RUPTURES

(Les 15 premières pages)

 

Roman de Christian d'Hennezel

 

Préface de Philippe d'Hennezel

 

PRÉAMBULE

     

Ils marchaient à quelques mètres devant moi, sur le pont du Maréchal Juin. J'étais sorti en même temps qu'eux du Palais de justice. La traversée du Rhône, c'était le résumé de cinquante années de deux (trois, quatre au plus) existences sur le sol de cette planète. Mais nous étions séparés du ciel et de l'eau par une voûte de béton, et cela prenait des airs d'irréel.

 

Il était massif. Elle était forte.Il répondait à ses lamentations par quelques paroles hachées, à ses gesticulations par un balancement nerveux des épaules.

 

Ils n'étaient pas d'ici. Mais qui donc est d'ici ? Le vent étouffait, malgré le beau temps, le mistral sans doute, le flot des paroles de la femme. Son langage m'a paru être d'Espagne, mais cela pouvait être d'ailleurs. Cependant, je comprenais tout.

 

Elle pleurait. Il y avait de la rage dans ses exclamations, et lui, rauque et tenace, se réconfortait dans son manteau, son écharpe, son chapeau.

 

Il était ouvrier, chef d'équipe certainement, voire contre-maître. Elle avait élevé ses enfants. Il la quittait pour une autre, plus jeune, une petite midinette à la poitrine ferme, au visage encore gracieux. Mais quels reproches pouvait-il lui faire, à elle, qui avait toujours bien tenu la maison, soigné les marmots, avec l'argent qu'il voulait bien lui concéder sur son salaire ?

 

Lui n'écoutait qu'à peine. Au bout du pont, il souriait au sourire magique de la jeune femme qui l'avait arraché au quotidien, à l'aventure ordinaire. Le juge des conciliations n'y pouvait rien faire.

 

Il obtiendrait le divorce à ses torts.

 

Moi, j'étais seul. Personne pour m'invectiver. J'étais divorcé depuis cinq minutes. Ça s'était fait tout seul, ou presque. J'étais séparé de ma femme "en fait" depuis plusieurs années. Elle avait eu un enfant d'un autre, qui l'avait reconnu. C'était tout simple. Elle ne répondait à aucune adresse de mon avocat ou des tribunaux. C'était de connivence bien sûr. Un divorce acharné nous aurait coûté une fortune. On pouvait régler la situation pour beaucoup moins cher. Je lui laissais la garde de notre enfant, et une petite pension alimentaire.

 

Mais comme je traversais le pont du Maréchal Juin, derrière ce couple déambulant, je frissonnais d'angoisse à l'idée des premières heures de la véritable rupture qui ne peuvent être jamais consignées sur un acte de justice. Ces instants-là on ne les évoque pas. Ils sont faits de lassitudes, d'incommunications, de stérilités de l'esprit, du langage et de l'éducation. Mais aussi, et surtout, ce sont des instants de revendications à être soi-même, libre de son destin.

 

Le malheur veut que la liberté coûte cher sur le continent des hommes, plus cher que le dollar, la guerre, et la paix.

 

La plupart des ruptures sont tragiques, mal vécues, mal analysées, mal digérées. Les plus libertins de nos libertins cachent leurs chagrins au creux de leurs peaux élastiques.

 

"Il n'y a pas d'amour heureux" chantait Aragon.

 

Je dirais... il n'y aurait que des amours heureuses si l'on savait vivre l'instant.

 

Je voudrais raconter quelques histoires de rupture, quelques aventures ordinaires.

 

  Christian d'HENNEZEL

 

chapitre premier

 

 

TENDRES INTERDITS

 

    Le chat se lèche la patte. Puis il joue avec le stylo à bille. Fayçal rêve sur la table de multiplication. Juste derrière lui, les trois soeurs poussent des cris. Elles en profitent. Khader, le frère aîné, est parti à l'usine depuis une heure. Elles ne seront battues qu'en fin d'après-midi.

 

Fayçal tourne vers elles un regard impatient, tout en rangeant ses affaires dans son cartable à bretelles. Plus tard, il les battrait aussi ses soeurs, ne serait-ce que pour leur faire cesser leur insupportable criaillerie ! Peut-être, il ne les battrait pas. Il essaierait d'abord de les calmer, leur demanderait un peu de calme... Mais la mère survient, poursuit chacun de ses coups manqués, soulignés d'anathèmes.

