52 - LA SYBILLE
SOMMAIRE Nom mystérieux d'une verrerie fondée en 1501 par Jehan et Philippe de Thiétry - Familles qui se sont succédées à la Sybille - Le domaine donne son nom à une branche des Hennezel - La postérité de Marie de Brondoly - Les Massey et du Houx qui y vivaient au temps de Louis XV - Nicolas de Massey, sire de la Franou, s'y fixe en 1774 - Comment il prit possession de son petit domaine - Ses voisins déchus, les Beaumont de Fresnois - Découverte de sa maison grâce à la pierre de fondation - La révolution le dépouille de tout son mobilier - Le nommé Bisval et sa maison - Borne du roi Stanislas délimitant l'ascensement - Une vieille paysanne, veuve d'Adelstan du Houx, descendant d'une branche déchue de cette famille. |
10 juillet 1929. De bonne heure, nous allons a la Rochère prendre Massey pour aller visiter trois hameaux de la foret, la Sybille, Henricel et la Frison. Là, vécurent des branches obscures de nos familles, leur existence fut surtout tirée de la terre
La Sybille, ce petit village a été le berceau de branches multiples dont les descendants ont pullulé.
Ce nom de la Sybille m'a toujours intrigué. Il a quelque chose de mystérieux fut-il celui d'une fée ou de la prêtresse antique... on le donnait déjà au XIII° siècle, à la source qui jaillit en cet endroit, il est cité dans une donation en faveur de l'abbaye de Droiteval (1227). Tout les peuples jeunes ont le culte des arbres et des fontaines. Toujours des fées protectrices invisibles ont, pour eux, habité nos forêts.
C'est auprès de « la fontaine de dame Sybille », qu'au milieu de l'été 1501, le duc René II, autorisa deux Thiétry, Jehan et Philippe, à faire flamber une verrerie nouvelle, à construire un moulin a blé, à créer un domaine pour faire subsister leur famille en surnombre dans une des « grosses verrières » voisines. En même temps, le prince confirmait les deux gentilshommes dans les privilèges, franchises, droits et libertés, concédés en 1448 à leurs ascendants (5 août 1501).
Le filet d'eau, né de cette source sur le flanc du plateau, court vers le nord se jeter dans le ruisseau d'Henricel. Le premier soin des fondateurs. fut de créer, tout près de la fontaine de dame Sybille, un petit étang pour y élever du poisson. Cet étang existait encore au milieu du XVIII° siècle. L'arpenteur Aubry l'a dessiné sur un plan de 1769. Il a disparu aujourd'hui. Comme tant d'autres de la forêt, la nature reprend le dessus, là ou l'homme fuit devant la tache que ses prédécesseurs s'étaient imposée. Les maisons des hameaux désertes s'effondrent, les terres retournent à l'état sauvage, la végétation s'empare de la vase des étangs asséchés. Ceux-ci deviennent terrain fertile où prospèrent des arbres vigoureux. Durant trois siècles, le sol défriché par les créateurs du domaine, permit la subsistance et la multiplication de leur postérité.
Tandis que la voiture file sur la route ombreuse, en lisière de la forêt de Martinvelle, nous évoquons, Massey et moi, les humains de nos noms qui vécurent à la Sybille.
Une quarantaine d'années après sa naissance, la Sybille faisait vivre quatre ménages de gentilshommes descendant des fondateurs. L'aînée des filles de Philippe de Thiétry était la femme d'un du Houx de Bleurville, deux autres avaient épousé des Hennezel. Un partage décrit le domaine, « plusieurs maisonnements et demeurances, entourées de fosses pour leur défense, une maison-forte flanquée d'une tour, une chapelle, une halle de verrerie et ses dépendances, pièces où l'on pilait la terre, où l'on fabriquait les « pots », un cellier où l'on emmagasinait le grand verre », c'est-à-dire les vitres (17 décembre 1546).
