23 - Visite à Bettoncourt
SOMMAIRE
Les Chatellus, châtelains de Bettoncourt et de Villers les Nancy - Leur existence et leur rôle - Devoir social de la noblesse campagnarde – L’idéal du lieutenant Pierre de Rosières, du haut de Chaumont, tué à l’ennemi en 1915 - Les Duparge et les Foissey, ascendants mirecurtiens de la comtesse de Chatellus - Comment le domaine se trouve entre leurs mains - Le château et le parc, oeuvre de son arrière grand-père, le comte Charles d’Hennezel - Leur aspect actuel - Regret de ne pas visiter Bazoilles, Gemmelaincourt, la Neuveville-sous-Montfort, Frenois et autres seigneuries des Hennezel, situées dans le voisinage. |
Épreuves subies par nos cousins depuis 1939 - Leurs fils cadet, Simon, capitaine de cuirassiers tué en mai 1940 - Ame d'élite, chrétien fervent – L’aîné, Jean, cinq ans prisonnier en Allemagne - Son mariage récent avec mademoiselle Payelle, fille du directeur des Salines de Lorraine - Saccage des habitations de Villers par les allemands et les américains - Contrecoup des événements sur la santé de Mme de Chatellus - Sa résignation.
Bettoncourt, il y a longtemps que je désire connaître ce château, propriété du comte et de la comtesse Jacques de Chatellus. Ma cousine était la fille unique du comte d’Hennezel, l'aîné de de Gemmelaincourt. Mort au château de Villers les Nancy, il y a une vingtaine d’années. Nicole de Chatellus est très attachée au pays de Vosges à cause des souvenirs que son arrière grand-père a laissés dans la région.
Après la mort de sa mère survenue aussi à Villers les Nancy, il y a neuf ans, ma cousine décida de faire de Bettoncourt sa résidence principale. Elle tenait à raviver dans ce village les traditions de dévouement de la famille paternelle. Son mari, chef d’escadrons de cavalerie, mis à la retraite récemment, applaudit à cette idée.
Le château de Villers les Nancy vient des St Germain, famille maternelle de Nicole de Chatellus. C’est une grande et belle demeure, mais sa situation à la porte de la capitale de la Lorraine, oblige ceux qui l’habitent à y mener une vie purement mondaine, Villers n’est pas une terre de rapport. Notre époque s’accommode difficilement du train qu’exige pareille habitation. Il en est autrement de Bettoncourt.
Les Chatellus ont deux fils, chacun pourra, plus tard, reprendre l’une de ces propriétés. En attendant, leurs parents ont voulu donner l’exemple de la fidélité au sol, ils résident presque toute l’année sur leur domaine, qui leur permet d’assurer une heureuse influence autour d’eux. Si chaque famille de la noblesse française conservait ainsi, en province, son rôle « d’autorité sociale », comme me le disait M. de la Tour du Pin, la mentalité des campagnes serait meilleure qu’elle ne l’est.
Cependant la vie des champs, associée à celle des paysans, est méritoire, elle est quelque fois rude matériellement, elle oblige à faire passer le devoir avant le plaisir. Dans ses rapports avec la population, il faut savoir sacrifier son amour-propre personnel, sans espoir de reconnaissance. Mais au point de vue religieux, social et politique, l’influence des châtelains comprenant bien leur rôle, empêche beaucoup de mal.
Est-ce ce coin de terre Lorraine qui m’inspire ces réflexions. Peut-être, en gagnant Bettoncourt, me reviennent à la mémoire les nobles pensées qui hantaient l’esprit d’un jeune écrivain de ce pays, tué en champagne à l’automne de 1915. Arrière neveu du saint curé de Mattaincourt, il se nommait Pierre Fourier de Rosières. La propriété familiale qu’il aimait "le haut de Chaumont" domine Mirecourt à l’est. A la veille de la guerre de 1914, voici le programme de vie que se traçait ce jeune homme, tandis qu’il contemplait, du haut de la terrasse de son habitation, les horizons que nous venons de traverser.