 

Fayçal fuit vers la cuisine, le dernier refuge du matin où l'on trouve un semblant de silence. La poignée du robinet est froide, l'eau qui s'en écoule fait du bien aux tempes, à la nuque, aux gencives, à la gorge. Il faut faire vite. Elles vont surgir d'un moment à l'autre pour se faire chauffer un thé nauséabond.

 

Le temps de chiper un morceau de pain sur le bord de la table, Fayçal est dehors.

 

Dehors efface la précipitation des gestes. La rue large et profonde est offerte au regard et aux pas tranquilles. Fayçal s'en va à l'école.

 

Le caniche se rue dans la chambre quand Maman entr'ouvre la porte. Maman, à pas de loup, vient embrasser doucement Laure sur le front.

 

"C'est l'heure ma chérie. Il faut venir déjeuner".

 

Laure perd cinq bonnes minutes à jouer avec "Vadka" (c'est le nom du caniche). Puis, elle prend son temps pour désenfiler sa longue chemise de nuit rose et à fleurs, la ranger avec soin au cintre suspendu contre l'armoire. Elle se regarde dans la glace et se trouve jolie, malgré ses cheveux en désordre.

 

Maman appelle: "Dépêche-toi, Laure. Tu vas être en retard !"

 

Laure enfile ses pantoufles et court à la salle de bain. Elle se regarde, plisse les yeux, fait deux ou trois grimaces, attrape une brosse et se peigne.

 

"Tu te laves bien la figure, crie Maman". "Ouais ! ".

 

Laure se brosse les dents. C'est amusant. Dans le miroir les traits du visage se déforment. On ressemble à des tas de personnages.

Hop ! Laure saute de son tabouret. L'odeur des tartines grillées et beurrées, on n'y résiste pas ! Vite, il faut s'habiller, lacer ses souliers, enfiler le cartable, promettre qu'on fera attention pour traverser les rues. Dehors ! La rue est étroite et nue. Laure s'en va à l'école.

 

La rue froide et bleue ne se termine pas à l'entrée de l'école. Elle est colorée bien avant. Elle s'échauffe au premier boulanger, elle s'allume au premier épicier, elle s'enflamme au premier sourire cueilli. Mais des sourires, il y en a peu. Les hommes, les femmes qui surgissent des portails sombres ont le teint lugubre de ceux que l'on destine à l'enfer. Les abris d'autobus s'encombrent de silhouettes. Les bouches de métro avalent et vomissent des ombres.

 

Laure passe devant. Fayçal passe derrière. à l'angle de l'Avenue et du Boulevard, ils s'attendent. Ils se joignent.Ils se prennent par la main et ils rient de ce qu'on ne leur apprend pas, de ce qui remplit les potins des journaux qu'ils ne lisent pas, de ce dont ils ignorent la gravité, et de l'absurde.

 

Ils s'arrêtent comme pour un rite sur la place Morand devant la marchande de fleurs et il leur vient à l'esprit des paysages sauvages, de ceux qu'on ne peut qu'imaginer, ou apercevoir quelquefois sur un écran de télévision autorisé.

 

Mais ils ne laissent encore rien saillir de leurs inquiétudes. Ils se taisent. Ils rient, puis ils se taisent.

 

Ils ont huit ans. Il leur suffirait de cinq minutes pour se rendre à l'école. Mais ils prennent leur temps. Ils connaissent bien le quartier, ils ont des itinéraires variés, et une habitude, une seule. Dans une ruelle étrangère à la cité qui se développe, ils font, quand le climat le permet, un brin de causette avec une vieille dame. C'est comme une sorcière. Elle a la bouche tout édentée. Elle est à sa fenêtre du rez-de-chaussée, vers les huit heures et quart.

 

Elle les salue au passage: "Bonjour les amoureux..."

 

Laure et Fayçal se figent, non qu'ils soient troublés, mais ils aiment ça. Elle leur raconte l'histoire de la dernière dent qu'elle s'est arrachée elle-même, avec une antique tenaille rouillée. Puis elle leur pose des questions, et leur fait un peu de morale.

