54 - LA FRISON

 

SOMMAIRE

Curieuse origine du hameau - Association Thysac et Ballarino à Murano, en 1492 - Le duc René II concède la Frison à François de Thysac à son retour d'Italie pour y créer une verrerie vénitienne (1505) - La verrière Dardenet en 1549, des Massey, du Houx, Finance y demeurent jusqu'au milieu du XVIII° siècle. Des Hennezel de Bazailles leur succèdent - Un autre Hennezel de la branche du Mesnil fait souche à la Frison - Sa descendance éteinte avec trois prêtres au XIX° siècle - Pendant cent cinquante ans à la Frison et à Thiétry, ces Hennezel vivent surtout de la terre - Existence modeste mais respectable de ces gentilshommes. Le travail des champs n'entrave pas la pensée - Situation du village - Le pavillon construit par Antoine de Massey - La pierre de fondation au nom de son fils (1768) - La demeure des Hennezel, type de ferme lorraine - Nicolas de Bazailles conte ses épreuves pendant l'émigration, pour obtenir son amnistie (1801). Pétition des habitants d'Hennezel en sa faveur - Sort de sa propriété et de sa demeure - Comment je découvris ces branches obscures - Raisons de leur donner place dans notre généalogie.

Au départ d'Henricel, le chemin monte un peu, frange de jardins et de vergers, il suit le repli du vallon. il longe la lisière d'un bois. Sur la hauteur, il coupe la route de la Planchotte à la Hutte, puis descend vers un fond de vallée accidentée. On approche du fameux cours de l'Ourche, ses eaux rapides, chapelet d'étangs, donnent la vie aux usines entassées dans ce recoin de forêt.

La Frison a une origine bien différente de celle des villages voisins, j'en fais la remarque à mon compagnon.

- « Savez-vous que ce hameau doit sa naissance à un gentilhomme verrier venu d'Italie ».

- « Je croyais, répond Maurice de Massey, qu'il avait été fondé par un Thysac ».

- « Oui, un Thysac, nommé François, né à Thiétry, mais dans sa jeunesse, ce Thysac avait séjourné longtemps à Venise. Lui même le révèle dans une requête qu'il adressa au duc René II pour obtenir l'autorisation de fonder cette verrerie. François n'était pas le seul de son nom en Italie. J'ai découvert cela dans un ouvrage, publié à Venise il y a une trentaine d'années ».

- « J 'ignorais cette curieuse origine de la Frison ».

- « Je crois en effet, ces détails inconnus jusqu'ici des historiens de nos verreries. Voici les faits. une quinzaine d'années avant l'ascensement de ce domaine un robert de Thysac, probablement fils du Sgr de Lichecourt et parent très proche du futur fondateur de la Frison, avait demandé à la république de Venise, l'autorisation de s'installer à Murano, centre de verreries célèbres, il voulait faire dans cette ville, des glaces et des miroirs suivant des procédés secrets (1491). Cet artiste, dit le document que j'ai fait traduire, fabriquait de grandes plaques de verre de couleur, destinées à faire des vitraux représentant des sujets et des armoiries. Ce verre était de toute beauté, personne en Italie ne pouvait en obtenir de semblables. Les tons rouges et roses surtout émerveillaient tout le monde.

Jaloux des oeuvres du jeune lorrain, les verriers de Murano firent l'impossible pour l'empêcher de travailler dans leur ville. L'un d'eux cependant, nommé Georges Ballarino rêvait d'être initié à l'art de Robert de Thysac. C'était l'un des habitants les plus considérés de Murano, il intervint auprès du doge de Venise et lui apporta des spécimens de la fabrication du maître verrier lorrain. Le doge reconnut l'incomparable beauté des verres de couleur sortis des mains de Thysac. Il autorisa le gentilhomme à s'installer secrètement chez Ballarino, qui demeurait à Murano, tout près de l'église St Étienne (7 février 1492).

Fort de l'appui de son chef d'état, Ballarino, fit construire, dans un endroit caché de sa demeure, un four spécial. Là, Robert de Thysac, pouvait travailler à son aise et apprendre à son hôte les mystères de sa fabrication. Ballarino devint maître dans ce que Thysac lui enseignait. Les oeuvres des deux maîtres, lorrain et italien, travaillant dans cet atelier clandestin, acquirent une telle renommée que la jalousie des autres artistes de Murano s'apaisa. Ils trouvèrent un terrain d'entente avec les deux associés. La réputation de Ballarino grandit. Quelques années plus tard, on le trouve, syndic de la corporation des verriers, procureur et député de sa paroisse (1497 – 1506).

