33 - Godoncourt (1ère partie - 2) (ou, l'histoire de Jean de Hennezel))

 

Nombreuses sont nos attaches, avec ce village. Au milieu du XVII° siècle, un maître verrier de talent, Jean de Hennezel, portait le nom de Godoncourt et s’en qualifiait seigneur. Il appartenait à une branche nivernaise 1*.

 

Intelligent et habile, ce gentilhomme excellait dans la fabrication des glaces et des miroirs, il en connaissait les moindres secrets. Il se passionnait pour son art, sans trop se préoccuper de ce qu il coûtait  comme beaucoup d’artistes ou d’inventeurs. Il n’était pas homme d’affaires. Trop confiant dans les hauts personnages qui s’intéressaient à ses oeuvres, Jean de Godoncourt fut leur dupe innocente. Il est curieux de se remémorer ses aventures et sa malchance 2*, avant de visiter le village dont il portait le nom.

 

En 1644, Gaston d’Orléans autorisa ce Jean d’Hennezel à créer une verrerie dans le duché de St Fargeau, propriété de Marie de Bourbon, la fameuse « grande mademoiselle ». Les lettres patentes, délivrées à cette occasion, accordaient au gentilhomme, pour une durée de trente ans, d’importants privilèges. Jean alluma ses fours dans la forêt de Puisaye, il y attira plusieurs parents de la forêt de Darney, entre autres des Finance de la Frison et de Clairey  qui restèrent fixés dans le pays.

 

Le jeune maître verrier se montra si habile que la grande mademoiselle eut recours à son art  lorsqu’elle fut exilée au château de St Fargeau, après les fameux combats de la porte St Antoine (1653). Durant sa retraite forcée de quatre ans, pour tromper son ennui, la fantasque princesse fit remanier entièrement les appartements du château. Elle y fit aménager des « cabinets de glaces » qu’elle remit ainsi à la mode. Enchantée de cette nouveauté, elle écrivait « j’ajustais le cabinet avec une quantité de miroirs et je croyais avoir fait le plus beau chef-d'oeuvre du monde ».

Ces miroirs sortaient des mains de Jean de Hennezel. Son habileté lui valut l’honneur d’être nommé gentilhomme servant de Marguerite de Lorraine, duchesse douairière d'Orléans. Cette princesse était la soeur du duc Charles IV et de Catherine de Lorraine, abbesse de Remiremont, la suzeraine d’un grand nombre de verreries de la forêt de Darney.

 

Lorsque Colbert eut rétabli les finances du royaume, il porta plus loin ses vues, avec ordre et méthode - traits essentiels de son caractère - le grand ministre songea à rendre la France florissante au point de vue industriel et commercial. En ce qui concernait l’industrie des glaces, notre pays était tributaire de l’Italie. Il devait importer, à grands frais, de ce pays, le beau cristal, les miroirs, la verrerie artistique.

 

Pour faire cesser cet état de choses, Colbert résolut de créer une manufacture royale de glaces, en attirant à Paris, des artistes vénitiens. Mais les lois de la république de Venise interdisaient aux verriers de travailler en dehors de leur pays, ceux qui s’expatriaient, perdaient leurs privilèges et se voyaient confisquer leurs biens.

 

Colbert chargea l’ambassadeur de France à Venise d’entrer secrètement en rapports avec quelques uns de ces artistes et de les faire venir à Paris, en leur promettant la protection de Louis XIV.

 

Marguerite de Lorraine connaissait de longue date l’habileté professionnelle des verriers de son pays. Elle avait vu chez sa belle fille à St Fargeau, les miroirs fabriqués par Jean de Hennezel. Elle pensa que le gentilhomme pourrait rivaliser avec les verriers italiens et qu’il serait, aussi bien qu’eux, capable de créer dans la capitale, la manufacture de glaces projetée par Colbert. Elle fit venir à Paris Jean de Godoncourt et lui offrit le gîte et la table dans son palais du faubourg St Germain, rue de Vaugirard, en même temps, elle demanda à Colbert de mettre son protégé en concurrence avec les vénitiens.

 

Devinant l’importance que pouvait prendre cette glacerie, patronnée par une grande princesse, les jésuites d’Epinal qui, eux aussi, appréciant le travail des verriers lorrains, résolurent de participer à l’affaire. Ils offrirent de s’entremettre auprès de Colbert pour obtenir au maître verrier de St Fargeau, l’autorisation de travailler à Paris.

 

On n’a jamais trop d’appuis et de crédit, en pareil cas. Jean de Hennezel se rendit compte qu’il n’arriverait pas seul à mener à bien une si grande entreprise, il accepta l’offre que lui faisaient le supérieur des jésuites d’Epinal et le père provincial de Champagne. Les deux religieux chargèrent alors un de leurs confrères, le père Anthoine de Mengeon, de faire les démarches.

 

Le père de Mengeon avait de l’entregent. Il manoeuvra habilement sa demande, renforçant le désir exprimé par la duchesse d’Orléans, qui fut accueillie avec bienveillance. Colbert acquiesça verbalement à la proposition. Il autorisa le maître verrier lorrain à faire flamber ses fours dans la capitale.

Devant cette assurance, les jésuites estimèrent que leur entraide devait être profitable à leur ordre, sans leur appui Jean de Godoncourt n’aurait jamais eu gain de cause. En conséquence, ils demandèrent à participer aux bénéfices de la future glacerie. En revanche, ils promettent au maître verrier de lui procurer des fonds. Ils obligèrent le gentilhomme à se lier avec eux par un contrat.