Voyons comment il comprenait le rôle que peut jouer, dans un village, une famille traditionnelle.
« La vie a la campagne, écrivait-il, me semble la plus normale, la plus féconde pour travailler, la plus propre pour offrir aux siens un véritable foyer, une demeure qui ne soit pas un appartement d’occasion, la plus hygiénique pour le moral et le physique d’une famille, celle enfin où l’on peut donner à sa maison le plus de sens.
« L’ombre d’un clocher est nécessaire sur les toits d’un village, celle aussi d’un château. De l’absence de celle-ci et parfois de celle-la, nos campagnes lorraines se vulgarisent. L’ordre, voilà la volonté de dieu. Que chacun l’établisse dans sa sphère, là ou son influence est possible. Je ne puis y faillir, puisque j’ai reçu mission de construire une famille et d'être chef ».
« Il me faut relever au-dessus des toits rustiques trop semblables, là -tour du meilleur-, ce joli toit pointu qui veut, pour lui seul la foudre des orages, afin de sauver les autres, ce signe permanent de la hiérarchie désirable qui rappelle aux fous qui l’oublient, que nul homme ne s’élève sans degrés inégaux. Ce pignon, détestable s’il n’est que celui de l’orgueil, est divin dans sa maison s’il s’ouvre, ainsi qu’un grenier où chacun peut puiser, suivant ses besoins, l’exemple, le conseil, le refuge, ou l’aumône... il ne faut pas aller au peuple en descendant, mais faire monter le peuple jusqu’à soi ».
Ces sentiments correspondent si parfaitement aux exemples donnés par mon père, mon oncle, mes grands-parents et aux enseignements des châtelains d'Arrancy, qu’ils me sont restés présents, depuis le jour où Maurice Barres m’a révélé cette page de son jeune compatriote. C'était dans un article de l’écho de Paris, lu en champagne avant les attaques de 1917.
Et voila que la visite que nous allons faire à Bettoncourt chez de lointains cousins, ravive ces pensées. C’est que les Chatellus, je le sais, ont compris leur devoir social, comme le lieutenant Pierre de Rosières, leur jeune voisin de Mirecourt, tué à l’ennemi il y a dix neuf ans. Depuis des années, Jacques de Chatellus est maire de Bettoncourt, il dirige lui-même son domaine. Il gère les intérêts de sa commune avec dévouement, il y prend autant de peine qu’à l’exploitation de sa propriété. Sa femme est compatissante et bonne pour les gens de son village, à tous, le ménage donne l’exemple d’une vie laborieuse et méritoire.
La route suit la vallée du Madon. nous traversons cette petite rivière à Ambacourt. Jusqu’à la révolution, ce village formait avec celui de Bettoncourt, une seigneurie qui appartenait à la famille du Parge. Voici comment ces biens sont aux mains de notre cousine.
Au début du siècle dernier (08-02-1802) le comte Charles d'Hennezel avait épousé la fille unique du seigneur de Bettoncourt, Sébastien du Parge, chevalier conseiller à la cour souveraine de Lorraine et de mademoiselle Foissey, veuve en premières noces du colonel d’Hennezel de Bazoilles dont j’évoquais tout à l'heure la mémoire. Trois générations de du Parge ont été conseillers au grand bailliage de Vosges. Madame d’Hennezel fut l'unique héritier d’un frère de sa mère. Monsieur Foissey de Rousy, magistrat distingué, orateur de talent, député de Nancy à l’assemblée constituante qui laissa à sa nièce une fort belle fortune. Ce mariage fixa Charles d’Hennezel à Nancy et à Bettoncourt. Pendant une quarantaine d’années, il fut maire du village et conseiller général des Vosges, pour l'arrondissement de Mirecourt. On voit quelles attaches solides retiennent Nicole de Chatellus dans ce coin de terre Lorraine. A Bettoncourt, le château et le parc sont la création de son arrière-grand-père.