 

"Laure, tu es très jolie avec ta nouvelle jupe, mais je crois bien que tu as mal choisi la couleur de tes chaussettes... et toi, Fayçal, il me semble que ça doit faire un bail que tu ne t'es pas lavé les cheveux ... Laure, regarde ! mon chat s'est sauvé derrière les poubelles. tu veux bien le ramasser ?...

 

Et Fayçal déguerpit à travers les poubelles, et prend le chat dans ses bras, qui ronronne, et le tend vers les mains de la vieille qui roucoule.

 

Puis ils suivent leur chemin.

 

Ce jour-là, Laure a décidé d'une épreuve. Aux confins de la ruelle et de la nouvelle avenue, elle connaît un passage. Elle y fait virevolter son compagnon. Elle lui touche les épaules et le fixe droit dans les yeux. Elle a un léger moment d'hésitation avant de lui parler, ayant balayé de son âme toute pudicité.

 

Elle lui dit : "Fayçal ! Tu voudrais m'embrasser sur la bouche ?..."

 

Il est embarrassé. Il ose à peine soutenir son regard. Il répond :"Où ça ? "

 

Elle sourit. Son index se lève et dessine tendrement le contour des lèvres de Fayçal.

 

Ils courent vers l'école. Ils vont être en retard ! Non ! ils ne sont jamais en retard...

   

Mademoiselle Josiane est une toute jeune institutrice. Nommée dans un quartier bourgeois, elle s'émerveille de la docilité des enfants. Sa classe ne compte que vingt-quatre élèves, dont deux Maghrébins, un Espagnol et une Portugaise, très en retard. De souche paysanne, elle connaît peu cette ville. Son père est un métayer des Monts du Lyonnais, sa mère un brave ménagère qui trait les vaches et sert de nourrice pour quelques "gones" d'intellectuels lyonnais. Sa sœur, Gisèle, est sténo-dactylo à Lyon.

 

Josiane a choisi de s'installer en ville, en louant un studio dans la zone des Brotteaux. Elle y est tranquille pour préparer ses cours. Tous les quinze jours, elle prend le car pour une visite dominicale à ses parents, qui sont fiers d'elle, et lui mijotent au four, une andouillette au vin blanc.

 

Elle n'est pas sûre de son sort. Elle n'est pas encore titulaire de son poste.

 

Elle met dans son labeur toute sa conscience professionnelle, non qu'elle craigne vraiment l'inquisition promise d'un inspecteur, non qu'elle manque d'assurance (elle aime les enfants !) mais elle doute de la réalité. Tout semble trop beau.

 

Elle se demande : " Serai-je utile, ici, entourée de ces enfants issus de milieux aussi différents du mien ? Ils ont déjà huit ans. Ils sont déjà déformés. Je vais être un tremplin aux ambitions de quelques-uns, un frein inéluctable aux efforts de quelques autres, un calcul impersonnel aux blocages d'une majorité..."

 

Mademoiselle Josiane est tourmentée. Pourtant elle sourit au spectacle de Laure et Fayçal assis au même pupitre depuis le début de l'année. Cela ne s'est pas fait tout de suite. Elle les observait durant le temps de la récréation. Laure était assez isolée. Josiane trouvait ça bizarre.

 

Laure était bien de la même coterie que ses camarades filles, policée, presque maniérée. Fayçal exprimait ses attributs virils en caracolant à travers la cour, bousculant ses copains, frappant du poing et du pied qui osait le défier.

 

Un jour, on eût dit qu'il était un chevalier harassé. Il cessa le combat. Il s'approcha de Laure, pensive, à l'écart. Il exécuta une pantalonnade. Elle fixait le sol de ses yeux d'un bleu délavé. Il lui demanda, évitant d'emprunter une allure "cow-boy".

 

" Tu veux pas êtr'ma copine ?"

  Josiane ne sait pas ce qu'a pu lui répondre Laure. Mais depuis, ils sont assis au même pupitre. Fayçal a fait des progrès considérables dans toutes les matières. Laure est plus épanouie. Elle lève la main pour répondre aux questions. Elle parle à voix haute.

 

Laure et Fayçal reviennent de l'école. L'hiver les enveloppe d'une légère brume. Il est presque six heures du soir. Laure s'arrête devant la vitrine du boulanger. Elle salive à la vue des gâteaux exposés. Elle touche le bras de Fayçal et le pince à lui en faire mal. Il saute de côté en criant: " T'es conne, ou quoi ?"