Au fur et à mesure que leurs enfants croissent, ces familles suivent l'exemple des abeilles de leurs ruchers, elles essaiment dans le voisinage lorsqu'elles ont découvert un champ nouveau pour leur activité. On voit ainsi, un demi siècle après la fondation de la Sybille, les deux principaux maîtres du domaine, François de Hennezel et Nicolas de Thiétry, solliciter du duc Charles III, l'autorisation de créer dans un repli du vallon en bordure de la Saône, une verrerie et un domaine nouveaux.
Ce fut l'acte de naissance de la Pille (28 décembre 1555).
Les deux gentilshommes projetaient d'y fabriquer du grand et du petit verre.
A la fin du siècle, les fours de la Sybille restent éteints pendant une vingtaine 'années. Le hameau a souffert des guerres. Les maisons sont plus ou moins ruinées et les terres à l'abandon. Bien des verriers de la Vôge ont délaissé la canne pour l'épée. Ils servent comme officiers dans les armées de leur prince.
L'un d'eux, Jean de Thiétry, est le principal détenteur de la Sybille. Escomptant une période de paix, il projette de remettre en oeuvre la verrerie et de réparer les bâtiments du hameau. Or, il possède également la verrière de St Vaubert. La renaissance de la Sybille sera une lourde charge... « le capitaine Thiétry » - il signe ainsi - a l'idée de recourir à son souverain pour réaliser son dessin. la requête précise que la verrière et le domaine restaurés seront exploités par son gendre, officier comme lui.
Charles III, prince magnanime et avisé, promet au vieux soldat un don annuel en argent, en récompense de ses services. Si la Sybille reste en activité, elle bénéficiera pendant sept ans, de la largesse ducale et sera exempte de toutes espèces de droits et d'impôts (24 octobre 1603).
A partir de cette époque et durant un quart de siècle, c'est à dire jusqu'aux mauvais jours de la guerre de trente ans, la Sybille permettra la subsistance de nombreux Hennezel et Thiétry, qui feront flamber les fours et exploiteront les terres.
Au début du règne de Louis XIII, l'un des premiers maîtres du lieu, se nomme David de Hennezel, auteur d'une branche vigoureuse. Sa postérité s'accrochera à la Sybille jusqu'a la veille de la révolution, malgré ses heurts et ses malheurs. Le nom du sieur de la Sybille, de la Sebille ou de l'Esbille sera porté pendant deux siècles par les descendants de David. Certains y ajouteront la qualité de seigneur de la Sybille, comme possesseurs d'une seigneurie du même nom, situés au village d'Ambeuvenet ou des Ableuvenettes, proche de Dompaire. Ce fief était indivis par moitié avec la marquise d'Haraucourt, dame de Ville sur-Illon.
Lorsque l'invasion les chassera « les messieurs de la Sybille » trouveront refuge aux Pays-bas. Ils avaient des cousins, implantés là-bas depuis le début du siècle. Dorlodot et moi, nous avons retrouvé nombre de fois, aux archives de Namür, entre 1636 et 1700, des signatures de messieurs de la Sybille, de la Sebille ou de l'Esbille.
La Sybille ruinée est complètement abandonnée pendant trente ans. Peu avant la signature du traité des Pyrénées, le domaine appartient en majeure partie à la veuve d'un Thiétry de St Vaubert. Cette dame vit retirée à Langres. Peu soucieuse de restaurer de telles ruines, elle cède ses possessions de la Sybille à une jeune parente Marie de Viocourt, fille d'un colonel d'infanterie lorraine et d'une Thiétry de Grandmont. L'aïeul de cette jeune fille était le « capitaine Grandmont », un Thiétry qui avait commandé une compagnie d'infanterie au service du duc de Savoie (23 -6 - 1659). Le surplus du domaine resta indivis entre de multiples détenteurs, jusqu'au milieu duXIX° siècle, il resta subdivisé à l infini.
