MY BIG BROTHER ou "l’Histoire d’une transfusion"

par Philippe d'Hennezel


Je suis en manque. Mais rassurez vous, ce n'est pas de coca.

Le vide se fait de plus en plus grand dans ma chair et dans mon âme. Cela a commencé il y a longtemps, depuis bientôt 30 ans. Ce mois de février 1992 où j’ai perdu mon grand frère. Pas ce Big Brother, celui qui a été imaginé par Georges Orwell dans son livre célèbre "1984", tristement prémonitoire si l'on veut bien comprendre comment fonctionne le monde d’aujourd’hui, une autre forme de dictature qui met à genoux l’humanité entière. Non, mon frère Christian, fruit des amours de ma mère et de mon père. Un de ceux pour qui la vie n'avait plus aucun sens.

Il reste encore beaucoup de son sang qui circule dans mes veines, et qui me nourrit.

Encore, aujourd'hui.

Sans lui je ne serais rien. Il a été plus qu’un frère, un ami, mon vrai père spirituel, comme un professeur qui vénère ses élèves en leur apprenant la sagesse, l’intelligence du cœur et l’histoire de l’humanité  - Non pas comme le voyaient nos générations passées subordonnées  à cette morale judéo-chrétienne … non pas comme ces prêtres qui, depuis 2000 ans, n’ont pas encore trouvé d’autres solutions que la prière pour soulager les pauvres … non pas comme ces princes et autres  gouvernants monstrueux de ce monde qui ont su sans retenue, en s'appuyant sur les valeurs du patriotisme qu'ils n'avaient pas eux mêmes, envoyer s'entretuer les peuples frères sur les champs de bataille  - Mais une autre histoire, réaliste, une humanité qui doit penser et évoluer vers la paix, la fraternité , comme nous l’ont enseigné les grands philosophes matérialistes, Marx et Engels, les grands romantiques comme Victor Hugo, Beethoven, Goethe, et les grands révolutionnaires comme Louise Michel,  le Che,  Gandhi …

Des noms qui résonnaient comme des références incontournables dont Christian  m'a instruit, inlassablement, par une transfusion presque quotidienne, comme celle qui sauve une vie quand celle-ci perd son sang. L’enthousiasme pour la lecture, la richesse formidable des grandes œuvres littéraires et cinématographiques où se pose en permanence la question la plus fondamentale de toutes, "être humain ou ne l’être pas".  A t'on vraiment besoin d'une quelconque religion pour être humain et éprouver de la compassion ? N'y a t'il pas plus de mérite en étant athée ou simplement citoyen du monde à préférer l'amour plutôt que la haine, la solidarité et le partage plutôt que l'égoïsme, le nécessaire plutôt que la fortune, la paix plutôt que la guerre où ont été vénérés certains de mes ancêtres par Mr le comte de Hennezel d'Ormoy,  pour avoir été héros des guerres patriotiques aux 19 et 20ème siècles, assassins des peuples colonisés pour mériter le titre de noblesse qu'ils avaient perdu, et rejetant avec mépris les descendants  bâtards de notre famille, indignes de porter notre nom ...  ?  Christian le mécréant, lui, l'impie, le païen, rejeté par ses parents, était vénéré pour  ses qualités et appréciées par tous ceux qui l'on connu, approché, et passé avec lui des moments forts, inoubliables, et chaleureux ...  combien nombreux ils étaient ! Combien ont vénéré la noblesse de son coeur, la vraie, pas celle de ceux qui tuent les autres sans les connaître, et seulement pour l'honneur et le prestige de leur rang .

Que reste t’il aujourd’hui de cette transfusion ? Pour moi, le petit frère, c’est le souvenir d’un homme qui a eu le courage de bafouer les traditions familiales, au risque de perdre prestige et honneur, un athéisme convaincu qui lui a fait renoncer au baptême de sa première fille, un anticapitalisme si radical et acharné qu'à mon tour je n'ai pu faire autrement que de le propager dans mon entourage, mes enfants, et au travers de mes nombreuses activités militantes, et ensuite professionnelles au travers de mes derniers films.

Mais cette transfusion ne serait elle possible que dans une relation fraternelle ? Oui, en tout cas pour moi, pas dans une relation filiale (plus généralement d'une génération à la suivante). Que vaut l’autorité d’un père face à ces prétendues évolutions  technologiques, notamment celles du numérique, nocives, dangereuses et perverses : elles ne sont pas vues par nos enfants comme des instruments de manipulation et de décérébration. Nouvelles religions, nouvelles dépendances et addictions... Ce ne sont que des jouets très efficaces dont se sert une petite poignée de milliardaires, dirigeants des multinationales, pour endormir les peuples et les soumette à leurs lois : faire oublier "en jouant  " non seulement les mécanismes du monde moderne qui tirent profit de notre ignorance et, ne plus avoir à enrichir ses connaissances  "en ne cessant de jouer et se regarder le nombril  " sur l’histoire de notre évolution sociale et politique,  l'expérience et la mémoire du monde sans lesquelles nous n'existerions pas. C'est bien ce que l'on veut  : faire en sorte d'effacer la mémoire d'un individu est la meilleure façon de le dominer. C'est la "Stratégie de choc" de Naomi Klein. Encore un ouvrage incontournable dont les médias ne parleront jamais :

"La fabrication du consentement" ou "comment on a fait de nous des moutons", l’intelligence artificielle qui n’a rien à voir avec l’intelligence mais plutôt l'émergence programmée d'une humanité sans conscience, le temps passé devant les écrans qui nous font passer à coté de l’essentiel et nous pousse à la médiocrité, la passivité et souvent la violence dans les jeux vidéo , le rôle manipulatoire et le formatage des cerveaux par les médias, ... »  voilà toutes les méthodes qui ont été mises en place, à notre insu, pour ne plus être que des consommateurs stupides, ignorants,  jusqu'à devenir totalement débiles  quand organiser nos vies quotidiennes ne sera plus possible sans l'assistance des robots ... obéissant à ces mots d'ordre qui me font vomir et hurler de colère : "Connectez-vous". QUELLE MISÈRE !