 

Laure a les yeux couleur de friandises. Elle lui dit:

 

"On mange un gâteau ?"

 

Il répond: "J'ai pas d'argent". "Je paie", s'écrie laure. Et elle le pousse dans la boutique. Elle s'exaspère parce qu'il met un temps fou à lui désigner ce qu'il convoite. Ils vont s'asseoir sur un banc de la place Morand.

 

Laure suce ses doigts sucrés tandis que Fayçal s'étouffe, la bouche pleine. D'ordinaire, il absorbe le manger beaucoup plus vite.

 

"Tu sais, Fayçal... Je sais pas comment te dire ça. Le mercredi je m'emmerde chez moi..."

 

"M'ouais ! Moi aussi, mâche Fayçal"

 

"Ma mère veut que je reste à la maison, dit Laure..."

 

"Qu'est-ce qu'elle fait ta mère ?"

 

"Elle donne des cours de piano. Faut jamais que je fasse de bruit. Tu comprends ?"

 

"Ouais !... Et ton père qu'est-ce qu'il fait ?"

 

"Mon père, il est jamais là. C'est un c... comment on dit ? un patron. Tu connais pas ? BERTAUD. Mon père c'est le chef des usines BERTAUD."

 

"BERTAUD ?" Fayçal se met à rire. "C'est là que travaille mon frère aîné, Khader. Ha, Ha..."

 

"Qu'est-ce qui te fait rire ?" dit Laure.

 

Fayçal garde un silence mystérieux. Il plonge sa tête dans ses mains.

"Tu pleures ?"

"Non ! J'aimerais bien que tu viennes jouer avec moi, chez moi, mercredi..."

 

Les platanes dénudés ne masquent plus qu'à peine les façades des immeubles dont les fenêtres s'éclairent une à une. Tout près, on entend les interprétations des derniers joueurs de boules.

 

"Tu sais, dit Laure. Je vais en parler à ma mère. Elles est très gentille !..."

 

 Deuxième chapitre

 

 

BERLIN-PARIS

 

   

Fréderic BERTAUD presse trois journaux sous son aisselle, l'attaché-case au bout de son bras droit, il se laisse hisser par l'escalier automatique jusque sur le quai de la gare du chemin de fer. BERLIN OUEST...ZOOLOGICHES GARTEN-STADT-BAHN.

 

Le train qui arrive de MOSCOU a plusieurs minutes de retard, comme toujours. Frédéric n'est pas mécontent. Son bureau de Berlin fonctionne bien. Il vient de signer un bon contrat avec la Turquie. Un monsieur révérencieux le précède jusque sur la plate-forme. Il parle un français très docte, alourdi d'une trop grande sagacité dans le désir de prononcer les mots.

 

"Monsieur BERTAUD, je vous conjure ! Décidez-vous à faire confiance en nos lignes aériennes. Vous conviendrez très vite des avantages qu'elles vous procurent. Confort ! Célérité ! Sécurité !"...

 

"Et assiduité, le coupe Frédéric !..."

 

Mais ce n'est pas le terme qu'il voulait employer. Il voulait exprimer "l'heure exacte où il convient de pointer" pour tout "employé sans défaut". Le vocable juste rechignait à lui venir à l'esprit. Il pensait à tout autre chose.

 

"Ne vous fatiguez-pas, Herr Gassmann, dit Frédéric. Je vous répète que je déteste l'avion, sauf cas urgent. Ça ne vous laisse pas le temps de compulser vos dossiers. Et puis, on y respire la même promiscuité que dans le métro..."

 

Le train passe et ralentit, éloquent de sa sempiternelle stridence. Il est juste à point.

 

"Ponctualité, s'écrie Frédéric à l'adresse de Gassmann !" C'était le mot qu'il cherchait quelques secondes auparavant.

 

"Je vous suis très reconnaissant de m'avoir accompagné, Herr Gassmann. Avant vingt-quatre heures je serai à Lyon, et j'aurai déjà établi dix nouveaux plans de réussite commerciale. Ne m'en veuillez pas, Herr Gassmann. je ne suis pas superstitieux, mais un de mes frères s'est écrasé sur la côte Ouest des états-Unis. J'ai beaucoup plus confiance dans le téléphone pour ce qui est des communications à grande vitesse..."