A la fin du grand siècle, deux frères Hennezel, petits-fils de David, détiennent des parts importantes de la verrerie de la Sybille et se partagent la seigneurie de ce nom aux Ableuvenettes. Nés pendant L'exode de leurs parents aux Pays-bas, ces gentilshommes, en arrivant en Lorraine, n'avaient trouvé que des ruines informes à l'emplacement des maisons familiales. Ne pouvant habiter au milieu des décombres, ils avaient reçu l'hospitalité au Tolloy.
L'aîné, François de Hennezel, capitaine au service du prince de Vaudemont, s'éprend de la fille adoptive du maître de la verrerie, M. de Bomont. C'est Marie de Brondoly, la jeune orpheline dont nous avons évoqué les noces en visitant le Tolloy. Le ménage remet en état la Sybille, y vivra longtemps et y finira ses jours.
Le cadet, Charles de Hennezel, se fixa à la Neuve-verrerie, après son mariage avec une demoiselle de Finance de Francogney. Il fut l'auteur des Hennezel de Francogney, branche qui se subdivise en nombreux rameaux. Aucun de leurs représentants n'habita jamais la Sybille.
Le domaine resta longtemps aux mains des descendants de Marie de Brondoly. Au milieu du siècle de Louis XV, il passe par alliance aux familles du Houx et de Massey. A cette époque, la verrerie ne fabrique plus que des bouteilles. Elle fait vivre quatre familles de gentilshommes qui tirent aussi leur subsistance des travaux des champs. En cet heureux temps, un modeste logis, une étable, un grenier, une grange, une fontaine et un étang, quelques arpents de terre,de près et de bois, suffisent à l'existence d'un foyer. Certes, ces générations ne cherchent pas uniquement leurs aises, la facilité et le confort, comme celles d'aujourd'hui hui. Elles savent se mettre à l unisson de la nature, s'appuyer sur elle, prendre de la peine. Elles apprécient leur bien, comme l'ont fait leurs pères. Elles ne courent pas à la poursuite d'on ne sait quel bonheur. Il leur suffit pour être heureuses, de s'accorder aux lois les plus simples de la vie.
Maurice de Massey connaît d'autant mieux le passé de la Sybille, à partir de cette époque, que plusieurs générations de gentilshommes de son nom vécurent jusqu'au XIX° siècle, dans le hameau que nous allons visiter.
- « Au milieu du règne de Stanislas, me dit-il, parmi les principaux détenteurs de la Sybille, se trouvaient deux membres de ma famille, mariés à des petites-filles de Marie de Brondoly. Ils se nommaient Louis et Antoine de Massey.
Louis, ou plus exactement Louis François, était un Massey de la Rochère. Marié à la Sybille avec une demoiselle d'Avrecourt (1 août 1741), il s installa auprès de la famille de sa femme, déjà fort nombreuse. Sa belle-mère, veuve de bonne heure avec deux jeunes enfants, avait épousé en deuxième noces, un du Houx officier de cavalerie au service des princes lorrains et impériaux. Elle en avait eu quatre autres enfants.
Les ménages de deux oncles de sa femme et celui d'un Hennezel de Bomont se partageaient aussi des droits de verrerie. Tout ce monde vivait du domaine, entouré d'une nuée d'enfants et certainement très entassé. Le principal souci de chacun était de faire des cessions et des échanges de droits ou de lopins de terre.
Louis de Massey menait une vie active. Il chercha toujours à arrondir la part de biens de sa femme. Malheureusement celle-ci fut enlevée trop tôt à son affection, elle mourut à trente quatre ans, après avoir mis au monde son septième enfant.
Une dizaine d'années plus tard, Louis se remaria à la Sybille avec une cousine de son nom (3 fevrier 1762). Il décida alors de retourner à la Rochère, sa verrerie natale et à y finir ses jours. Aucun de ses fils n'eut de postérité, ils termineront leur existence à la Rochère. L'un d'eux, ayant le goût militaire avait servi dans le régiment d'infanterie d'Enghien. Il émigra pendant la révolution et fit toutes les campagnes de l'armée de Condé. La restauration lui accorda la croix de St. Louis et une pension de capitaine.
