travers les océans et les continents, outils de la mondialisation, des délocalisations. Mais qu’ont gagné les salariés aux derniers « progrès » ? Que gagneront-ils aux suivants ?

« Pendant les “trente glorieuses”, nous explique le philosophe Dominique Bourg, les avancées techniques ont produit une amélioration du bien-être, et pour tout le monde : l’eau courante, l’électricité, la machine à laver, la salle de bains, les toilettes dans l’appartement, le réfrigérateur… Mais, une fois qu’on a un frigo, a-t-on besoin d’un deuxième, et a-t-on besoin qu’il soit connecté à son téléphone ? » La 5G intervient dans un moment d’usure du progrès : le plus ne signifie plus le mieux. Depuis les années 1970, le produit intérieur brut (PIB) français a augmenté de moitié. Mais les indices de bien-être, eux, n’ont pas suivi ; le bonheur subjectif n’a pas bougé. La méfiance croît vis-à-vis d’une technologie hors de contrôle, susceptible de se retourner contre l’humanité. Notre puissance nous revient comme un boomerang avec le réchauffement climatique et son lot de catastrophes liées aux activités humaines. En trente ans — en une génération —, 80 % des insectes, 60 % des vertébrés auraient disparu: notre « science sans conscience » ne ruine pas seulement l’âme, mais aussi l’air, la terre, la mer, le vivant.

La convention citoyenne pour le climat, instaurée par le chef de l’État lui-même, et dont il assurait que les recommandations seraient reprises « sans filtre », a voté ce printemps à 98 % pour « instaurer un moratoire sur la mise en place de la 5G en attendant les résultats de l’évaluation » de ses effets sur la santé et le climat. Mais, avant même d’être ouvert, le débat était tranché. Recevant le gratin de la French Tech à l’Élysée le 14 septembre dernier, M. Emmanuel Macron s’enflammait, en président de la « start-up nation » : « Oui, la France va prendre le tournant de la 5G parce que c’est le tournant de l’innovation… » Et de renvoyer les sceptiques, les critiques, au « modèle amish » et à la « lampe à huile ».

Cette technologie qui promet de bouleverser la société, l’emploi, l’éducation, les transports, et jusqu’à notre intimité, ne fera donc l’objet d’aucune délibération, d’aucune consultation. Quelle est cette « course », alors, que prônent nos gouvernants ? C’est une fuite en avant. Ils sont pressés. Pas le temps de discuter. Car, dans cette « course », c’est évident : la démocratie fait perdre du temps. Et le temps, c’est de l’argent.

Cyril Pocréaux & François Ruffin

Respectivement député et rédacteur à Fakir.