François de Thysac devait faire partie de l'équipe des lorrains qui travaillaient chez Ballarino. Il profita de son séjour en Italie pour apprendre les tours de mains de la verrerie vénitienne, réputée dans le monde entier pour sa légèreté et sa fantaisie. Le gentilhomme réussit si parfaitement dans cet art qu'il en tira d'intéressants profits.

Revenu en Lorraine, François de Thysac, eut l'idée de faire flamber, à proximité de sa verrerie natale, un four à verre où il exploiterait les méthodes vénitiennes. Il fit part au duc René II, des connaissances qu'il avait acquises en Italie. Il lui exposa les avantages que l'état tirerait de cette fabrication « nouvelle et plaisante ». En conséquence, il suppliait le souverain de lui concéder une partie de forêt, pour installer son industrie nouvelle. Un canton de bois, situé au centre du triangle formé par les trois verrières de Thiétry, d'Henricel et de Bisval. Cet endroit se trouvait « dessous la haute Frison sur le ru des Woyes ». Thysac sollicitait en même temps l'autorisation de construire « tout à neuf une verrière avec maison d'habitation et dépendances pour se loger avec sa famille, ses gens et serviteurs ».

René II, prince magnanime, ami des arts, comprit l'intérêt qu'il y avait à encourager le jeune artiste. Il accorda l'autorisation demandée.

Mais Thysac n'était pas riche, l'installation projetée serait dispendieuse, elle dépasserait les moyens du gentilhomme. Le duc en fut averti. Il déclara textuellement, « comme le dit, François de Thysac est actuellement nécessiteux et pauvre de biens de ce monde, nous l'exemptons du paiement de tous droits, afin qu'il puisse plus facilement supporter les frais de construction et d'aménagement de ses fours, de son habitation et de ses dépendances, et nous faire du verre cristallin et de menus ouvrages plaisants et nouveaux de l'art qu'il a appris à Venise. Cette exemption durera aussi longtemps qu'il nous plaira et suivant les oeuvres qu'il produira (18 octobre 1505) ».

L'entreprise de François de Thysac fut couronnée de succès. Elle justifia si bien la confiance de René II, qu'une dizaine d'années plus tard, son successeur, le duc Anthoine, confirmait les privilèges accordés au créateur de la frison (12 novembre 1516). Durant plusieurs années encore, cette verrerie bénéficiera de la franchise spéciale accordée par René II.

- « L'art vénitien, dit Massey, fut donc implanté en Lorraine par un représentant des familles citées dans la charte de 1448. Par un descendant des verriers qui se glorifiaient de posséder seuls les secrets de fabrication des verres de couleur, des glaces, des miroirs. C'est bien curieux ».

- « Cet abandon de l'art ancestral par un Thysac ne fut pas du goût des autres gentilshommes de grand verre, François avait parjuré son serment en révélant à Georges Ballarino, le fameux secret que se transmettaient de génération en génération, les Thiétry, les Hennezel, les Thysac et les Bisval. En échange, l'artiste italien avait donné asile au jeune lorrain et lui avait appris les tours de mains de la verrerie vénitienne.

Tenu à l'écart par ses proches, le maître verrier de la Frison dut recruter son personnel en dehors de sa parente. Il fut même contraint d'apprendre son nouveau métier à un étranger, un gentilhomme du nom de Dardenet, originaire du comté de Montbéliard et qui n'était pas de souche verrière. Cette initiation était contraire aux règles corporatives des verriers, elle valut à François, un procès retentissant de la part des autres gentilshommes. Mais l'élève profita des enseignements du maître, au point qu'il lui succéda. On finit même par donner son nom à la verrerie. Au milieu du siècle, le maître de la « verrière Dardenet » était le fils du verrier formé par François de Thysac (1549).

