53 - HENRICEL
SOMMAIRE Le hameau porte le nom d'une famille éteinte - Variantes de l'orthographe - La verrière Jacquot en 1448 - Des du Houx, Bonnav, Bigot, Massey y résident à la fin du XVI° siècle - François I de Massey se démet de ses biens (1625) - Antoine du Houx, maître verrier intelligent et actif - Lettre scellée à ses armes - Le cachet de Jacques de Massey d'Henricel (1686 ) - Comment nos pères se ravitaillaient - L'intérieur d'une halle de menu verre en 1561 - Les Massey d'Arcourt et de Ronchamp et Dombasle et Henricel - Leurs descendants fixés à la Rochère - Aspect du hameau - Une maison décorée de fleurs de lys - L'énigme de sa pierre de fondation (1822) - Un type de vieux paysan, le père Vancon - Le chevalier de Bazailles, royaliste fidèle - Une pierre au nom de Léopold de Massey ( 1782). |
A l'orée de la forêt, on débouche au-dessus d'un hameau blotti, comme à Biseval, au creux d'un repli de terrain. sur le flanc ouest du vallon, la route descend bordée de champs et de pâtures. A l'intersection de deux chemins, des toits de tuiles émergent de frondaisons magnifiques, comme les autres verrières, les fondateurs d'Henricel ont planté leur tente près d'une source. Le site est séduisant. Nous ouvrons nos dossiers de notes, Maurice de Massey et moi, pour échanger quelques suggestions sur l'origine de cette verrerie, l'une des plus anciennes de la forêt.
Le hameau que nous allons voir, porte le nom d'une famille éteinte depuis longtemps. Je ne sais presque rien sur elle. Les fantaisies de l'orthographe du nom sont dues à la prononciation, l'accent lorrain rend muettes les « l » finales, on a écrit Henrice, Henricez, Henriesey.
- « De même pour mon nom, observe mon ami, il semble avoir été d'abord Massel ou Macel. On le prononçait Massé et Macé, alors un « y » a remplacé « l ».
Je poursuis.
- « La forme Henricel rencontrée quelquefois a fait confondre cette famille avec la notre. On a même avancé que le mot Henricel avait pour origine le nom élide d'Henry de Hennezel... à l'appui de cette explication on invoque la charte de 1448, il y est question d'une verrerie abandonnée depuis longtemps nommée la verrière Jehan Henricel, autrement dit, la verrière de Jehan, fils d'Henry de Hennezel. Cette étymologie parait fantastique, la particule devant notre patronyme a fait son apparition un siècle plus tard que l'époque à laquelle auraient existé les deux Henry Hennezel, premier et deuxième degrés de la filiation, officiellement prouvée au XVIII° siècle.
Par ailleurs, le nom de la famille Henricel a pour origine un prénom, de même que Hennezel est un diminutif de Jehan, Henricel est un diminutif d'Henry. On peut affirmer, les lettres ducales de 1448 mentionnent deux Henry, maîtres verriers. Or à cette époque, le hameau où nous nous rendons était connu sous le nom de verrière Jacquot ou Jacob, puis verrière Henry Jacquot. Cet Henry ayant sans doute fait flamber son four longtemps et avec succès, la verrerie prit son nom. Ses descendants le conservèrent comme nom de famille, sous la forme de Henricel qui apparaît seulement au milieu du XVI° siècle. Un dénombrement de 1549 cite « La verriers Henricel, appartenant aux héritiers de Nicolas Henricel, est habitée par les veuves de Nicolas et Claude Henricel et leurs associés, Demenge du Houx et Valentin Pillemyn. Ces maîtres verriers y pratiquent l'art du menu verre ( 1549 -1551) ».
Une vingtaine d'années plus tard, la famille Henricel semble s'éteindre, elle n'est plus représentée dans la verrerie que par Catherine du Houx, veuve de François Henrice, associée avec les du Puy, Garnier, Bigot, Bonnay, tous verriers de petite verrerie (30 juin 1576). Enfin, à la fin du siècle, travaille à Henricel, avec ces gentilshommes, un François Massey. Depuis ce temps la, jusqu'à la veille de la révolution, la verrière et le domaine d'Henricel semble avoir été surtout l'apanage de la famille de Massey.