Antoine de Massey, contemporain de Louis, fut aussi l'époux d'une petite-fille de Marie de Brondoly (25 février 1734). Cette alliance lui donna des droits à la Sybille mais il n'y habita jamais. Le ménage vécut toujours au hameau voisin de la Frison. Il y éleva une douzaine d'enfants.
L'un de ses fils, Nicolas, portait le nom de la Franou. Après son mariage avec une Finance de Bisval, il résolut d'installer son ménage à la Sybille (14 juin 1774). Mais la part lui venant de son père dans cette verrerie n'était pas suffisante pour permettre la vie de son ménage. Il acquit à ses trois cousins de la Rochère leurs biens de la Sybille, la maison qu'avait habitée leur père, jusqu'à son second mariage et les terres au soleil héritées de leur mère, y compris les droits au four a verre (6 août 1774).
- « y avait-il encore des Hennezel à la Sybille, à cette époque...
- « oui, des Beaumont de Franois, représentants d'une des branches les plus obscures de votre famille. Depuis leur retour en Lorraine, après le long exil de la guerre de trente ans, ces Beaumont n'avaient pas su faire face à l'adversité. Moins énergiques et moins audacieux que la plupart des gentilshommes de leur nom ils n'avaient pas cessé de décliner pendant quatre générations. Chargés d'une multitude d'enfants, ils végétèrent dans une médiocrité voisine de la misère.
L'avant dernier représentant de cette branche mourut à la Sybille fort agé, après avoir assisté impuissant à la déchéance de sa postérité. Il avait eu dix enfants (1785). Criblé de dettes, il avait hypothéqué ses biens qui furent vendus, quatre ou cinq ans avant sa mort, à un juif de Mützig. Le pauvre gentilhomme ne s'éteignit même pas dans sa maison, il mourut chez l'unique petite-fille de son nom, mariée à un fondeur de verre de la verrerie. Une de ses filles avait épousé un laboureur du village, après en avoir eu un fils naturel. Deux autres filles furent femmes de petits fonctionnaires à Chatillon-sur-Saône ».
- « N'habitaient donc plus à la Sybille, à la veille de la révolution, que ces malheureux Beaumont et M. de Massey de la Franou ».
- « Pardon, il y avait aussi une demoiselle du Houx, descendante de marie de Brondoly. Elle y demeurait avec son mari, un lieutenant de cavalerie, ancien gendarme de la garde du roi nommé Théodore le Paige. Ce gentilhomme était fils d'un brigadier des cadets du roi Stanislas. La maison des du Houx à la Sybille, ou le Paige se fixe après son mariage, échut à son ménage après la mort de son beau-père (août 1788).
Mm. de Massey et le Paige furent les deux seuls nobles habitants de la Sybille qui votèrent avec la noblesse en 1789. L'année suivante, le Paige devint commandant de la garde nationale de Claudon .
Tandis que mon ami évoque ainsi les dernières générations de gentilshommes, éteintes obscurément à la Sybille, l'auto roule dans l'épaisseur de la forêt.. Mes regards se perdent sous son couvert couleur de terre, d'ombre et d'écorces. Que de coins charmants, fourrés de mousses et de fougères. Nous croisons tout verts d'une herbe rase, sous les branches pleureuses des hêtres, des endroits rocheux, parsemés de genets.
Depuis la route de la Grande-Catherine, rejointe un peu avant ce hameau, la route coule toute droite sous d'épaisses frondaisons, dans la direction de Gruey.