Le temps et une alliance entre les familles arrangèrent les choses, une Thysac de Lichecourt, fille du fondateur de la verrerie de Boyvin et propre nièce du créateur de la Frison, épouse un Dardenet, Sgr de Queroy, capitaine lieutenant de la ville de Clermont-en-Argonne. Ce gentilhomme s'associa avec Nicolas de Hennezel, Sgr de Vioménil, pour mettre en oeuvre Boyvin. Il devint seigneur de Lichecourt (1562).

D'autres verriers de menu verre furent attirés bientôt à la Frison. On trouve, dans la seconde moitié du XVI° siècle, parmi les détenteurs de la verrerie Ferry Massel et Damiens du Houx (1657). Se joignent ensuite à eux des Finance, des Preys, Bongars et d'autres du Houx(1572 à 1590). Ces gentilshommes étaient tous parents proches.

- « Oui reprend Massey, mais les Finance ne tardèrent pas à devenir les plus nombreux. Ils se perpétuèrent à la Frison indéfiniment, ils ont littéralement pullulé ici. Les terres de ce fond de vallée sont plus fertiles que d'autres de la forêt. Elles se prêtent mieux qu'ailleurs à la culture alors les gentilshommes qui ont vécu sur le domaine jusqu'à notre époque, furent plus cultivateurs que verriers.

L'auteur des Finance de la Frison, fut un Gérard sieur d'Onzaine, verrerie située à l'ouest de la forêt de Rambervillers. Il avait d'abord exploité la verrerie de Bennevise, fondée par Guillaume de Hennezel. La femme de Gérard devait être une descendante de Guillaume. Elle se nommait Jehanne de Hennezel. Plusieurs des fils de ce ménage se fixèrent à la Frison par leurs mariages. L'aîné, Gérard, épousa une demoiselle de Launois. Le cadet, Georges, une du Houx. Ces maîtres verriers furent les auteurs de multiples branches qui poussèrent des rejets à la Frison jusqu'à la veille de la révolution. Par des alliances ou des acquisitions de parties du domaine, on vit, au temps du bien aimé, des Hennezel et des Massey prendre racine ici. Au XIX° siècle, il n'y eut plus que des Hennezel.

- «  C'est exact. Les Hennezel de Bazailles. Nous en parlions tout à l'heure. L'auteur du rameau était issu de la branche de Champigny. C'était Nicolas Joseph I de Hennezel, Sgr de Bazoilles - on prononçait Bazailles - du ban d'Escles et de Harol. Il habitait Belrupt. Peu après son mariage avec une Finance de Biseval il acquit une part de la Frison. Le vendeur descendait de gentilshommes émigrés pendant la guerre de trente ans. Au cours de cette tragique période, le hameau avait disparu presque complètement. Au lendemain de la tourmente, un fonctionnaire ducal rendant compte de sa visite à la Frison écrivait « le village est brûlé et ruiné, sauf une maison où réside un pauvre gentilhomme, le Sgr de Launois, il ne veut payer l'impôt que pour ce qu'il possède. Les autres détenteurs sont restés en France (1658) ».

Au nombre des descendants de ces réfugiés, se trouvaient un Finance de Freville, chevau-leger du duc Francois III, habitant Lunéville et, sa soeur mariée à un garde du corps du souverain, demeurant près de Commercy. Ce sont eux qui cédèrent à M. de Bazailles, leurs héritages de la Frison (17 septembre 1736).

Les nouveaux acquéreurs se fixèrent ici. Tous leurs enfants - une dizaine - y naquirent. M. de Bazailles devint le principal maître de la verrerie où l'on ne fabriquait plus que des bouteilles. Il se qualifiait, « Sgr de la Frison ». Possesseur d'une certaine aisance, il acquit une quinzaine d'années plus tard, le domaine de Thiétry (1750).

Vers cette époque, il transporta son foyer à Thiétry, suivi de son fils aîné. Celui-ci se déclassa, après avoir largement dépassé la quarantaine, il épousa sa maîtresse, fille d'un manoeuvre d'Hennezel. Le jour des noces, il reconnut le fils qu'il avait eu de cette femme, dix ans auparavant. La postérité de cet enfant, complètement déchu s'éteignit à Thiétry, sous le second empire.