- « C'est exact, répond mon ami. Au temps d'Henri IV, résidait à Henricel un François de Massel ou Massey, auquel remonte notre filiation. Il était associé avec un Bigot et deux Bonnay (26 janvier 1595).
Chose assez curieuse, je n'ai pu encore découvrir la parente de ce François avec les nombreux Massey plus anciens qui mettaient en oeuvre d'autres verrières du pays, depuis au moins cent ans, notamment avec Gerardet Marc, les fondateurs du Morillon, Hugues qui actionnait la verrière de Leppenoux, près de Bleurville et Ferry Massez, possesseur de la moitié de l'ascensement de la Frison.
François de Massez épousa une Mathieu, d'une famille de gentilshommes de menu verre, que je crois d'origine normande. Cette épouse lui donna au moins six enfants, cinq fils et une fille. Tous nés probablement à Henricel. Sur ses vieux jours, on voit le maître verrier remettre ses biens et la direction de ses affaires à ses enfants. Cette « démission », c'est le terme employé, donna lieu à un acte assez curieux. L'original se trouve dans nos archives familiales.
Les clauses de l'accord sont précisées avec minutie. Parcourons cet acte, il donne bien une idée du genre de vie que menaient les familles campagnardes. Le père défaillant explique tout d'abord « les grandes incommodités occasionnées par sa vieillesse et sa caducité, il lui est impossible de vaquer à ses affaires
Il en résulte pour lui un grave préjudice. Il se décide donc à se démettre de tout ce qui lui appartient en faveur de ses héritiers à la condition que ceux ci s'engagent à assurer son logement et sa subsistance, jusqu'à son dernier souffle, et même à faire prier pour lui lorsqu'il sera dans l'autre monde. Le père énumère les paiements en espèces et en nature qu'ils devront lui faire annuellement, argent, froment, seigle, avoine, etc... « Il ira habiter chez celui de ses enfants qui lui plaira » et conservera à son usage les meubles de son choix. Comme le laitage est la base de l'alimentation du vieillard, il exige que ses enfants se réunissent pour lui acheter une vache laitière. La bête sera logée et nourrie gratuitement par l'enfant chez lequel sera retire le vieux père. Les cinq autres enfants contribueront aux frais de la nourriture de la vache en payant annuellement une petite somme (26 fevrier 1625).
- « Cet arrangement devait être une cause de discussions et d'ennuis ... »
- « Moins peut être qu'on ne le croirait. Nos pères avaient un sens de l'équité que nous avons perdu. D'ailleurs dans certaines régions, des arrangements de ce genre ont subsisté jusqu'à notre époque. Mais l'esprit et les lois du XIX° siècle, en favorisant l'individualisme au détriment de l'autorité paternelle, ont rendu de tels accords presque impossible à réaliser. Il devient de plus en plus difficile aux parents de finir leurs jours entourés de leurs descendants. Les vieillards qui s'éteignent au foyer familial sont aujourd'hui l'exception. Combien sont astreints au régime communautaire d'un asile ou d'une maison de retraite, pour échapper aux complications de l'existence. Ceux qui meurent dans le cadre où ils ont vécu sont des privilégiés ».
- « Lorsque votre ancêtre, François de Massey, abandonnait ainsi à ses enfants ses biens d'Henricel, était-il le seul détenteur du domaine ? »
- « Non, c'était au début du règne de louis XIII. L'ascensement s'étendait sur une trentaine d'hectares. Il était indivis depuis longtemps entre les Massey et une branche des du Houx, représentée par deux frères, Claude et François. Chacun de ces gentilshommes avaient marié une fille avec des fils de François de Massey (1618 - 1627) . Vous devinez quels liens ces alliances créaient entre les possesseurs d'Henricel. Mais ces ménages eurent une nombreuse postérité, le domaine se trouva bientôt dans une indivision compliquée ».
- « Et cette indivision entre les descendants de ces Massey et ou Houx dura longtemps ? »
- « Jusqu à la veille de la révolution. L'un des plus actifs des maîtres verriers fut un du Houx, nommé Antoine, il vivait à la fin du règne de louis XIV. Originaire d'Henricel, ce gentilhomme avait d'abord cherché fortune en Bourgogne quand la Lorraine fut envahie. Il s'était marié dans cette province, à la verrerie d'Avoise où il travaillait, avec une cousine de son nom (20 juillet 1654). La paix revenue, Antoine, pris par le mal du pays, décida de revenir en Lorraine dés son retour, il consacra une partie des bénéfices qu'il avait réalisés par son travail en Bourgogne, à acquérir une part importante d'Henricel. Ces biens vinrent s'ajouter à ceux venant de son père (30 août 1654). Il devait vivre ici une quarantaine d'années.