Quelle chose mystérieuse et douce que cette forêt, opaque et secrète. Je comprends que nos pères aient toujours cherché à s'abriter au plus profond des bois. Ces futaies séculaires restaient leur vrai maître, elles leur enseignaient l'effort, le labeur calme, la ténacité, la confiance et la résignation. Dans ce royaume des arbres, sur ce sol rocheux et rude, dans ces replis sauvages et sombres, leurs yeux trouvaient des images attachantes, leur esprit quelque chose de reposant. Leur âme s'y alimentait à ces sources pures. Elle y puisait le sentiment éternel. Aussi, lorsque les gentilshommes verriers s'éloignaient du domaine ancestral, divisé à l'infini, ils y laissaient toujours un peu de leur coeur.
Tout à coup, la route débouche sur un horizon de champs cultivés, elle les longe pendant un kilomètre avant de rentrer sous sa voûte de verdure familière. Ces champs... c'est le sol conquis sur la nature et mis en valeur par les Thiétry, il y a plus de quatre siècles. A travers des têtes d'arbres, on aperçoit des toits très plats, chargés de lourdes tuiles, le hameau de la Sybille. Un chemin s'amorce pour y conduire. Prenons-le.
Voici à droite, la façade d'une maison blanche brodée de soleil et d'ombre. Elle est encombrée d'empilements de bois, d'instruments rustiques et de ces étroits chariots à quatre roues, un peu spéciaux à ce pays. Ici, doit demeurer un paysan à l'aise, la grange est vaste et percée d'une belle voûte en plein cintre, à coté de la porte et des fenêtres de l'étable-écurie. Ce bâtiment épouse le pignon de la maison d'habitation, sûrement ancien logis du maître. Il comporte un étage, six fenêtres à petits carreaux l'éclairent. La construction est certainement antérieure à la révolution. Les montants de la porte d'entrée ont la forme de pilastres, leurs petits chapiteaux soutiennent un épais linteau de grès au-dessus, un large et haut trumeau que surplombe une petite console moulurée, sans doute l'emplacement d'un cartouche d'armoiries... cependant le fameux cordon de pierres qui ceinture les demeures de nobles n'existe pas. Devant les fenêtres du logis qu'abritent les branches à demi mortes d'un vieux poirier, un jardinet clos d'une palissade.
- « Arrêtons-nous la, me dit Massey, il s'agit, j'en suis sûr, d'une ancienne demeure de gentilhomme ».
La porte est ouverte, nous entrons dans la maison. Sa propriétaire, une jeune femme, reste un peu hésitante devant notre curiosité. Mon ami se nomme et il demande ce que la jeune femme sait du passé de son logis. Connaît-elle quelques noms de propriétaires du vieux temps...
- « C'est la plus ancienne maison de la Sybille, dit-elle, on raconte qu'autrefois elle appartenait a la famille de Massey ».
Nous inspectons discrètement les lieux. Il subsiste bien des vestiges, mais tout a été très remanié. Il semble impossible d'imaginer l'aspect ancien des pièces.
Les ans sont de merveilleux décorateurs, ils patinent la pierre et le bois, ils émoussent la rudesse des angles, ils adoucissent la crudité des teintes, mais là ou a sévi un vandale humain, acharné à moderniser sa demeure, le passe a tôt fait de s'effacer complètement...
Comme nous cherchons à découvrir une pierre de fondation, la jeune paysanne nous indique, à l'intérieur de sa maison, dans un recoin de muraille, un fragment de pierre portant une inscription. On l'a utilisé au hasard des réparations. Le texte est incomplet. Les lettres ont été barbouillées de chaux si souvent qu'on déchiffre difficilement le texte.
C'est bien une pierre de fondation. On a gravé au centre un naïf petit calvaire, acte de foi traditionnel. Maurice de Massey énonce, une par une, les lettres qu'il parvient à lire autour de ce pieux emblème. Je les reproduis ici.
MON NI
1 S
MASSE MA
CHARLETTE
N
- « il semble facile, dit mon ami, de reconstituer cette inscription en ajoutant les lettres disparues », on pourrait lire.