Mon cher grand frère, tu as bien fait de vouloir disparaître,  tu n’auras pas eu l'énorme déception de voir que les combats dans lesquels tu t’étais engagés toute ta vie avec l’espoir de changer le monde n’auront servi à rien. Tu n'auras pas vu  l'avenir qui nous est préparé et qui va nous précipiter vers l'anéantissement. C'est une certitude et je ne suis pas le seul à l'avoir.

Moi aussi pour cela je n’ai servi à rien. C’est le vide qui s’installe partout dans les cerveaux. L'échec est total.

Il ne reste plus pour faire passer le temps que la culture des séries TV de SF (Science Fiction), de Disney  et de son gentil petit Mickey, d'écouter les mensonges des J.T, et puis n'avoir plus en tête que l'esprit  des trois « F »

L’amour du Fric

L’amour du Foot

L’amour des Fesses (ce denier F pouvant être remplacé par le Q).

La transfusion est une opération de l'esprit qui est en train de s'éteindre. Il n’y en aura plus jamais, tant que les générations futures ne chercheront pas à détruire les armes responsables de leurs propres destructions. C’est justement ce qu’a permis le triomphe du capitalisme sauvage, en faisant de ces armes la principale source de bonheur et de satisfaction de "l’ego".

Contre cela je ne peux rien faire, même en tant que père et grand-père.

Mais un jour je ne serai plus en manque. Et après ce jour là, comme tous ceux de ma génération qui portaient en eux l’espoir d’un monde meilleur, je ne serai plus qu’un mauvais souvenir à effacer définitivement de la mémoire des Big Data (Microsoft, Facebook, Amazon, Google, Apple) qui, comme Big Brother,  imposeront au monde entier ce qu'il convient de faire, non pas pour nos propres intérêts, mais pour ceux des  Maîtres de ce monde dont le triomphe est déjà total.

Et alors  la question de vouloir  changer le monde ne sera plus à poser ! Parce que personne n'en n'éprouvera le besoin. Voilà exactement ce que l'on a cherché :  faire en sorte que disparaissent à tout jamais de notre vocabulaire les mots le plus dangereux de tous : "Révolutions","émeutes", "Barricades, "Grèves", "Manifestations", "Communisme" - Remplacez les plutôt par :"Numérique","Connectez vous", "SMS","Applications","Portables", "Internet", "Facebook", "Croissance", "Porno", "Plus belle la vie", "Disney"... avec ces mots là, vous êtes certains de vous rendre important et de confirmer que vous êtes bien dans l'air du temps.  La victoire de ces derniers mots est sans réserve. Les massacres d'une population qui se révolte comme les communards en 1871 n'auront plus lieu d'être : l'industrie de numérisation a bien fait son travail, l'humanité remplacée par les machines ne sera plus jamais inquiétante pour le pouvoir.

Oh ! mon frère, l'air de notre temps est révolu. Si tu pouvais revenir, ressuscité non pas comme ce fils supposé d’un dieu inventé, mais comme une force formidable en chair et en os, entourée d’un halo de lumières, de nébuleuses et de bonnes étoiles aussi puissantes que le rayon d'un phare pour éclairer et guider les navires se battant dans cette mer déchaînée,  au-delà d'un horizon prometteur vers une terre d’humanité, une humanité qui alors "se remettra à penser".

Mais voilà que moi aussi je me mets à rêver comme une prière d'une autre époque. La résurrection n'a jamais existé. Christian était malade. Il souffrait de varices à l'oesophage, toussait et crachait du sang dans son lit, la nuit. Il avait perdu son statut d'intermittent du spectacle et venait de toucher ses dernières indemnités de chômage. Il ne pouvait pas guérir. Il savait que le mois suivant il n'aurait plus aucun revenu. Il vivait seul et n'avait plus rien à lui. Déjà, socialement, il était mort. Peut être que l'état dans lequel il se trouvait, aussi chancelant et usé que l'épave d'un chalutier échoué sur le sable,  était l'image qu'il ne voulait pas laisser à son petit fils qui allait naître quelque mois plus tard, Enki.

Comme mon frère me manque ! … et mes pensées se vident.

Paul Philippe d’Hennezel* - 31/03/2020  

*Je tenais à ce que ces propos soient évoqués dans la généalogie de ma famille issue de la noblesse, institution qui a fait son temps et qui aujourd'hui n'a plus aucun sens, les privilèges étant passés dans d'autres mains, celles de ceux qui nous dirigent, font des promesses qu'ils ne tiennent jamais et sont complices de ceux qui s'enrichissent d'une manière indécente.

La vraie noblesse est celle du coeur, comme celui qui battait dans la poitrine de mon frère, comme tous ceux qui se sont battus, luttés et sacrifiés pour changer le monde. En vain ....

 

Voir les films de Christian

Un roman qu'il n'a pas pu achever

 

Christian en Dordogne, revenu du Liban où il était professeur de Français, en 1963.

Moi et Christian en Dordogne la même année, après avoir balayé les traditions familiales.

Christian est devenu alcoolique dans les dernières années de sa vie