Intelligent et travailleur, Antoine du Houx, doubla bientôt l'activité du domaine. Il adjoignit à la fabrication du menu verre celle des vitres. Il développa aussi sa culture. On trouve bien des preuves de sa bonne administration et de l'accroissement de sa fortune, contrats de vente de verre, achats et locations d'animaux, acquisitions de terres et d'étangs, prêts d'argent consentis à ses parents ou des voisins. Sa correspondance signée, à du Houx de Henrice, révèle un homme instruit et entendu des affaires ».
- « En effet, dis-je, j'ai lu deux de ses lettres aux archives d'Épinal. Je les ai trouvées si amusantes que je les ai copiées. L'une concerne un bail d'animaux qu'Antoine du Houx voulait faire au nom de ses filles.
Après avoir expliqué au notaire la forme dans laquelle il désire que soit rédigé l'acte, il lui fait offrir par l'entremise du porteur de sa lettre, qui n'est autre que le paysan bénéficiaire du bail, un petit cadeau pour remercier le tabellion. Vous ne devineriez jamais quel était ce cadeau... deux pots de chambre de gros verre. Ces ustensiles étaient sans doute des objets de luxe à l'époque, surtout lorsqu ils étaient en verre. En tout cas c'était un cadeau pratique que le gentilhomme faisait au notaire...
Et il terminait sa lettre aimablement « si vous avez besoin de quelque autre chose de la verrerie, je vous prierai monsieur, de le venir choisir vous même (1 10 mai 1682).
Une autre lettre concerne un prêt d'argent. Le papier porte encore le cachet qui scellait la missive, le notaire ne le brisa pas en ouvrant le pli de son client. Ce cachet est en cire rouge et aux armes d'Antoine du Houx, trois barres chargées de quatre billettes. L'écu est surmonté d'un casque posé de trois quart avec ses lambrequins (4 octobre 1686) »..
- « Trois barres... mais les barres des du Houx comportaient des bandes » observe Massey.
- « Oui, mais ces barres furent peut-être une erreur du graveur, il est fréquent d'en rencontrer de semblables. Je ne pense pas qu'il faille voir la, une brisure distinctive comme celle que j'ai trouvé dans vos armes, par exemple, sur un cachet fermant la lettre d'un Massey d'Henricel, Jacques, au notaire de Darney (5 septembre 1680). Ce petit sceau présente un écu au chevron accompagné de trois maillets, au lieu de trois massues sur le champ simple. Un casque de profil, empanaché de lambrequins, surmonte l'écusson ».
- « Ce chevron, réplique mon ami, et ces maillets ont été en effet les armes distinctives d'une branche des Massey. Certains les ont portées ainsi jusqu'à notre époque ».
Pour en revenir à Antoine du Houx, voila une autre preuve de son activité, un contrat de transport de verre. Je vais vous lire l'essentiel, les actes de ce genre sont assez rares. Celui-ci nous renseigne sur la manière dont nos ancêtres écoulaient les produits de leur travail. Ils nous apprennent aussi comment ils se ravitaillaient. Aux termes de ce contrat, Antoine du Houx, confie à un laboureur de Vioménil, la mission de venir charger à Henricel 315 liens de verre de table « un lien était un paquet de vitres, et de les transporter à Chalon-sur-Saône, pour les vendre en son nom.
Ce gentilhomme fixe à neuf gros le prix du transport de chaque lien. En homme avisé, il demande au convoyeur, au lieu de revenir avec sa voiture vide, de lui amener gratuitement, jusqu'à sa sa demeure d'Henricel, une feuillette de bon vin maconnais (12 mai 1688) ».
Je réplique.