L’habitation semble dater de l'époque de la restauration. L’architecte qui l’a construite avait conservé les traditions du XVIII° siècle - simplicité des lignes, harmonie des proportions.
Bettoncourt est un vaste quadrilatère de maçonnerie sans prétention, mais parfaitement régulier. Plus de vingt fenêtres éclairent ses façades. Un large toit de petites tuiles, relativement écrasé et sans lucarne, le recouvre. Un rez-de-chaussée surélevé et deux étages, le second légèrement en attique, ont permis d’aménager de belles pièces de réception et une quantité de chambres claires et pratiques. La façade d’arrivée donne du coté du village, une grande pelouse bordée de massifs très fleuris et de grands arbres l’encadrent. A droite, dissimulés dans la verdure, de beaux communs, construits dans le style normand par nos cousins, ils donnent sur un grand potager, objet des soins vigilants de la châtelaine. L’autre façade regarde le parc. Celui-ci est réputé, déjà au milieu du siècle dernier, Henri Lepage, l’historien du département des Vosges, pouvait écrire « le comte d’Hennezel a crée dans son château de Bettoncourt un remarquable parc à l'anglaise ». De fait, de ce coté de l’habitation, grâce à des percées judicieusement aménagées à travers des groupes d’arbres séculaires, la vue s’étend à l’infini sur le calme horizon de la campagne lorraine.
Je n’avais pas revu les Chatellus depuis deux ans, lorsque nous nous étions trouves à Bruxelles au mariage de leur cousin germain Joseph d’Hennezel avec Louise d'Ursel. Ils nous font le meilleur accueil, tout en regrettant que notre passage soit si rapide.
J’aurais aimé causer longuement avec ma cousine, l’entendre raconter le passé de sa demeure, voir les souvenirs de famille qu’elle peut posséder, compulser ses archives, visiter l’église et le cimetière. N’ayant pu faute de temps, faire un détour par Bazoilles et Gemmelaincourt, villages situés au sud et au sud ouest de Mirecourt, j’aurais aussi aimé savoir si l’on retrouve dans ces anciennes seigneuries, les habitations des ancêtres de madame de Chatellus.
A Gemmelaincourt surtout, ce village fut habité, jusque sous Louis Philippe, par son bisaïeul. La demeure de ce gentilhomme était située sur son fief d'Abancourt. Ses enfants y naquirent. Ce lieu fut, au moment de la conscription, le théâtre de l’épisode qui amena l’arrestation de l ex-seigneur, poursuivi par la haine du procureur de la commune. En passant à Mirecourt, nous avons évoqué l’audacieuse évasion de M. de Gemmelaincourt, dans la nuit qui précéda le jour où il devait être exécuté.
Comme il serait intéressant de connaître ces lieux, de rechercher ce qui subsiste du logis seigneurial.
En partant d’ici, on pourrait, non seulement visiter Bazoilles et Gemmelaincourt, mais encore les villages de la Neuveville-sous-Montfort, Valleroy-le-Sec, Frenois, etc...aussi seigneuries des Hennezel. L’heure est tardive. Mous devons nous borner à faire à Bettoncourt une courte visite, il nous faut arriver à Nancy, pour nous installer chez nos amis, avant le dîner. Nos cousins nous font promettre de revenir les voir une autre année, en mettant de nouveau Bettoncourt sur le trajet d’un voyage au pays des Vosges. Nous partons avec cet espoir.
NOTE DE SEPTEMBRE 1945
Ces projets échafaudés en 1928, n’ont jamais pu se réaliser, le mal qui m’a terrassé en 1935 a bouleversé mon existence. De leur coté les Chatellus ont été cruellement éprouvés depuis 1939. Leur fils aîné, Jean, officier de réserve, a été prisonnier en Allemagne, pendant cinq ans, ils sont restés sans nouvelles de lui durant un temps infini. Le cadet, Simon, officier de carrière plein d’avenir a été tué au Quesnoy (nord) le 18 mai 1940, à l'âge de trente deux ans, il était capitaine, commandant le 2eme escadron du 4eme régiment de cuirassiers, décoré de la croix de guerre et de celle des T.O.E. (Maroc).
