« Je suis un peu observateur, un peu philosophe, un peu peintre, un peu antiquaire, un peu naturaliste », disait de lui-même Béat de Hennezel. Ajoutons qu'il était aussi poète et que, toutes ces qualités confondues, structurées par sa vision d'architecte, se retrouvent dans les paysages qu'il a rapportés d'Italie.Autres dessins

 

Autres dessins....

Le Cabinet des dessins expose plus de deux cents de ces petites gouaches, sorties exceptionnellement de leur album à l'occasion d'une restauration. Celles-ci ne reproduisent pas seulement les sites maintes fois célébrés, mais elles nous font découvrir des villas et des monuments aujour­d'hui disparus ainsi que des images inaccoutumées de la nature italienne en cette fin du XVIIIe siècle, avec ses vergers et ses labours, ses villages escarpés, ses ruraux solitaires, avec des ponts et des églises de campagne.

Cet album factice, étudié par Rima Hajjar (Genava, 1983) a été offert au Musée d'art et d'histoire en 1976 par la famille Bur. Il a été formé par Émile de Hennezel en 1828, qui avait réuni, sans chronologie et au hasard des formats et des encadrements, les dessins faits par son oncle Béat durant ses séjours en Italie dans les années 1791-1796. Comme ce dernier l'explique lui-même, il dessinait d'après nature, à la plume ou à la mine de plomb, pour relever ensuite ses esquisses à la gouache et à l'aquarelle. « . . .levé au point du jour, ayant bien dormi, j'ai allumé mon scaldino, fait mon chocolat, je colore paisiblement les médaillons que j'ai dessinés pendant 2 jours. . .» La plupart des paysages sont datés et annotés par l'artiste et ses commentaires, en contrepoint, donnent une dimension très personnelle et mélancolique au voyage dessiné. Ils ont tous été retranscrits tels quels sur les étiquettes de l'exposition.

Quoique d'origine noble, Béat de Hennezel naquit sans fortune en 1733. Il était le fils cadet de Daniel de Hennezel, bourgeois d'Yverdon, seigneur d'Essert-Pittet, ruiné dans le commerce du vin, et de Marie-Anne Martin, son épouse, et il devait son prénom à Béat de Tscharner, ancien gouverneur de Payerne. Personnage pittoresque, insaisissable, contradictoire parfois et dont on ne connaît que des bribes d'existence, il semble avoir cherché, sa vie durant, à échapper par le crayon, la plume ou le pinceau, à sa condition de nobliau provincial et démuni, invité trop souvent à jouer les amuseurs dans les salons du Pays de Vaud.

Il séjourna dans sa jeunesse à Paris pour y apprendre le dessin et l'architecture et il bénéficia notamment des conseils de Charles d'Angeau La Belie, dont il dira qu'il était «un amateur passionné et éclairé des chefs d'œuvre de l'antiquité dans tous les genres dont il parlait avec un enthousiasme qui n'était qu'à lui et qu'il m'inspira». Hennezel étudia également à Londres mais il restera marqué par l'influence du style néo-classique français. C'est l'architecture française de Jacques François Blondel (1754) qui sera constamment son ouvrage de référence et il apparaît comme l'un des adeptes des théorie de l'abbé Batteux. A la fin de sa vie i1 notera « qu'il n'y a que les Français qui excellent dans l'ensemble de la bonne architecture ». Installé à Yverdon, Béat de Hennezel tente d'y mener une carrière d'architecte, qui n'a pas encore été analysée dans sa totalité. On sait qu'il travaille pour la municipalité, qu'il s'occupe de restauration de bâtiments anciens et où lui attribue entre autres les plans de la maison d'Entremont (1778), d'un simplicité toute néo-classique. Il fournit également des plans à Neuchâtel et à Lausanne où il participa à un concours pour le nouvel hôpital en 1766. Grâce à Marcel Grandjean (RHV, 1984), on connaît maintenant dans les moindres détails l'historique de la construction de l'hôtel de ville d'Yverdon, pour lequel Hennezel fut consulté et présenta plusieurs projet remarquables. Mais finalement il fut supplanté par Abraham Burnand. mieux en cour à Berne auprès de LL. EE., et cela malgré les qualité, reconnues de ses projets qui tenaient compte de l'urbanisation de l'ensemble de la place, intégrant l'église et le château avec leurs volumes respectifs