- « Cela ne m' étonne pas, j'ai rencontré des exemples de cette utilisation par nos pères du retour à vide de leurs voituriers. C'était le meilleur moyen de faire venir, des pays les plus lointains jusqu'à leurs demeures perdues au fond des bois, quantité de denrées et de produits indispensables à leur existence. Inutile de vous dire que leurs caves étaient bien garnies, la chaleur des fours altérait les travailleurs du verre. Ils saisissaient tous les prétextes pour trinquer avec leurs hôtes. Connaissez vous une curieuse gravure sur bois représentant l'intérieur d'une halle de menu verre, au milieu du XVI° siècle... elle se trouve dans l'ouvrage du savant Georges Agricola, publié à Bâle (1561). On y découvre d'amusants détails, au centre de la composition, le four et ses ouvreaux autour desquels s'affairent les verriers. Au premier plan, un gentilhomme, assis sur un banc de bois, se livre à des calculs géométriques. Tandis qu'une femme, portant son enfant s'approche de lui. Par terre, des outils épars, plus loin, une grande caisse remplie d'objets les plus variés soigneusement rangés. Au fond du tableau à droite, on assiste au départ d'un colporteur. Le dos de l'homme plie sous un cadre bondé de verreries de toutes sortes. Sur sa tête des paquets de vitres emballées dans du foin, le bâton à la main, il va s'enfoncer dans la forêt dont on aperçoit les arbres dénudés - les fours de nos pères ne flambaient qu'en hiver - enfin, derrière le four du coté gauche, une porte entrouverte laisse voir un maître verrier, attablé avec un visiteur auquel il offre à boire. Devant ces deux buveurs, un serviteur remplit les verres ».
- « Les gentilshommes verriers étaient hospitaliers, reprend Massey, leurs logis devaient être bien approvisionnés. Au reste, tous les événements de famille, notamment les contrats de mariage, étaient l'occasion de réunions nombreuses. Antoine du Houx d'Henricel, que nous évoquons, eut une dizaine d'enfants, parmi lesquels six filles. Cinq d'entre elles trouvèrent facilement des maris. Chacun de leurs contrats est couvert d'une vingtaine de signatures. Le notaire passait l'acte le matin, au domicile de la future. Au retour de l'église, un copieux repas réunissait la noce, il fallait bien abreuver tous les convives ».
Mon ami reprend.
- « François III de Massey suivit l'exemple de son oncle Antoine du Houx, il existe, signés de lui, des contrats de ventes de vitres à des habitants de la région (25 juillet 1693). Les liens de verre servaient d'ailleurs de monnaie d'échange ».
En voici l'exemple. Jacques d'Arcourt, mon ancêtre s'était fixé à Dombasle, après son mariage, sa femme appartenait à une famille terrienne de ce village. Il voulut accroître ses biens fonciers dans le pays et se lança dans des dépenses dispendieuses. Il céda un jour à son cousin de Ronchamp, le dernier de notre famille qui mit en oeuvre la verrière d'Henricel, tout ce qu'il possédait dans le domaine. La valeur de ces biens fut évaluée « au prix de 600 liens de grand verre de table, avec en plus quatre liens au cent ». La livraison de ce stock important de vitres était repartie en quatre années. Elle devait se faire dans le magasin d'Henricel (4 septembre 1704).
Après avoir vécu à Dombasle, durant un quart de siècle et y avoir mangé beaucoup d'argent, Jacques d'Arcourt, revint à Henricel. Il racheta des parts du domaine et des droits de verrerie, ainsi que les ustensiles nécessaires à la fabrication du verre (7 décembre 1728). Mais il semble n'avoir pas mieux réussi qu'à Dombasle, il avait quantité de dettes. Il finit par abandonner à un de ses fils, nommé Castel, tous ses biens à la condition qu'il paie ses dettes, le loge et le nourrisse, habillé, soigné, ainsi que sa femme, jusqu'à leur mort (21 nov. 1746).
- « Castel. Encore un prénom étrange, je ne l'ai jamais rencontré. Serait-ce une déformation du nom du poète érotique latin Catulle ».