Le fils cadet de M. de Bazailles, nommé Léopold, embrassa d'abord la carrière des armes, il fut lieutenant d'infanterie au service de l'impératrice Marie Thérèse. Après son mariage avec une jeune voisine, la fille du maître de forges, propriétaire de la manufacture royale de la Hutte, Léopold de Bazailles réintégra la demeure paternelle de la Frison et ne s'occupa plus que de la culture de son petit domaine. Lui et sa femme y finiront leurs jours nonagénaires. Leurs deux fils furent capitaines et chevaliers de St Louis. L'aîné, était l'aïeul du père Vancon, le cadet, resta célibataire. Les deux ferres s'éteignirent presque centenaires, dans la maison de la Frison.

Bien que fort nombreux, les trois dernières générations de la descendance de M. de Bazailles, vécurent presque exclusivement du sol à la Frison et à Thietry. Cette existence, rustique et paisible, permit à la plupart d'entre eux d'atteindre un grand âge.

- « Mais, reprend le capitaine de Massey, n'y avait-il pas au temps de Stanislas, des Hennezel d'une autre branche, fixés à la Frison... ».

- « Oui, leur auteur se nommait Philippe Emmanuel. Il était de la branche du Mesnil, fixée à la Grande-Catherine. Ce gentilhomme avait été d'abord brigadier des cadets de Lorraine. Il quitta l'armée et se fixa à la Frison par son mariage (1744) avec une cousine de son nom, sans fortune, dont la mère était une Bigot de la Frison. Nombreuse et sans biens, la postérité de ce ménage végéta ici, jusqu'à la révolution. Elle était représentée sous la restauration par un capitaine de chasseurs à cheval, resté célibataire et par son frère, archiprêtre et doyen de Sézanne en Brie. Ce prêtre mourut du choléra, victime de son dévouement en soignant ses paroissiens (1849).

Cette branche s'éteignit à la génération suivante, avec les trois neveux de ces gentilshommes, deux saints prêtres du diocèse de Chalons, l'un curé doyen de Montmirail, le second, curé d'une paroisse voisine de cette petite ville. Leur frère aîné, professeur à Paris sous le second empire, était mort sans enfants.

Quelque obscure ait été leur existence à la Frison et à Thiétry, la plupart de ces Hennezel restaient fiers de leur origine et fidèles à leurs traditions. On le vit bien pendant la révolution et au retour de la monarchie. Malgré leur écorce rustique et leurs occupations paysannes, ces nobles cultivateurs conservaient l'esprit fin et libre, quoiqu'on en dise, le travail manuel n'entrave pas la pensée. Je ne parle pas naturellement de la besogne dégradante du manoeuvre, serviteur automatique d'une machine qui exige dix fois le même geste à la minute mais le paysan qui laboure son champ dans les brumes de l'automne, qui fauche ses prairies étincelantes de rosée par un matin de printemps, ou moissonne son blé, sous un brûlant soleil d'été, ne cesse de réfléchir et de penser. Les leçons de l'expérience que lui donnent les surprises du temps et des saisons, développent son esprit d'observation, elles affinent son bon sens.

C'est le travail, prétendu intellectuel, du primaire qui vide son cerveau. Nous le voyons aujourd'hui, l'employé de bureau ou de mairie qui classe des circulaires administratives, dresse des listes électorales ou remplit des états, rentre le soir chez lui sans avoir pensé de la journée. Son intelligence s'atrophie, il a perdu bientôt sa personnalité. Pourquoi alors, mépriserait-on le noble campagnard, fier de son indépendance et instruit par son contact avec la nature..

Voici le hameau, il est plus important que ceux d'où nous venons. A l'entrée du petit vallon ouvert sur le cours de l'Ourche, une trentaine de maisons. Elles sont à cheval sur le ru des Woges et agglutinées les unes aux autres, dans un encadrement de jardins, de prairies, de vergers, piquetés d'arbres fruitiers. Un peu au-dessus, entre de larges pentes cultivées, on devine l'étang créé par Ferry de Massey. L'ascensement a la forme d'un trèfle dont la tige s'accroche à l'étroite vallée de l'Ourche.

Les habitants de la Frison semblent avoir toujours tiré leur vie du sol fertile sur lequel est implanté leur village. Les gens d'ici devaient se suffire à eux mêmes, et le voisinage des forges de Ste Marie et des verreries de Clairey assurait un débouché immédiat aux produits de leurs champs. Aussi la Frison est il un des hameaux les plus habités de la commune d'Hennezel, il compte près de cent cinquante habitants. Son aspect est essentiellement rural, tas de fumier, amas de bois et de perches, outils et ferrailles, bouses de vaches et traînées de pailles ou de foin échappées aux chariots. Chaque maison s'est construite comme elle a pu, l'une en retrait, l'autre étranglée, sans aucun souci d'esthétique.