 

Fréderic serre la main de Herr Gassmann, et monte dans le premier wagon à portée de ses jambes. Il s'y retrouve en queue de train, mais il se sait proche du wagon-restaurant. Son compartiment-couchette est réservé, à deux ou trois voitures de là.

 

Le train va repartir. Dans le couloir les policiers et les douaniers font leur apparition. Contrôle des visas et des passeports. Aujourd'hui, ils ne font pas descendre les bagages des filets.

 

Un douanier s'étonne que Frédéric n'ait pour tout bagage qu'un attaché-case ! Coïncidence, le chef contrôleur passe, apostrophe le douanier: "Quoi, tu ne connais pas Monsieur BERTAUD ? C'est un client !..."

 

Frédéric esquisse un sourire et se fraye un passage vers le wagon-restaurant. Tout est encore étrangement immobile. Une sueur perle sur les tempes de Frédéric. Et si tout était aussi immobile que ce train, dans cette lumière blafarde, où des êtres vrillent leurs corps pour laisser passer le corps vrillé d'autres êtres, allant je ne sais où? Frédéric s'appuie contre la paroi d'un compartiment. Il respire mal. Un haut-parleur annonce le départ. Les boggies s'ébranlent. Le train roule. Frédéric pénètre dans le Wagon-restaurant.

 

Il est huit heures du soir. "Gute nacht, Klaus !"

 

Le barman versait un verre de martini et suspend son geste. Il ouvre les yeux. "Gute nacht, Herr Bertaud."

"Whisky, bitte! Wo ist die Kleine Aline ?"

 

"Vous parlez toujours un germanique... imparfait, dit Klaus. Aline finit de son travail. Je crois...elle serait là bientôt Okay ?"

 

"Okay, Klaus ! Ich wüntze mir sitzen". Frédéric va s'asseoir. Klaus lui apporte son verre de scotch, d'une démarche quelque peu désinvolte

.

"Vous aurez besoin d'autre chose, Monsieur Bertaud ?"

 

Frédéric lui lance un regard d'acier, un rictus amusé au bord de la lèvre supérieure "Peut-être, dit-il.

"

Il a posé son attaché-case sur la chaise contiguë et ses journaux sur la table.

 

Il feuillette un instant "Le Monde", le "News-week", "Paris Match", se saisit du menu comme s'il avait faim, le repose, extirpe de la poche intérieure de son veston une enveloppe, timbrée de France. Il l'ouvre, s'offre une gorgée de whisky, avant de préciser son attention sur l'écriture de Fabienne.

 

Il l'a déjà lue et relue cette missive d'Outre-Rhin. Fabienne s'y désole de la solitude, se plaint de l'absence du père pour Laure, émet des doutes sur la survivance de leur foyer...

 

"Bon Dieu ! Quelle littérature couvre son chevet, dit-il, tout juste exactement...?"

 

"Bonsoir, Monsieur Bertaud !"

 

Surpris, Frédéric camoufle la lettre.

 

"Ah, c'est vous Aline !"

 

Elle est debout, cambrée dans son uniforme des wagons-lits, souriante, pimpante.

 

"Puis-je vous offrir un verre, Aline ? Vous avez terminé votre service ..."

 

"D'accord, dit-elle, un perrier-citron, si vous le voulez bien..."

 

"Klaus ! Un perrier-citron !"

 

"Vous désirez me parler ?"

 

"Rien, rien, dit Frédéric. Seulement vous demander si j'avais la moindre chance de dormir tranquille cette nuit. Voici ma réservation ! Croyez-vous que je sois bien situé ?"

 

Il lui tend ses papiers et elle les examine. Elle le scrute d'un oeil malicieux.

 

"Vous serez comme un pacha jusqu'à Francfort. Mais, à partir de là - et elle accentue sa moue ironique - il faut s'attendre à des remous"

 

Il lui paraît qu'elle s'exprime comme une diseuse de bonne aventure cherchant à exciter sa curiosité. Il s'amuse.

 

"Et alors ?"

 

"Et alors, un régiment tout entier des forces françaises en Allemagne fête la "quille". Ça va faire du chahut !"

