8 - EPINAL
(Samedi 14 juillet 1928)
Epinal est à cheval sur la Moselle qui roule ses eaux rapides du nord au sud et dans une île que forme un bras de la rivière devenue canal. Ce samedi est férié à cause de la fête nationale. Je voudrais en profiter pour visiter la ville, mais au milieu du jour, la chaleur est suffocante, nous devons rester enfermés à l'hôtel.
Epinal est une cité militaire et industrielle, elle manque donc un peu de charme. Le matin, j’entre dans l’église St Maurice, monument demi-roman, demi-gothique, et je découvre le vieux quartier qui l’avoisine, j’aurai le temps de le voir. Autour de la place des Vosges, quelques vieilles maisons à arcades, semblables à celles de Remiremont, c’est donc un mode de construction... On m’en proposera cette explication :
« Le climat rude du pays rend les pluies glaciales et diluviennes, les habitants des villes ont trouvé le moyen de s’en garantir en construisant les arcades qui permettent de circuler à l'abri ».
On me donnera la même explication lorsque je manifesterai mon étonnement de voir les Spinaliens, hommes et femmes, quel que soit leur âge, inséparables de leur parapluie. Ils redoutent les froides averses qui peuvent survenir en toutes saisons. Même avec le soleil éclatant d’aujourd'hui, je remarque des passants porteurs de parapluies......
Un seul magasin est ouvert, un bureau de tabac. J’y achète quelques spécimens de cette imagerie populaire, naïve et violemment coloriée qui faisait la joie de mon enfance, des portraits d'élégants de l'époque 1840, aux cheveux bouclés et frisottants, engoncés dans des habits ou des toilettes qui moulent leur taille. Ces personnages se nomment, Jules, Alfred, Caroline, Armande etc... puis des vues de batailles et de combats navals du milieu du siècle, des images religieuses, St louis, St Nicolas, les apôtres, des vierges, toutes accompagnées de cantiques ou de prières, des soldats de toutes les armes, rangés en ligne et des tines à être découpés, enfin des sujets allégoriques concernant les vices et les vertus, crédit est mort, jadis et aujourd'hui, les quatre vérités etc... les couleurs sont peu variées, le rouge, le bleu, le vert, l’orange dominent.
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L’après-midi, visite du quartier central forme par l’île, il est animé mais banal. Soirée sur le cours, beau jardin public, voisin de l’hôtel, planté de vieux arbres, il est plein de fraîcheur et s'étend le long de la rivière, large et pittoresque en cet endroit. En face, sur l’autre rive, un bouquet d’arbres encastré dans un mur verdi par les mousses, à travers ses branches on aperçoit le musée, il est construit à la pointe de l'île séparant en deux les eaux de la Moselle. Les bords restent pittoresques, ils sont en certains endroits hérissés de vieilles maisons différentes de formes et de hauteur, agrémentées d’appentis, de balcons de bois, d’escaliers de pierre dont les dernières marches baignent dans l’eau. A gauche, le canal resserré entre la chaussée et des maisons droites est sans attrait.
Epinal fut la capitale du pays des Vosges. Notre histoire familiale fut mêlée à celle de la ville. Les souvenirs qu'elle évoque sont nombreux. L’un deux se présente à ma mémoire en traversant le pont des Quatre-nations qui relie le centre de la cité au quartier de la gare. Il m'a d’autant plus frappé qu'il concerne un arrière-grand-oncle de ma belle-fille. Il est conté par un historien local et remonte au temps de l'occupation de 1814.
A cette époque, le général Baron de Cassagne, commandant le département des Vosges, avait pour capitaine aide de camp le chevalier d'Hennezel de Gemmelaincourt, frère cadet du futur comte d'Hennezel de Bettoncourt. Le jour où les cosaques, poursuivis par les troupes du maréchal de Bellune, traversaient Epinal, pour gagner la route de Remiremont, les habitants se portèrent nombreux sur le pont des Quatre-nations pour les voir passer. Dans un geste courageux, rapporte le chroniqueur, le capitaine d'Hennezel tente d’entraîner la foule à la poursuite de l'ennemi. L épée haute, il s élança à la tête du pont et s’adressant à la multitude lui cria, « levez-vous en masse et joignez-vous à nous », cet appel ne pouvait être entendu. La ville ne renfermait plus que des pères de famille, des vieillards, des infirmes, des femmes et des enfants, tous les hommes en état de porter les armes, étaient depuis longtemps sous les drapeaux (9 janv. 1814).
Une vingtaine d’années auparavant, en pleine terreur, le père de ce brave officier, Leopold de Hennezel, Sgr de Gemmelaincourt, s'était trouvé à Epinal dans des circonstances tragiques. Venu à la prison de Mirecourt où il était détenu depuis plusieurs semaines, il comparaissait devant le directoire révolutionnaire du département, sous l’inculpation d émigration (1er mai 1793). Deux mois et demi plus tard, ce même tribunal signait sa condamnation à mort (23 juillet 1793). Les journées de travail que je compte passer aux archives me permettront d’évoquer bien d’autres souvenirs se rattachant à cette ville...