Cependant, au milieu du village, une maison attire mes regards, elle est plus importante et plus belle que les autres. Elle rappelle les maisons de la Neuve verrerie. Elle est sûrement une ancienne demeure noble. Un double cordon de granit ceinture les fenêtres du rez-de-chaussée et celles de l'étage. Au milieu de la façade, un beau perron, le plus large que nous ayons vu, il offre au visiteur une dizaine de marches affaissées et usées. De chaque coté, d'énormes blocs de grès appareillés, mais disjoints et branlants après deux siècles d'intempéries, ce sont les rampes. Leurs angles sont émoussés. En haut des marches,

Le perron s'élargit, il forme une étroite terrasse, protégée par un treillage de bois, en guise de balcon.

Le bonheur des hôtes de ce logis, jeunes et vieux, devait être de s'asseoir là, pour bavarder et voir passer la rue.

En face du perron s'ouvre l'entrée principale de la maison. Elle est accueillante avec sa pierre de seuil adoucie par le frottement des semelles de milliers de passages. Deux pilastres à chapiteaux encadrent la porte, une assez haute imposte la surmonte. Au-dessus un fronton de granit laisse voir les traces de deux écussons arrondis. Les armoiries sont effacées.

Une vieille paysanne, assise sur le haut de la rampe, écosse des petits pois, Maurice de Massey l'interpelle et se nomme.

- « Vous êtes un monsieur de Massey, répond-elle... dans ce cas, cette maison a été bâtie, dans le temps, par votre famille ».

Et elle nous indique la pierre de fondation. La majeure partie de l'inscription subsiste. Je m'empresse de noter ce qui est lisible :

1766 - dieu soit ben

nobiles posuerunt per

fransisce de massey

Mon ami ne dissimule pas sa satisfaction de cette découverte. Notre pèlerinage est récompensé. Dans chaque hameau se lèvent pour nous, ces témoins du passé.

La bonne femme cause volontiers.

- « Cette maison était autrefois la plus belle de la Frison. On l'appelle encore le pavillon. Elle a malheureusement été incendiée plusieurs fois. Elle aurait besoin de beaucoup de réparations. Son propriétaire, M. Bertoldi, est l'un des plus notables habitants de la commune. Il demeure tout près, dans une maison qu'il a fait construire récemment ».

Par la porte et les fenêtres du logis ouvertes, on aperçoit à l'intérieur, des pièces, des traces de boiseries Louis XV.

- « Voila, dis-je à Maurice de Massey, une maison qu'il nous faudra revenir visiter, puisque nous n'en avons pas le temps de suite. Vous y découvrirez peut-être, d'intéressants vestiges ».

- « Mais quel était donc le François de Massey, qui posa la première pierre du pavillon ».

Il me répond :

- « Cette maison a du être construite par Antoine de Massey le père de M. de la Franau. Il passa presque toute son existence ici, avec sa femme, une Hennezel de la Sybille ..

Mon ami feuillette ses notes.

- « On trouve ce ménage à la Frison, des 1757, et les deux époux y moururent à quelques mois de distance, quatre ou cinq ans avant la révolution (1785-1786). Ils eurent douze enfants, cinq garçons et sept filles presque tous nés ici. Trois d'entre eux épousèrent des Hennezel, les autres des Bonnay, Finance, du Houx, Massey. Ce Massey fut mon tris aïeul, il eut sept enfants en dix ans de mariage. A cette excentration, les petits-enfants du propriétaire étaient une quinzaine ».

- « On se demande comment tout ce monde pouvait-il vivre ici ... ».