MON/SIEUR/ NI/COLAS/
1 + S
MASSE/Y/, ÉCUYER ET MA/DAME/
CHARLETTE / POUR CHARLOTTE/
DE /FINA/ N /CEI/
Nous sommes bien dans la demeure de M. et
de Mme de la Franau, celle qu'ils avaient achetée en 1774 à leurs cousins de la
Rochère, lorsqu'ils décidèrent après leur mariage de venir habiter la Sybille.
Les nouveaux acquéreurs durent rebâtir, ou tout au moins transformer la vieille
maison des Hennezel de la Sybille, avant de s'y installer. Voila pourquoi leurs
noms sont gravés sur cette pierre.
- « La propriété, reprend M. de Massey, venait de Mme d'Avrecourt, née Antoinette de Hennezel de la Sybille. Le détail de cette acquisition par Nicolas est énuméré tout au long, dans l'acte de prise de possession de son petit domaine. C'est un document assez curieux, ces prises de possessions donnaient lieu à une véritable cérémonie ».
En prévision de notre visite à la Sybille, j'ai emporté une copie de cet acte. Je me doutais qu'il serait amusant de le parcourir sur place. Ce document est un procès verbal, établi à l'automne de 1775 (29 septembre) c'est-à-dire plus d'un an après l'acquisition, bien que M. et Mme de la Franau fussent déjà installés dans leur nouveau logis. Le notaire de Darney, Étienne Arragon accompagné de témoins, avait commencé par donner lecture du contrat de vente à l'acquéreur, puis il avait annoncé qu'il allait le mettre en possession officielle de son bien.
- « Ce que j'ai fait, écrit le notaire, en remettant au sieur de Massey la clef de la principale porte d'entrée de la maison à lui vendue, et dans laquelle il réside. Il a ouvert et fermé la porte lui-même. Puis, étant dans la cuisine, il y a fait feu et fumée. Je l'ai ensuite conduit au potager, situé derrière la maison. Là, j'ai pris une motte de terre que j'ai présentée au sieur Nicolas de Massey, il l'a reçue et remis au fond. Étant passé ensuite dans le jardin fruitier, à coté de la maison et au midi, j'ai cueilli une branche d'un des arbres y croissant et l'ai donnée au sieur de Massey. Et, en continuant, nous nous sommes rendus sur un pré dit « le pré de Voivre ». J'en ai pris un gazon que j'ai remis à M. de Massey. etc... etc... »
Les témoins de cette curieuse scène sont trois laboureurs du hameau. Quel émouvant témoignage de l'importance que nos pères attachaient au droit de propriété... M. de Massey prétend que ces usages étaient encore en pratique il y a quelques années. Et il ajoute.
- « M. de la Franau se plut si bien à la Sybille qu'il s'efforça d'accroître son petit domaine. Il devint bientôt le principal propriétaire du hameau. Ce ne fut pas sans avoir maille à partir avec ses voisins ».
- « Cela ne m'étonne pas, nos pères étaient jaloux de leur moindre droit et processifs. Des difficultés surgissaient à propos de rien, un droit de passage, la jouissance d'un filet d'eau ou d'un arbuste ».
- « C'est ainsi, reprend mon ami, que M. de la Franau faillit faire un procès au propriétaire riverain de son verger, M. de Beaumont, au sujet d'une plantation d'arbres fruitiers faite après un échange de quelques jours de terre. Le différend se termina par une transaction. M. de Beaumont abandonna un demi jour de jardin à son voisin (18 novembre 1777). Mais la vue de ce vieux logis me rappelle des évènements autrement tragiques qui se déroulèrent ici, puisque ils amenèrent la ruine, à peu près complète, de Nicolas de Massey ».
- « Racontez-moi cela, c'est le moment ou jamais.
- « Pendant la révolution, N. de la Franau était sans doute reste fidèle à la monarchie. Il n'avait montré aucun enthousiasme pour les idées nouvelles, on devait le lui faire payer. A la fin de 1795, vous vous souvenez, le directoire, acculé à la faillite, avait décréter un emprunt forcé, il s'agissait de faire rentrer l'or et l'argent disparus de la circulation. Les assignats étaient presque sans valeur. Cet emprunt tourna bientôt en véritable escroquerie. Les suspects en furent les principales victimes.