 

Jean accepta, il s’engagea à abandonner à la compagnie de Jésus un sixième de ses bénéfices, condition assez dure, puisqu’il avait déjà promis à sa protectrice, la duchesse d’Orléans, de lui réserver un tiers du produit de son travail. Les autres clauses du contrat étaient draconiennes. Elles contraignaient ce gentilhomme à assurer toujours le même profit à ses entremetteurs même s’il lui arrivait de ne plus travailler sous la protection de la princesse, et cela en quelque endroit qu’il fut, sans jamais pouvoir révoquer son engagement. En outre, les bons pères entendaient avoir entre les mains les clés du coffre et des pièces où le gentilhomme serrerait son argent et entreposerait les objets de sa fabrication, ils pourraient ainsi prélever leur part quand cela leur plairait. L’acte fut passé par devant un notaire parisien. Il en existe aux archives des Vosges  dans le fond des jésuites d’Epinal, un exemplaire portant la signature de Jean de Hennezel, tracée d’une magnifique écriture et suivie d’un paragraphe énergique (octobre 1664).

Comme la duchesse d’Orléans s’était réservé, sa vie durant, nous l’avons dit un tiers du travail de son protégé, celui-ci ne pouvait plus disposer que de la moitié de ses bénéfices.

 

Un mois plus tard, Louis XIV signait un brevet autorisant le  maître verrier lorrain à établir dans la capitale son industrie de glaces et tous autres ouvrages de cristal et rappelait les privilèges dont il devait jouir (novembre 1664).

 

Jean de Hennezel installa aussitôt ses fours au faubourg St Michel contre la porte du Luxembourg et se mit au travail avec ardeur. Les premiers résultats furent encourageants « ses glaces, disait-on, étaient presque plus belles que celles venues de Venise et d’un cristal parfait ».

Convaincu que Colbert serait satisfait du travail de leur protégé, lorsqu’on lui présenterait les premières productions du gentilhomme, les jésuites se dirent que le ministre consentirait certainement à accorder d’importantes subventions pour permettre le développement de la nouvelle glacerie. Ils avaient d’ailleurs suggéré à Colbert de donner à Jean de Hennezel, après chaque millier de glaces, cinq cents ou mille écus, ils comptaient que le montant des subventions pourrait atteindre annuellement dix, douze et même quinze mille écus.

 

En conséquence, les bons pères jugèrent le moment venu de s’assurer une plus grande part de bénéfices. Ils contraignirent le maître verrier à signer un second contrat leur accordant, en plus ou un sixième déjà convenu, la douzième partie de ses gains annuels. Ils ajoutaient que sur les subventions versées par Colbert le gentilhomme ne pourrait conserver pour lui-même une somme supérieure à mille écus, le surplus devant servir à rembourser les fonds empruntés pour sa première installation, jusqu’à extinction de sa dette. Enfin, ils précisèrent que sur le tiers du travail revenant à la duchesse d’Orléans, la moitié retournerait à la compagnie de Jésus (avril 1665).

 

Cependant le maître de la nouvelle glacerie devait faire face à d’écrasantes dépenses, l’achat du bois de chauffage, le salaire des ouvriers, le transport des matériaux étaient beaucoup plus onéreux qu’en province. Ces frais l’obligeaient à vendre ses glaces le double du prix de celles venues de Venise... malgré cette fabrication coûteuse, au début de septembre suivant, la production de Jean de  Hennezel était en augmentation, il conservait l’espoir de réussir. Il songeait même, pour diminuer ses frais, à se transporter en Normandie, là, la vie serait quatre fois moins chère qu’à Paris. Il sollicita du roi un prêt de cinquante mille écus, pour s’installer dans cette province et un contrat de quatre années (septembre 1665).

 

Colbert se contentait toujours de donner des espérances. Le grand ministre restait entiché des artistes italiens et favorisait un petit groupe de ces verriers installés au faubourg St Antoine. Il offrit même à Jean de Borniol, l’un d’eux, une assez jolie somme, pour aller recruter dans son pays, d’autres ouvriers. Borniol réussit dans sa mission, il parvint à amener d’Italie quatre autres verriers. A la même époque, un groupe de financiers puissants (2*) se formait et obtenait de Louis XIV un privilège exclusif pour l’établissement à Paris d’une manufacture royale de glaces, cette société devait devenir un jour la compagnie de Saint-Gobain. Au début de 1666, la nouvelle manufacture, fort bien financée, parvint à faire venir à Paris d’autres verriers de Murano, quelques semaines plus tard, elle sortait son premier miroir sans défaut. N'étant pas encouragé, Jean de Hennezel ne travaillait plus que par intermittence, d’autant que ses bénéfices passaient en grande partie aux pères jésuites et à la duchesse d’Orléans. Malgré tout, il persévérait dans son effort. Ses glaces, au dire de tout le monde, restaient plus belles que celles des italiens.

 

Mais, quand il vit la manufacture officiellement protégée par Colbert recevoir l’exclusivité de la fabrication des glaces, il perdit tout espoir de réussir. De leur coté, les directeurs de la glacerie royale décidèrent d’arrêter complètement la concurrence que pouvait leur faire le verrier lorrain. Au mois d’avril 1666, ils obtinrent un arrêt interdisant à Jean de Hennezel de continuer à souffler des glaces au faubourg St Michel. C’était pour le malheureux gentilhomme la ruine de ses efforts.

 

Déçu, Jean de Godoncourt quitta la France pour tenter fortune dans un autre pays.

 

Notes de Ppdh:

 

1* Je pense qu'il devrait s'agir d'un fils de Daniel de Hennezel, seigneur de Marsendé , branche de Champigny !

 

 2* Je ne crois pas que ce ne soit que de la malchance. La concurrence impitoyable et l'exploitation du travail par les riches existaient déjà à l'époque.

 

 

 

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