- « La plupart des enfants quittaient la Frison après leur mariage. Quand Antoine de Massey mourut, seule sa fille aînée, Mme de Bonnay de la Chaussée, et sa dernière fille non mariée encore, existaient avec les vieux parents. Leurs frères habitaient la Neuve-verrerie, la Rochère, la Sybille, Biseval. Antoine de Massey n'était d'ailleurs pas dénué de biens, le partage de sa succession décrit non seulement ce que ce gentilhomme possédait à la Frison mais aussi à la Sybille, à la Grande-Catherine, à Fouchecourt, etc, etc. Les biens sont estimés à une quarantaine de mille livres. Son fils François, dont nous lisons le nom sur la pierre, était un cadet. On l'appelait M. de Lesbille, pour le distinguer de ses frères. A l'époque de la construction de cette maison, c'était un jeune homme à marier, suivant l'expression du temps. Son aîné habitait à la Neuve-verrerie depuis son mariage avec une demoiselle de la Sybille. Voila la raison pour laquelle Antoine, désigna son second fils pour tenir la truelle qui scellait la première pierre du pavillon. Peut être espérait-il que François, lui succéderait à la Frison...Mais M. de Lesbille devait se fixer à la Rochère et y passer la majeure partie de sa vie. Il mourut à Claudon, fort âgé, sous la restauration, après avoir enterré trois femmes. La dernière de ses épouses était fille d'un avocat de Mirecourt. En 1789, François de Massey avait comparu avec la noblesse du bailliage de Darney, pour l'élection d'un député aux états généraux ».

- « Maintenant que nous avons découvert la demeure des Massey, dis-je à mon ami, je voudrais bien savoir ou se trouvait celle des Hennezel de Bazailles....et la halle de la verrerie où pouvait-elle être.... ».

Ces noms réveillent de vieux souvenirs dans la mémoire de la bonne femme. Elle me dit,

- « La verrerie, monsieur, elle était près d'ici, au carrefour central du village, quant à la maison de la famille d'Hennezel, vous venez de passer devant, c'est celle que vous voyez là-bas, à l'entrée du pays, à quelques deux cents mètres ».

Une maison sans caractère spécial qui n'avait pas attiré notre attention. C'est le type de ces fermes de cultivateurs lorrains, comme il y en a tant dans les villages que nous visitons, une de ces maisons en longueur qui témoigne, avant tout, du souci de son constructeur, loger son bétail et son foin. Le bâtiment y consacre les trois quarts de son étendue. Granges, étables, grenier montant jusqu'au toit, par derrière ils s'enfoncent jusqu'au jardin.

Les humains se contentent du reste, une seule porte et une ou deux fenêtres donnant sur la pièce essentielle, la cuisine ou se passe la vie. Derrière, une chambre et quelquefois une autre petite pièce.

Je tache de faire dire à la vieille paysanne, ce qu'elle sait du passé de cette modeste demeure.

- « C'était, me répond-elle, la maison de Mm. de Bazailles. Ils y moururent très vieux, quelques années avant la guerre de 1870. L'aîné, en 1863, a quatre vingt treize ans. J'étais petite fille, mais je me le rappelle bien, ainsi que son frère, mort peu avant lui, en 1862 à quatre vingt dix ans. Ces messieurs demeuraient ensemble. La maison leur appartenait, ils l'avaient rachetée à leurs frères et soeurs, après la mort de leur père (1780). Quand ils passaient, je les regardais toujours, parce qu'ils étaient décorés et qu'on disait qu'ils avaient été officiers. D'ailleurs, ils étaient bien considérés de tout le monde ».

- « Cela ne m'étonne pas, dis-je à Massey, malgré leur manque total de fortune, ces Bazailles jouissaient de l'estime de leurs compatriotes. La vie laborieuse et méritante que menaient ces pauvres gentilshommes, pour élever leurs nombreux enfants, inspirait le respect. Leurs épreuves, pendant la révolution les entouraient d'une espèce de légende, notamment les aventures de Nicolas, le grand-père du vieux Vancon, à son retour d'émigration. J'en ai trouvé un curieux récit aux archives nationales, c'est une supplique adressée à Fouche, ministre de la police, par l'intéressé pour obtenir sa radiation de la liste des émigrés. Le document est entièrement de la main du gentilhomme, il est signé simplement Hennezel. Je l'ai copié. Il en valait la peine. Vous allez entendre le pauvre Bazailles, qui se qualifie ouvrier en verre et cultivateur, conter lui même ses malheurs ».