 

"Bravo,,dit Frédéric ! Si vous pouvez me trouver un compartiment encore libre, à l'écart de toute cette pagaille..."

 

"C'est complet, réplique Aline, arrangez-vous avec Klaus..."

 

Klaus apporte son perrier-citron qu'elle boit d'un trait.

 

"Merci, monsieur Bertaud. Je crois que je vais aller dormir..."

 

Aline lui adresse une parodie de salut militaire et s'esquive.

 

"Bon, soupire-t-il en se plongeant à nouveau dans la lettre de Fabienne."

 

Elle le prie d'être présent au mariage de sa meilleure amie, Maud, et de François de Bonnefous. Bien sûr, qu'il y serait. Il trouverait un prétexte pour abréger cette corvée.

 

"Ces cul-terreux me font ch..." Klaus vient de s'installer en face de lui et le considère d'un air amusé.

 

"Si monsieur Bertaud veut dîner ce soir, il faudrait passer la commande, souffle-t-il. Bientôt nous ne servirons plus de repas chauds.

 

"Tu ne voudrais pas te conduire jusqu'à mon compartiment, chargé d'un petit en-cas, Klaus ?"

 

Klaus jette un coup d'oeil autour d'eux.

 

"Frédéric, je dois vous avertir, je suis plutôt...müde..."

 

"Fatigué ?..."

 

"Ja ! J'ai fait double journée. J'ai remplacé Marchen. Er ist krank!"

"Marchen ? Malade ?"

 

Frédéric fronce les sourcils. Il voit le visage si fin de Marchen, son épaisse chevelure blonde. Puis il regarde Klaus. Lui aussi est très beau. Cependant il a les traits plus autrichiens, plus latins.

 

Tandis que Klaus passe son visage dans ses longues mains, Frédéric sort discrètement un billet de son porte-feuille, le glisse sur la table, et se lève lentement.

 

"Allons, fait-il, avec douceur. Ne me fais pas trop languir !"

"Languir ? s'interroge Klaus"

 

Le train file en s'emmitouflant dans une Allemagne enneigée. Les sons d'habitude choquants, y ont admis une moiteur sourde. les lumières que lance le convoi éclaboussent les champs de neige qui lui renvoient des rayons craintifs. Malgré la nuit, on sent l'infini des arbres sur les collines proches, et les plus lointains se croisent et s'entrecroisent dans un ballet féerique, et l'on croirait que leurs ombres (mais serait-ce leurs spectres ?) se faufilent au coeur de ce train, et déforment le visage de ses passagers, jusqu'à semer des doutes sur leurs expressions, leurs gestes, leurs intentions.

 

Frédéric s'est accoudé à la rampe du couloir, ballotté. Il allume un cigare, en contemplation. Il se souvient des impressions de Louis Lumière, à propos des chemins de fer, juste avant qu'il n'inventât le cinéma.

 

"Et lui qui pensait que ce serait une invention sans avenir !"Où donc vont se loger les lobes de l'intuition ?"

 

Il reste pour quelques goulées de tabac de Havane. à la fascination de la valse des flocons rougeâtres qui fouettent les vitres, il pense : "le balayage des électrons sur un écran de télévision". Il frémit. Un dixième, un centième de seconde peut-être, une bouffée de flocons de neige est restée agrippée à la vitre et la forme qu'elle a adoptée lui a signifié la visage de Laure. Laure ! Sa petite ! Il ne veut plus penser à ça.

 

D'un pas méticuleux, il s'éloigne. Les couloirs sont déserts. les gens somnolent dans les wagons de première classe qu'il lui faut franchir jusqu'aux couchettes. Comme il y parvient, il se heurte à un couple en grande conversation.

 

"Ça ne sera pas long, dit l'homme..."

 

"Laissez-moi, vous..."

 

Frédéric les interrompt, "excusez-moi ! Ah ! Mais, c'est vous Aline.

 

Bonsoir, Monsieur Cardon ! Aline, je croyais que vous aviez sommeil ! Au fait, je n'ai pas la clef de mon compartiment..."

 

C'est Cardon, le chef contrôleur qui répond. "Voyez avec Anatole, le chef de la voiture 17 ! Il s'occupera de vous ! Bonsoir monsieur Bertaud !"