Ce furent par contre les plans de Béat de Hennezel qui furent choisis pour la construction du logis contigu à la maison de ville, celui de l'auberge communale de l'Aigle royal (1774-75) « Ce type de façade archaïsante et moderne à la fois est rare, nous dit Marcel Grandjean, la façade frappe par sa modernité et la solution anti baroque qu'elle met en œuvre avec 1e jeu des surfaces nues. .. Elle offre' une originalité certaine dans l'histoire de l'architecture vaudoise et même suisse et suffit à donner 1a mesure des belles possibilités créatrices de Hennezel comme architecte». Mais ses talents de constructeur aujourd'hui reconnus tardaient à l'être de ses contemporains. Découragé, Béat de Hennezel tente alors sa chance ailleurs et multiplie ses activités. En 1775, il crée la « Feuille d'Avis 'd'Yverdon » dont il sera l'administrateur jusqu'en 1785 et à laquelle il devra les quelques argents qui lui permettront de repartir en voyage. Il s'occupe aussi de l'imprimerie de la Société littéraire et typographique. «Me voici actuellement enfoncé dans la littérature, les imprimeries, les préfaces, etc., écrit-il. Nous avons une Société typographique qui a pris consistance. . . et elle a jugé que je pouvais lui être utile; mais, bien entendu que l'utilité sera réciproque». Et peut-être pour faire tourner les presses, promouvoir de nouveaux ateliers dans la région ou montrer toute la diversité de ses dons littéraires, il publie un Traité des différentes espèces de tapisseries. .. En effet, ses poèmes, contes, portraits et dialogues étaient déjà appréciés, mais surtout dans les salons campagnards et urbains, où ce petit homme à lunettes, grassouillet, vif, caustique et disert, «d'une laideur brune et de beaucoup d'esprit», divertissait. «Il dépeint ce que vous n'avez point vu, ce qu'il n'a point l'air d'avoir remarqué, avec une vérité frappante», disait-on de lui. Ces réunions n'étaient pas que mondanités puisque notre artiste y rencontra de nombreuses personnalités telles que l'abbé Raynal, l'historien anglais Gibbon, les médecins Tissot et Venel et même le grand poète des Alpes Albert de Haller. Toutefois la vie de province lui pesait, il n'en espérait plus le statut social auquel il estimait avoir droit, ce qui le décida brusquement à prendre le chemin de Rome en 1791. Pour Béat de Hennezel le voyage d'Italie n'aura rien du parcours initiatique qu'il fut pour tant d'artistes et d'intellectuels du XVIIIe siècle. Comme Gœthe fuyant l'atmosphère étouffante de Weimar, il s'évade de son univers vaudois, son départ est une fuite vers le Sud, vers l'Antiquité, vers la Renaissance.

Les Lettres qu'il adresse régulièrement à Catherine de Sévery, ainsi qu'un Journal des dépenses (Arch. Cant. Vaud.), nous renseignent sur les péripéties de ce voyage de cinq années, entrecoupé de longs séjours à Rome et à Florence et d'un retour de quelques mois dans sa ville natale. Hennezel suit un itinéraire classique par Marseille, Gênes, Bologne et Florence où il s'émerveille devant la Vénus Médicis et « mille autre chefs d'œuvre de sculpture et de peinture ». Mais le temps est exécrable, «la route est triste, peu de culture, des marécages, desfleuves sans pont. Tout n'est pas rose dans ce voyage d'Italie», écrit-il. Il entre dans Rome le 23 janvier 1792 et va y demeurer jusqu'en avril 1794. Il court les musées, se précipite au Vatican, y voit l'Apollon du Belvédère qui lui apparaît « au dessus de tout ce que l'imagination peut s'exagérer; c'est le plus beau morceau qui reste de l'antiquité, il est vivant et c'est le Beau idéal dans toute sa perfection». Par contre, la pauvreté ambiante l'impressionne « le paysan romain est esclave, dans l'ignorance et la misère; étant mal nourri, il s'en suit qu'il est laid, rabougri. L'ecclésiastique au contraire est pansu et regorge de santé. J'ai vu fréquemment à Rome ces pauvres gens de la campagne, les jours de fête, n'ayant pas de quoi acheter du pain. »

Hennezel semble bien accueilli dans la société cosmopolite des artistes et des amateurs. Pendant l'hiver il passe les veillées chez les peintres de Morges Jacques et François Sablet, où il rencontre entre autres Gagnereau de Dijon, « Cacault peintre d'histoire, frère du chargé d'affaires à Naples, Dutertre, habile dessinateur en sépia relevée de blanc qui a un talent particulier pour copier Raphaël dans cette manière, Simon Denis, flamand, peintre de mérite pour le paysage à l'huile, Blanvillain, homme de lettres et poète, Kaisermann aquarelliste. On me fit la meilleure réception, on forme un plan d'Académie, on me propose d'en être. On traite à fond le chapitre de la mélancolie.» Plus loin il relate la tournée de Sophie Albertine de Suède dans divers ateliers et chez le fameux vedutiste vaudois Abraham-Louis Ducros.
 