Naturellement pour les besoins de la cause, il romance la période pendant laquelle il servit à l'armée des princes, il n'en est même pas question. Tous les émigrés qui demandaient a être radiés, ont agi de même. Mais le reste du récit semble véridique. « Il est peu d'exemples, dit-il, d'une persécution aussi terrible que celle qu'a essuyée sa famille, dés le commencement de la révolution de cette époque date la perte d'un établissement qui faisait toute notre ressource, la verrerie de Frison, et une succession de malheurs, trop longs à raconter. Poursuivis par les agents des comités révolutionnaires jusque chez elle, ma famille, ne s'y croyant plus en sécurité, a été réduite à fuir dans les bois, à y passer des nuits, exposée aux intempéries et aux horreurs de la famine.

Tout jeune à cette époque, il devait avoir vingt et un ans, je travaillais depuis quelques années dans les ateliers de mon père, à fabriquer du verre et je cultivais la terre. Las de me voir harceler continuellement et menacer de prison, n'étant même pas sur de conserver la vie dans cette contrée, où j'étais journellement insulté, j ai cherché d'autres verrières pour y travailler pendant que passerait le gros de l'orage. Hélas, partout les ateliers étaient fermés, partout les propriétaires étaient incarcérés, tout faisait prévoir que cet état de choses se prolongerait longtemps encore.

On me conseilla d'aller en Suisse, on me disait que j'y trouverais des moyens de subsister, n'ayant pas de fortune, je ne pouvais vivre sans le travail de mes doigts. J'ai donc vécu là-bas paisiblement, à l'abri du besoin, heureux de me perfectionner dans l'art de fabriquer le verre. Cependant, j'attendais toujours impatiemment le moment où il me serait possible de revenir sans danger dans mon pays. Dés que j'ai cru ce jour arrivé, j'espérais que ma double qualité d'ouvrier et de cultivateur me permettrait de rentrer en France.

Je suis donc revenu dans ma commune. J'y vivais paisiblement de mon ancien travail, lorsque des gendarmes vinrent m'arrêter. Ils m'ont amené à la prison d'Épinal et ensuite reconduit à la frontière suisse.

C'est avec la plus grande peine que je me vois de nouveau éloigné de ma patrie. J'espère cependant, que le gouvernement accueillera ma juste réclamation et mettra promptement fin a mes souffrances.

Aucune raison criminelle n'a motivé mon départ de France. J'y suis rentré avec les intentions d'un homme paisible, pour vivre sous la protection des lois qui garantissent aujourd'hui, d'une manière certaine, la liberté et les propriétés. Sans ressources du coté de ma famille, sans fortune, j'ai taché de me rendre utile à la société, en fabriquant du verre et en cultivant la terre. Je vivais du fruit de mon travail.

L'exilé termine sa requête en demandant sa radiation de la liste des émigrés et l'autorisation de revenir a la Frison ».

- « Le roman, me dit mon ami, ce sont les années que Bazailles prétend avoir passées en Suisse, dans une verrerie, le certificat du prince de Condé, que vous m'avez cité, déclare que le gentilhomme avait rejoint l'armée royale, dés le 3 janv1er 1792 et qu'il y fut présent pendant toute la campagne, c'est a dire,neuf ans ».

- « Bazailles aussi l'affirme dans une lettre écrite de la Bataille en 1816, pour demander à Louis XVIII de servir encore. Il briguait un poste de capitaine dans une des légions que mettait sur pied le ministre de la guerre.

- « Je ne suis rentré en France, disait-il, qu'après mon licenciement. Je fus arrêté de nouveau et emprisonné pendant neuf mois (4 mars 1801) ».

Ces prétendues années de travail en suisse ont donc été inventées pour justifier son absence. Son frère cadet Léopold avait rejoint l'armée de Condé, six mois après lui. Il combattit avec autant de courage. Il fut même grièvement blessé à Kalmbach, par une balle qui lui traversa le corps (13 août 1796) ».

- « Quel fut le résultat de la supplique adressée à Fouche, demande Maurice de Massey... ».

- « Pour enquête, elle fut renvoyée au préfet des Vosges, au milieu de mai 1811. Le maire de Hennezel répondit, « effectivement l'auteur de la requête est ouvrier en verre et cultivateur, toute sa famille a toujours exercé la même profession de père en fils ». Il ajoutait que Bazailles n'avait pas d'autres moyens d'existence que son travail et qu'il était un homme paisible, ainsi que son père.