 

"Bonsoir, dit Frédéric, leur tournant le dos, et levant un bras satanique."

 

Aline et le chef contrôleur se tiennent silencieux, face à face. Les lueurs qui gigotent lui donnent à lui, quarante ans, et à elle, vingt-cinq. Ça le rajeunit, et ça la vieillit.

 

"Vous venez de me le dire, Monsieur Cardon..."

 

"Appelez-moi Pierre, s'il vous plaît..."

 

" Oui, je veux bien, Pierre... mais que voulez-vous, au juste ? Que je couche avec vous ?..."

 

Pierre secoue la tête. Il enfourne ses mains dans ses poches, pour s'allumer une cigarette tremblante. Aline remarque les rides naissantes qui lui composent un portrait d'homme sensible, blessé. Ses yeux noirs sont enchâssés au profond des orbites. Sa mâchoire est sèche.

 

"Ne soyez pas si directe, dit-il ! Ni injuste ! Cela va faire un an que nous travaillons ensemble. Ai-je jamais eu envers vous une conduite coupable ?...

 

Et pourtant..."

 

"Et pourtant ? demande Aline" Le silence qui s'ensuit la remplit d'incroyable. Il fuit son regard.

 

" Et pourtant... Je n'avais de pensées que pour vous. Je ne voyais que vous. Je n'avais envie que de... Mais, merde ! Je vous aime, Aline ! Vous entendez ? je vous aime !"

 

Il a les mains tendues. Aline est adossée contre la cloison. Derrière les épaules de Pierre, les collines blanchâtres se chevauchent, étreignent les toits furtifs d'un village évanescent, se disloquent dans un bois de sapins pour enfin se conformer à la pente d'un talus.

 

"Elle le regarde. "Vous avez bu, Pierre ?"

 

Il secoue encore la tête. Il pose ses deux mains sur ses épaules. "Quelquefois j'ai bu, je pensais que ça me donnerait le courage de... Eh bien non, pas ce soir !"

Les yeux d'Aline entament une promenade du plafond au sol, du sol aux yeux de Pierre. Ses mains retirent les siennes de ses épaules, sans la lâcher.

 

Puis le sol du couloir. Les trépidations la transportent dans un songe inouï

 

où se bousculent des photographies. Va t-elle se laisser aller au puzzle dont les pièces s'agitent, se recherchent, se repoussent, s'étirent, se superposent, s'étranglent, s'ajustent, s'enclavent, se rassemblent ?...

 

Elle lève la tête. Elle a refusé de penser à tout.

 

"Mais, moi aussi, je vous aimais !"

 

"Je vous demande pardon, dit Frédéric"

 

Ils ne l'avaient pas vu revenir.

 

"Oui ! J'avais oublié de vous demander, à quelle heure doivent monter nos braves petits français libérés de leurs obligations militaires ?"

 

Aline se raidit "Je vous l'ai dit, monsieur Bertaud. C'est à Francfort, vers les deux heures du matin."

 

"Entendu, entendu ! Bonne nuit à tous ! Comme il a disparu au fond du couloir, Aline se décrispe lentement.

 

"Il m'agace, ce vieux pédé, toujours à fouiner partout !"

 

Frédéric tend la main vers le plateau, que Klaus lui a apporté, et auquel il n'a pas encore touché. Tout est froid. Le café est aussi tiède que la bière. Il trempe un morceau de saucisse dans la moutarde, l'enveloppe dans la mie de pain et mange.

 

Il regarde sa montre. Une heure. Il se tourne vers la fenêtre, la canette de bière à la main, écarte légèrement le store, et boit à petites lampées.

 

Dehors s'enfuit, avec l'incessant baiser véloce des apparitions que rythme le clapotis des rails.

 

Il pense à Fabienne. Que dirait-elle encore ? Laure travaille bien à l'école. Elle parle d'un petit camarade avec qui elle s'entend très bien. Elle va consentir sans doute à la laisser sortit le mercredi après-midi.

 

"Quant à mes leçons de piano, cela marche très bien, de mieux en mieux. Chez Maud, J'ai rencontré Patrick Font. Il va m'envoyer des élèves de son cours de théâtre. Je suis ravie. Je vais pouvoir m'acheter ma petite voiture. Je laisserai ton tank au garage..."