Notre artiste se consacre à la visite des sites archéologiques, des monuments et des environs de la ville. Rien ne lui échappe de ce qu'il faut voir, du Forum et de la Villa Farnèse, du Palatin et de Tivoli, de la via Appia, du Colombarium ou des innombrables églises. Mais la Révolution a aussi des répercussions à Rome, hostile aux républicains, et où les Français sont bannis des États pontificaux après l'assassinat du diplomate Hugo de Basseville. En tant que Suisse, Béat de Hennezel n'est pas touché par cette mesure mais nombre de ses amis doivent s'enfuir, la vie change pour lui et il se retrouve solitaire.Au printemps 1793, il passe quelques jours à Naples où il admire la Danaë du Titien, les objets découverts à Herculanum et demande à voir le « Satyre et la chèvre » au musée, mais il se désole de la « décadence de l'architecture dans ce beau climat ». Il se rend à pied à Pompéï, visite Paestum et renonce à l'ascension du Vésuve car « il coulait de son flanc quelques laves considérables que l'on voyait la nuit et qui variaient chaque jour ». Durant l'été il se réfugie à Genzano et de sa fenêtre il dessine les collines et les cultures en jardins dans de merveilleux petits pays,ages préromantiques. Mais dès le début de l'automne écrit-il «le plaisir le plus sensible que j'aie c'est d'aller dans les environs de Rome à la découverte des endroits que je n'ai pas encore vus, lorsque les pluies périodiques du mois de septembre ont fait cesser les grandes chaleurs. Chaque objet me fait une sensation vive et distincte ; c'est alors qu'avec mon dîner en poche que je mange assis auprès de la première fontaine, je jouis d'une liberté parfaite. Je ne pense à rien, ne m'appesantis sur rien, n'ai aucun ressouvenir fâcheux. Je jouis du plus beau ciel, de cette riche végétation, de ces points de vue qui se succèdent depuis le Vatican jusqu'à la direction de la Villa Borghèse. . . que de Beaux arbres. . . quelle belle verdure, que de beaux bâtiments, depuis les huttes de roseaux jusqu'à des palais ! Partout je rencontre quelques bonnes gens de la campagne qui sont bien aises lorsque je cause avec eux...» Le 9 avril 1794, Béat de Hennezel quitte Rome pour Florence dont il découvre cette fois tous les agréments « les belles maisons et l'architecture grandiose ». Mais il est sûr la route du retour, qui passe par Bologne, Venise, Padoue. Il remonte ensuite le Pô, s'arrête à Milan pour voir le Dôme et c'est par le Gothard qu'il fait une traversée effrayante des Alpes, du Pont du Diable, des gouffres et des abîmes avant de rejoindre Yverdon en août 1794 par Altorf et Lucerne.

Après le Latium, la Toscane et la Vénétie, « la petite ville» du nord valdois lui semble désormais intolérable. Bientôt il repart pour Florence dont on a de lui une série de paysages des années 1795 et 1796. En 1796 aussi, écrit,quelques articles pour le Journal littéraire de Lausanne, sur les peintres qu'il avait rencontrés à Rome, sur Angelica Kaufmann, les Sablet et Ducros, sur Saint-Ours et d'autre encore. Ses souvenirs de jeunesse et se recherches le ramènent à Paris, où il travaille quelque temps dans les sombres dédales de la Bibliothèque Nationale et où la mort le surprend en 1810.

On aimerait en savoir plus sur Béat de Hennezel, que sa névrose existentielle nous désigne comme l'un des premiers romantiques. De ces romantiques qui traînaient en Italie leur vision pessimiste d'un monde abandonné déserté. Lorsqu'à cinquante six ans, il entreprend le classique et obligatoire voyage de Rome, Hennezel n'avait plus l'obligation de prouver son esprit et sa culture en allant affronter les géants de l'époque Voltaire et Rousseau, dont les puissantes personnalités l'avaient dominé et irrité lorsqu'il leur avait rendu visite pour les portraiturer. L'Italie qu'il aborde avait alors aux yeux du reste du continent deux attraits, la présence colossale de l'antiquité et la Renaissance. Ces grands modèle Hennezel les a quelque peu gommés du paysage italien qu'il sillona en tous sens, pour s'attacher souvent à leur nature banale, mélancolique, ponctuée de bâtiments ruraux et utilitaires, aux volumes robustes et purement fonctionnels, issus des nécessités de la survie et que les historiens classeraient aujourd'hui sous le terme qui n'est pas forcément péjoratif d'architecture pauvre ». L'iconographie des quartiers populaires et des campagnes désertes du XVIIIe siècle est extrêmement rare et ce n'est pas le moindre mérite de Béat de Hennezel que de nous avoir laissé un répertoire de ces formes oubliées, de ces environnements détruits.

En tant qu'architecte, il relevait graphiquement les paysages et les bâtiments qui l'intéressaient et il est pour nous le témoin de l'envers d'un décor rococo déliquescent, qu'il fustigea dans le Journal littéraire de Lausanne « On peut dire de l'architecture italienne que ce qui est neuf n'est pas bon. En effet, l'architecture moderne est de mauvais goût; en cherchant des forme nouvelles, on tombe insensiblement dans le genre contourné et barbare.
 

Anne de Herdt