- « Je ne me suis jamais expliqué l'origine de ce prénom. Tout ce que je sais c'est que cet aïeul passa le reste de ses jours à Henricel. Il y mourut cinq ou six ans avant la révolution (11 septembre 1784). Bien qu'il figure au nombre des gentilshommes bénéficiaires d'un arrêt de Louis XVI, en faveur du domaine (20 septembre 1776) Castel s'occupa, je crois, plus de culture que de verrerie suivant l'usage dont nous parlions tout à l'heure, le ménage abandonna ses biens à ses fils moyennant une pension viagère. Les deux époux se réservèrent une chambre dans la maison de leur cousin de Ronchamp, avec une place dans son écurie pour y loger leur vache, un petit jardin pour assurer leurs légumes, un lopin de terre et un vivier pour conserver leur poisson (21 juillet 1780). Leurs fils n'habitèrent plus Henricel, ils se fixèrent à la Rochère. L'aîné épousa une fille du maître de forges de la hutte. Il émigra pendant la révolution. Sa postérité s'est éteinte, il y a une trentaine d'années (1895) avec son arrière petit fils, Ernest de Massey de la Rochère, propriétaire des châteaux de Passavant et de Vougecourt dont nous parlons souvent. Le cadet, M. Charles Castel, vécut aussi à la Rochère. Il y mourut à soixante quinze ans, ayant neuf enfants parmi lesquels mon arrière-grand-père. Deux autres fils de Charles Castel furent gardes du corps du roi sous la restauration. Ils prirent leur retraite comme capitaines de cavalerie et s'éteignirent à la Rochère ».
- « Castel de Massey fut donc le dernier représentant de votre famille qui habita Henricel ».
- « Non, au moment de sa mort, demeurait encore dans ce hameau, une vieille demoiselle de Ronchamp, dernière de ce nom. Elle vécut longtemps là avec un de ses frères, aussi célibataire, qui mourut sept ans avant elle. Mademoiselle de Ronchamp, s'éteignit à soixante douze ans (12 avril 1788) ».
- « Il n'y eut donc jamais de Hennezel habitant Henricel.... ».
- « Je ne crois pas, répond mon ami, l'ascensement se transmit, presque toujours, entre familles de gentilshommes pratiquant la petite verrerie. Il ne parait pas non plus y avoir eu de Thysac et de Thietry. Antoine du Houx et son neveu de Massey firent exception à la règle lorsqu'ils se mirent à fabriquer des vitres. En tout cas, au milieu du règne de Louis XV, les trois familles qui possédaient Henricel, n'y faisaient que des bouteilles (1748) ».
Nous atteignons le hameau, trois ou quatre groupes de maisons, flanquées de leurs annexes. De petits jardins et des vergers clos de haies, les égayent. Nous nous arrêtons au centre du village. Le croisement de deux chemins que jalonne une fontaine et son bac abreuvoir, certainement la source ou ru d'Henricel, affluent de l' Ourche. A première vue, aucune maison ne semble offrir d'intérêt, nous sommes dans le cadre le plus rustique qu'on puisse imaginer.
J'avise cependant, à gauche du chemin par lequel nous venons de descendre, une maison un peu moins modeste que les autres. Elle est adossée à la pente du plateau. Un enchevêtrement de chariots, d'instruments aratoires, de bois, cache un perron de pierre, une dizaine de marches disjointes et fort usées. Les blocs de grès appareillés pour servir de rampe, ont en partie disparu. En haut, la porte du logis, encadrée de grosses moulures, un petit fronton à console le surmonte. Au milieu du linteau, une pierre plus grande, en forme de clé de voûte, présente une fleur de lys sculptée. L'encadrement de cette porte et ceux des fenêtres éclatent de blancheur sous leur récente couche de chaux. Au bas de l'entrée juste au-dessus des marches du perron, le regard du visiteur est attiré par une pierre de grandes dimensions. Elle aussi a été copieusement barbouillée de chaux. C'est la pierre de fondation, un morceau de grès carré et fort épais. Aux quatre angles, ressortent très en relief, de belles fleurs de lys. Elles accompagnent un agencement de grosses moulures creusées profondément. C'est certainement la plus belle pierre de ce genre que nous avons vue jusqu'à présent.
Je m'approche, curieux de lire le nom du royaliste constructeur du logis, sans doute sous la restauration. Hélas, la pierre a reçu de si multiples couches de chaux que l'inscription a disparu, elle est empâtée sous cet enduit que les lorrains ont la coutume de donner aux encadrements des fenêtres et des portes de leurs demeures. Ils croient les rajeunir. Impossible de distinguer une seule lettre.
Au coin de la maison, un paysan surgit. Ma curiosité l'étonne. Je lui explique pourquoi nous sommes dans son village. Il me répond tout de suite.