- « A l'appui de sa réponse, le maire joignit une pétition en faveur du prisonnier, signée d'un grand nombre d'habitants de la commune. Ce document porte soixante dix signatures, n'est-ce pas la preuve que le pauvre Bazailles jouissait de l'estime générale. Toutes les professions voisinent au bas de cet acte, maîtres de verreries, ouvriers verriers, cultivateurs, forgerons, tailleurs d'habits, etc. Il y a un Massey qui s'intitule, conseiller de la commune et un du Houx, cultivateur à Clairey, sans doute celui qui avait été commandant de la garde nationale en 1790. L'assesseur du juge de paix, lui même, n'a pas craint de se compromettre en joignant son nom aux autres (18 mai 1801). A cette époque il faut le dire, tout le monde aspirait au calme et a la paix et le bruit courait de la signature prochaine d'un concordat entre Rome et la France.

Malgré cet avis favorable, il fallut trois mois au préfet pour dire officiellement que Bazailles ne devait pas figurer sur la liste des émigrés et que son dossier serait renvoyé à Paris, où le ministre statuerait définitivement sur son sort (22 juillet 1801). L'affaire traîna six mois. Revenus à la Frison au printemps suivant, les deux frères Bazailles furent convoqués le même jour à Épinal, pour prêter devant le préfet, le serment de fidélité à la nouvelle constitution (24 décembre 1802) »..

Tout en parlant à Massey, je vois la vieille femme, toujours assise devant sa porte, suivre avec intérêt notre conversation. A peine ai-je fini mon récit, qu'elle tient à me prouver qu'elle connaissait les enfants ou héros de ces aventures.

- « J'ai connu toute la famille, monsieur, surtout deux demoiselles de Bazailles, elles ont habité la Frison longtemps encore après la mort de leur père. L'aînée, mademoiselle Lolotte, ne se maria jamais. Sa soeur était Mme Massey. elles ont quitté la Frison pour se retirer à Thiétry, auprès de leur soeur, Mme Gérard dont le mari avait été instituteur à Attigny. Ces dames sont mortes là bas, il y a trente ou trente cinq ans ».

- « Que devint alors la ferme.... ».

- « La principale héritière fut la fille de Mme de Massey. Cette dame était très riche. Elle était veuve de M. Émile du Houx qui avait gagné beaucoup d'argent dans la verrerie de Fains. Malheureusement elle n'avait pas d'enfants. Elle est morte l'année dernière au château de Thietry. Aujourd'hui la ferme appartient à un nommé Vincent, cultivateur ».

Je remercie la vieille paysanne de ses renseignements et, en remontant en voiture, je dis à mon ami,

- « Ces Hennezel m'étaient totalement inconnus. Les autres membres de ma famille, restés en Lorraine, affectaient plus ou moins de les ignorer, leur parente ne les flattait pas. Lorsque je commençai mes recherches, il y a trente ans, l'existence de la branche de la Frison me fut révélée par l'abbé Gérard, le vieux curé d'Hennezel.

M. Charles de Finance de la Rochère, descendant d'une demoiselle de Bazailles, tante des deux chevaliers de St Louis, morts ici, compléta les renseignements de l'abbé Gérard. Je parvins à situer le rameau de la Frison dans notre arbre généalogique, sans me soucier de sa situation modeste.

Cela ne fut pas du goût de tous les autres Hennezel, en 1902, lorsque parut mon travail sur la famille, je m'attirai quelques réflexions amères de la part de nos parents les plus huppés. « Qu'aviez vous besoin, me dit-on, de sortir de l'obscurité ces tribus de Hennezel parfaitement inconnus .....leur existence n'a offert aucun intérêt ».

Je répondis assez vertement, « Certainement ces Hennezel n'eurent pas, aux yeux du monde, une vie brillante, ils étaient sans fortune et de goûts simples. Mais la plupart d'entre eux furent courageux, méritants, gens de devoir et fidèles à leurs principes. Par leur travail, ils ont été utiles au pays. Il me semblerait injuste de les rejeter. Et je terminai par une profession de foi « pour avoir une valeur réelle, au point de vue historique, social et moral, l'histoire d'une famille doit porter sur tous ses membres. Je ne ferai jamais de généalogie à la manière des d'Hozier ou des Chesney Desbois ».

Il est midi et demi, nous arrêtons l'auto au bord de la route, pour pique-niquer sur l'herbe, en vue de Clairey.

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