 

"C'est peut-être bien ça, pense Frédéric ! Ses doutes quant à la survivance de notre foyer ! Suis-je bête ! Elle me fait comprendre que ce n'est pas la hantise de ma démission qui la tracasse, mais plutôt les chances qu'elle se forge d'en finir avec moi. Bien sûr !

  Mais pourquoi, pourquoi ?

 

Cette banquise, c'est ainsi qu'il l'appelle depuis le premier jour de leur mariage, n'a pas pu trouver un trappeur aux pieds assez brûlants pour la faire fondre...

 

Qu'importe ! Elle fera bien comme elle voudra. Après tout, cette situation ne peut durer éternellement. Mais Laure ! Je ne la crois pas capable de me faire une vacherie avec Laure.

 

Il vide d'un trait sa canette de bière, et se retourne vers la couchette.

 

Klaus a relevé le drap sur son corps nu. Il dort sur le ventre. Frédéric s'approche et s'assied avec précaution. Il lui caresse le dos jusqu'aux reins.

 

Klaus tressaille et gémit, la tête dans l'oreiller.

 

"Non, je vous en supplie, Frédéric ! Je suis à bout de forces..."

 

"Sale petite pute, dit Frédéric ! tu m'empoches mon fric, et tu me donnes "nibe" en échange "

 

Il le saisit violemment par les épaules et l'oblige à tourner son buste vers lui. Klaus ouvre des yeux apeurés.

 

Fréderic colle frénétiquement sa bouche contre la sienne, puis le repousse, sourit et lui donne deux petites tapes sur la joue.

 

"Allez, habille toi et va-t-en. Nous arrivons à Francfort !"

 

Pierre s'est endormi tout contre Aline. Elle dégage doucement ses membres et soulève son jeune corps, enjambe le corps de Pierre, sans bruit, endosse une robe de chambre. Elle tire derrière elle le rideau du cabinet de toilette, pour y constater, seule, l'état de douce fatigue qui creuse des traces légères le dessous des yeux, et l'inquiétude heureuse qu'elle y cherchait.

 

Comment est-ce possible que cela soit arrivé ? Que cela soit arrivé si tard ? Mais qu'est-il arrivé ? Depuis que tout à l'heure Pierre s'est retiré d'elle, l'a longuement entretenu de paroles tendres, de touchers apaisants des mains et des lèvres, elle lutte pour dissiper un brouillard changeant, qui s'agrippe à ses pensées, où des sensations rôdent, telles des nappes plus intenses et aveuglantes.

 

Elle rentre dans le compartiment, s'asseoit, et le regarde, "la fougue et la délicatesse". Deux mots qui se sont inscrits d'eux-mêmes dans sa tête.

Oserait-elle lui dire ? Non ! C'était pourtant vrai ! Elle avait été longtemps, secrètement amoureuse de lui, presque quinquagénaire, marié, père de deux enfants. Bel homme, au parler toujours affable, attentionné aux besoins des autres. Jamais un excès de langage. Calme, mais portant avec lui une aura d'autorité naturelle.

 

"Est-ce que je peux lui dire ?... Pierre ! Je suis fiancée depuis six mois. Je dois me marier dans trois mois. Il a mon âge. Il s'installe à son compte. Un garage. Il est gentil. Il m'aime bien. Il ne veut plus que je voyage. Je vais abandonner mon métier. Je ne transporterai plus des piles de drap et de couvertures. Je ne changerai plus les serviettes, les savonnettes, les papiers hygiéniques. Je ne viderai plus les cendriers, les cuvettes, les corbeilles.

 

Je ne voyagerai plus. Je n'aurai plus droit au spectacle de ces voyageurs cosmopolites qui m'amusaient, avec leurs manies, leurs conversations folles, leurs politesses exagérées, leurs confidences sournoises, leurs drames avoués et leurs plaisirs atrophiés.

 

J'aimerais faire tout cela, Pierre ! J'aimais être comme cela. Tu aurais pu... Nous aurions pu...Nous pourrions. Non, tu vas rentrer chez toi, comme après chaque voyage, dorloter les tiens et leur montrer ce visage aimant et aimable.

 

Mais pourquoi est-ce arrivé ?

 

Une larme lui échappe, car sa gorge se noue.

 

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