- « C'est ma maison, monsieur, je ne sais pas ce qu'il y avait d'écrit sur la pierre, mais si vous voulez le savoir, vous pouvez interroger l'autre propriétaire, il demeure au-dessus. Il m a dit que la maison avait été bâtie par son grand père.
L'homme me montre une fenêtre de l'étage au-dessus de la porte d'entrée.
- « Comment s'appelle-t-il.... ».
- « M. Vancon... il est né ici et il a plus de quatre vingt ans ».
Je me retourne vers Maurice de Massey.
- « Vancon... mais ce doit être le frère de la veuve Colin de la Neuve-Verrerie... elle m'a dit en effet, qu'il demeurait à Henricel dans la maison de son grand-père, le chevalier de Bazailles, je serais curieux de le connaître ».
- « C'est facile, dit le paysan, venez par ici, monsieur ».
Je piétine le tas de fumier, affaissé contre le perron, pour suivre le propriétaire, qui me fait contourner un vieux hangar plein de fagots, adossé au pignon de son logis. Nous montons par derrière. De coté, l'étage est à hauteur du jardin. Le bonhomme frappe à une porte, l'ouvre et crie,
- « M. Vancon, voila de la visite ».
Je suis en présence d'un vieux paysan, chenu et hirsute, de ses oreilles se hérissent des touffes de poils blancs qui se confondent avec sa barbe et ses cheveux. Malgré sa maigreur et ses rides, la tête semble énorme. Les traits sont accusés, mais le visage couvert de crasse, est terne, sa couleur indéfinissable, ce vieillard ne doit plus se laver. Seuls, donnent un peu de vie à cette étrange physionomie, de petits yeux perçants, ils luisent dans le creux des orbites sous la broussaille des sourcils.
Le pauvre homme est couvert de vêtements de velours grossièrement rapiécés. Il traîne de gros sabots de bois, déformés par l'usure. La pièce qu'il habite est un taudis impossible a décrire, il vit au milieu misérables débris d'objets, mobiliers, en désordre et poussiéreux. Il se lève a mon entrée. Il était assis sur une chaise de bois brun, polie par le velours des fonds de culotte et les plis des jupes de laine de plusieurs générations.
Je me nomme, le vieillard me regarde ahuri. Il hésite à parler. je lui demande s'il est le frère de Mme Colin, j'ai fait sa connaissance l'année dernière à la Neuve-Verrerie. Je lui parle du Grandmont, de la ferme des Bocards créée par sa famille avec l'aide des Mm. Beaupré de la Pille.
Il semble sortir d'un rêve. Il prend un peu confiance, j'obtiens quelques renseignements.
Il se nomme Vancon Arsene. Son âge... quatre vingt six ans. Il est né la en 1846. Son père, fils des fermiers des Bocards était venu s'établir ici après son mariage à la Bataille en 1840, avec une demoiselle de Bazailles. Ses parents ont toujours vécu à Henricel, en cultivant leur bien. Lui... il a été aussi toute sa vie cultivateur. Sa femme était une Massey de Thomas. Ils s'étaient mariés quelques semaines avant la guerre de 1870. Elle est morte, il y aura deux ans à la Toussaint. Ils n'ont eu qu'un fils, mort à dix sept ans. Il reste seul. Il a vendu sa maison au nommé Marchal qui habite le rez-de-chaussée et cultive son bien.
Le pauvre vieux ne veut pas quitter Henricel. Il tient à mourir dans cette maison, sous le ciel qu'il a toujours connu. Il se sent lié é ces murs, à ce coin de terre qui ont dominé son existence. Il revit son passé de travail de chaque jour, les saisons et les récoltes qui firent événements. Il ressasse ses espoirs et ses regrets, ses satisfactions et ses peines. Comme tout paysan, il a connu la double loi de l'effort et de la confiance... il ne se lasse pas d'entendre le murmure de la fontaine, de contempler par sa fenêtre les toits, les champs, les prés, les bois, décors du théâtre de sa vie. Ils l'ont vu répéter les mêmes gestes dans le silence et la paix.
Ce paysan octogénaire, sans parent proche, n'est jamais seul devant cette nature, il communie avec elle ....
- « J'ai remarqué, lui dis-je, la belle pierre de fondation au-dessus du perron de votre maison. Malheureusement l'inscription a disparu noyée sous la chaux. Il m a été impossible de la lire »..