Après sa mort un de ses camarades écrivit à sa mère :
« chef modèle, il était notre conscience et notre exemple à tous. Il a eu la fin de ses rêves, quand on retira son cadavre de son char, il semblait continuer dans la mort le dernier combat de sa vie ».
Chrétien exemplaire, Simon de Chatellus était membre de l’hospitalité de N.D. du Salut. Son testament est empreint du plus admirable esprit de foi. Les quelques lignes que j’en reproduis ici attesteront les sentiments profondément chrétiens de cette âme d’élite. Pressentant la mort, il avait écrit à ses parents :
"Maintenant, je me remets entre les mains de celui qui a été ma force pendant cette vie. Priez-le inlassablement de me pardonner toutes mes fautes. Puisse-t-il m’accueillir dans l’immensité de sa miséricorde. Je vais vers lui et je prierai pour vous jusqu’à ce que vous soyez venus me rejoindre. Regardez-le avec confiance, car il est la vraie consolation. Adieu, je serai près de vous et je vous protégerai avec toute ma tendresse, que le dieu d’amour et de miséricorde me prenne en pitié..."
Des épreuves matérielles se sont ajoutées au sacrifice de tendresse demandé par la providence à nos cousins. A l’automne de 1944, la bataille fit rage à Bettoncourt même, les allemands s’étant retranchés dans le parc. Après des journées de combats angoissants, les Chatellus auront la chance de se retrouver indemnes. Pendant cinq mois, ils restèrent isolés et sans nouvelles, les relations postales avec la France libérée ne reprirent qu’au milieu de février. En me donnant de ses nouvelles récemment, ma cousine m’apprit le triste sort de Villers-les-Nancy.
Nos deux habitations de Villers (celle de ses parents et celle de sa tante de Torcy) sont complètement vidées et saccagées, il n’y reste pas un atome de mobilier. Après avoir été caserne allemande, le château est devenu caserne américaine. Le ménage de mon fils doit se fixer à Nancy ou Jean aura une situation auprès de son beau-père, nous aurions voulu l’installer à Villers, mais il n’y faut pas songer, tellement l’intérieur de chaque habitation est détruit. Au début de l’été, Jean de Chatellus a épousé à Paris, en l'église St Honoré d'Eylau, mademoiselle Bernadette Payelle, fille de M. Jean Payelle, officier de la légion d’honneur, croix de guerre, directeur des Salines de Lorraine, et petite-fille par sa mère, du colonel de cavalerie Larzilliere (3 juillet 1945). Cette union fut un rayon de soleil pour les Chatellus, après les sombres années qu’ils venaient de vivre. La mort de son fils Simon et le saccage de son château natal avaient anéanti le désir caressé par notre cousine, d’installer un jour ses deux fils dans les demeures de son enfance. En s’alliant à une famille qui le retiendra en Lorraine, Jean de Chatellus a rendu à sa mère l’espoir de voir Bettoncourt et son parc égayés par des petits-enfants.
Malheureusement, le contre coup des émotions ressenties depuis 1940 par Nicole de Chatellus, joint à la crise de personnel qui atteint aujourd'hui tous les foyers, en rendant très pénible la vie matérielle, sans service dans une habitation un peu grande, ont gravement éprouvé la santé de la châtelaine de Bettoncourt. Elle endure, depuis deux mois, des souffrances qu'on n’est pas encore parvenu à atténuer. En me faisant part de son état, elle ajoute « il faut qu’une croix en remplace une autre » résignation chrétienne digne de celle de son fils (14 septembre 1945).
En quittant ma cousine, nous rattrapons à Diarville la route de Nancy par Vomecourt et Pont-sur-Madon. L’aspect du pays change, des plateaux dénudés et sans charme jusqu’a la vallée de la Moselle. Après avoir traversé la rivière près de Flavigny, on retrouve des forêts et des bois. Nous passons à proximité de Vézelise, petite ville riche en souvenirs sur les Champigny.