Le bonhomme s'accuse lui même d'innombrables blanchissements et me dit,
- « La maison vient de mon grand-père Bazailles. C'est lui qui l'a bâtie, ma mère Delphine d'Hennezel de Bazailles, était sa fille. Elle est morte ici, il y aura bientôt trente ans (19 février 1900). Elle avait presque mon age ».
Se souvient-il du texte de l'inscription gravée sur cette pierre....hélas, il n'a retenu que la date, 1822.
Bazailles, c'est Nicolas Joseph d'Hennezel, chevalier de Bazailles, un fidèle serviteur de la monarchie. La présence de grosses fleurs de lys sculptées aux quatre angles de la pièce et au milieu du fronton s'expliquait.
Le gentilhomme rejoignit l'armée des princes au début de 1792. Il y servit comme chasseur noble à pied dans la compagnie de la devise, pendant toute la campagne sur le Rhin et en Pologne. Le prince de Condé sollicitant pour Bazailles le grade de sous-lieutenant, attestait que ce gentilhomme s'était trouvé à toutes les affaires et qu'il se conduisit toujours avec honneur, en se distinguant par son zèle, son courage et sa bonne volonté.
Sous le consulat, Bazailles rentra en France pour regagner la forêt natale mais il fut dénoncé, arrêté, déporté en Suisse, emprisonné pendant neuf mois. Il n'obtiendra amnistie qu'au printemps de 1802. Louis XVIII reconnut la fidélité de l'émigré. En 1816, il lui accorda la croix de chevalier de St Louis et le grade de capitaine, pour vingt huit ans de services.
Après son mariage avec une demoiselle de Finance de la Bataille, le gentilhomme s'était fixé là-bas. Ses neuf enfants y naquirent, un seul fils et huit filles. Tout ce monde vivait de la pension du père et de son labeur, l'ancien condéen cultivait les biens de sa femme à la Bataille. Entre temps, quand flambaient les fours, il soufflait des bouteilles. Il mena cette vie pendant plus de trente ans. Après la mort de sa mère, à la Frison (1840), Bazailles vint habiter dans ce hameau, la maison où il avait vu le jour. Il s'y éteignit dans un grand age, quatre vingt quatorze ans, en 1863.
Les filles n'ayant aucune dot, ne trouvèrent pas facilement des maris. Elles montèrent en graine et finirent par se déclasser. L'aînée, épousa un maître d'école, ses trois soeurs, des paysans des environs, parmi ceux-ci, le père Vancon qui vint habiter Henricel.
- « Le vieux bonhomme que je viens de voir, dis-je à de Massey en le retrouvant après cette visite, me raconte que sa maison a été bâtie en 1822, par son grand-père de Bazailles. Cela expliquerait les fleurs de lys. Il doit se tromper. M. de Bazailles n'a jamais habité que la Bataille et la Frison. Faudrait-il admettre qu'il ait été tout de même, « possessione » à Henricel et qu'il ait fait rebâtir et restaurer cette maison où vint se fixer sa fille, en 1840, après son mariage avec Vancon, des Bocards. Ce logis ne viendrait-il pas plutôt de votre famille... ou des... Finance ».
Combien je regrette que l'inscription de la pierre soit illisible. Il faudrait voir les titres de propriété, nous n'en avons pas le temps.
Tandis que nous cherchons à éclaircir ce petit mystère, M. Marsal me dit :
- « il n y a pas bien longtemps, j'ai retiré de la chambre principale de la maison, une plaque de fonte avec des inscriptions, elle vous renseignerait peut-être... si cela vous intéresse, je vais vous la montrer ».
Il me fait entrer dans son hangar. J'aperçois contre le mur, une taque à feu ancienne de très grandes dimensions. Elle semble surchargée d'ornements. Je demande au paysan de la sortir au jour, je voudrais la photographier.
Bien qu'éclate dans le bas, sous l'action du feu, ce bloc de fonte est bien conservé. Sa décoration apparaît avec netteté. Ce fond de foyer est constitué par deux taques dissemblables dont les moules ont été superposés, au moment de la fonte, une petite de forme hexagonale, au milieu d'une grande carrée mesurant environ un mètre de coté.
Au centre de la petite taque on voit, en guise d'armoiries, un coq d'un dessin naïf entouré d'une épaisse couronne de lauriers tressés. De chaque coté deux lions se dressent grimaçants. Au-dessus de la couronne, la face écrasée d'un mascaron dont les moustaches s'étirent et se transforment en cornes d'abondance jouant le rôle de lambrequins. Deux petits cartouches, au millésime de 1613, surmontent cette ornementation.
La grande taque encadre la petite sur trois cotés. Son décor est purement héraldique, dans les angles supérieurs, un large écusson partie France et Navarre surmonté d'une couronne royale, fermée et aplatie. Entre ces écus et de chaque coté de la taque hexagonale, quinze grandes fleurs de lys, minces et élancées, sont groupées trois par trois. En bordure de la taque carrée, court un encadrement d'oves en relief, cette ornementation du plus pur Henri IV est d'un bon dessin.
Cette découverte prouve que la maison des Vancon ne date pas de 1822. Elle a du être rebâtie sur la carcasse d'une demeure plus ancienne ...1613 ? A cette époque, le principal maître de la verrerie d'Henricel était François I de Massey l'époux d'Anne de Mathieu, les auteurs de la filiation de mon ami. Nous avons vu qu'il possédait le domaine conjointement avec un du Houx et deux Bonnay.
Quel est le représentant de ces trois familles qui orna son foyer de cette magnifique taque ... combien de descendants, jeunes ou vieux, ont contemplé, durant trois siècles, la flamme claire de leurs bûches de hêtre, illuminant ce décor de fleurs de lys... Devant lui et au-dessus de l'âtre, pendaient la crémaillère et son chaudron, mentionnés dans les inventaires. De chaque coté, se dressaient les hauts landiers de fer, couronnes de l'hémisphère creux ou l'on posait l'écuelle de soupe chaude ou le grand bol de lait fumant...
-« Cette taque, dis-je à Massey, sera cassée un jour ou l'autre. Quel dommage de ne pouvoir la sauvegarder... si j'habitais le pays, je me serais efforcé de recueillir les épaves des anciennes demeures de nos ancêtres. Je les aurais groupées dans une de leurs maisons fortes, acquises et restaurées avec piété ».
-« En somme, vous auriez fait une sorte de musée des gentilshommes verriers
-« Exactement, cette idée aurait eu du succès, j'en suis persuadé... Vous voyez quel intérêt les habitants du pays prennent du passé de leurs hameaux ».
Monsieur Marsal nous en donne une nouvelle preuve, il nous attire au bout de sa rue, pour nous montrer la pierre de fondation d'une petite maison, située au bord du chemin allant à la Sybille.
- « Cette maison, dit-il, appartient à M. Colin de la Frison, et non pas de la neuve-verrerie, c'est le neveu de M. Vancon ».
Il s'agit d'une petite construction très basse, utilisée comme dépôt de bois, la pierre ne présente aucune ornementation. Elle porte gravé en lettres capitales, ce texte encadre d'un filet,
CET PIER A ETE POSE
PAR LE SIEUR LEOPOLD DE
MASSEY - 1762
- « Vous voyez bien, dis-je à mon ami, nous sommes au coeur même des résidences de vos ancêtres. Savez vous quel était ce Léopold... ».
- « J'imagine, me répond-il, qu'il s'agit d'un de mes arrière-grands-oncles, fils aîné de mon trisaïeul, Charles Castel. Ce Léopold était tout enfant lorsque cette maison fut bâtie. Il ne devait guère avoir que cinq ou six ans à cette époque. Son grand-père Castel de Massey habitait Henricel à l'époque. Sans doute est-ce lui qui tint la main du petit garçon, pour l'aider à cimenter la pierre. Lorsqu ils bâtissaient, nos pères si respectueux de leurs coutumes, choisissaient de préférence un de leurs descendants ou héritiers, pour présider à la pose de la première pierre des nouvelles constructions, ils pensaient en assurer mieux la transmission à leur postérité.
- « C'est tout à fait exact. J'ai constaté cela à la Bataille, sur la maison de Borromée de Finance et à St Vaubert, sur celle des Laurent du Bois. On lit des noms d'enfants au berceau sur les pierres de fondations ».
Le soleil est très haut, la matinée s'achève. Je voudrais connaître ce hameau de la frison avant le déjeuner, il est tout proche. Marsal nous indique, au milieu du village à droite de la fontaine, la rue qui y conduit.