On voulut obliger Nicolas de Massey à souscrire à l'emprunt pour une somme en espèces sonnantes qu'il ne possédait pas. Elle dépassait d'ailleurs de beaucoup ses moyens. Il avait une fortune des plus modestes. Il déclare nettement qu'il lui était impossible de faire ce versement. L'agent révolutionnaire de Claudon, maire de la commune, ne voulait rien entendre. Il décida de contraindre le gentilhomme à payer de force la somme à laquelle il l'avait taxé. Ce fut un drame. J'ai pris aussi le dossier de cette affaire. Il va me permettre de l'évoquer devant vous.
Un matin d'avril (19 avril 1796) l'huissier de Darney, le nommé Mathey, arrive à la Sybille. Il se présente au domicile du citoyen Massey. Il déclare au propriétaire du logis qu'il est venu lui faire commandement de payer entre ses mains, en numéraire, le montant de sa participation à l'emprunt forcé, plus les frais de contrainte. Nicolas de Massey répond courageusement « cet emprunt doit être reparti entre ceux qui sont à leur aise et dont la fortune a prospéré depuis la révolution. Ce n'est pas mon cas, au contraire, j'ai éprouvé des pertes considérables. Si l'agent de la commune de Caudon s'était mieux renseigné, il aurait constaté que je ne suis pas de ceux qui doivent être imposés. D'ailleurs, j'ai adressé une réclamation au département, j'espère bien être complètement déchargé de la somme qu'on me réclame ». Il s agissait de neuf cents livres en espèces. L'huissier n'écoute rien. Immédiatement il fait main basse sur le mobilier du gentilhomme et dresse un inventaire de tout ce qu'il trouve dans sa demeure, de la cave au grenier, y compris une vache et son veau qui sont dans l'écurie, bien que ces animaux soient indispensables à la vie du ménage. Avant de partir il déclare « la vente aura lieu dans trois jours. Le citoyen Massey devra y assis ter et il faudra qu'il se charge d'amener des enchérisseurs. Sinon, tout ce qui est ici sera transporté ailleurs jusqu'à la vente complète ». M. de Massey refuse de signer autre chose que sa déclaration.
Le vendredi suivant, jour fixé pour la vente, des huit heures du matin, l'huissier revient. Il est flanqué de deux gendarmes, d'un expert et d'un témoin. Il frappe à la porte de la maison et somme une dernière fois le gentilhomme de payer. « Cela m est absolument impossible » affirme une fois de plus M. de la Franau.
Alors, Mathey ordonne à l'appariteur de Claudon de battre la caisse pour annoncer que la vente va commencer devant le domicile du citoyen Massey. Sans plus attendre, il crie quelques objets, en présence de voisins, accourus en curieux. Le public reste muet, les habitants de la Sybille semblent ne pas vouloir participer au vol qui se prépare. Malgré ses efforts, l'huissier n'obtient de prix que pour deux lots, une bassine de trente deux sols et deux nappes de quarante cinq sols. Il doit renoncer à trouver des enchérisseurs. Dépité, il s'écrie :
« Tout le mobilier va être immédiatement transporté à Darney, il y sera vendu, lundi matin, sur la place publique ».
Mathey cherche aussitôt des charrettes pour ce transport. Tout le village se défile, personne ne veut aider au dépouillement du gentilhomme. Impossible de trouver des voitures. L'huissier part furieux. En repassant à Claudon, il réquisitionne des charrettes chez trois paysans et leur donne la consigne de se trouver, cinq jours plus tard, à la Sybille, pour charger le mobilier et les effets saisis sur le citoyen Massey et les conduire à Darney.
Au jour dit, Mathey reparaît ici. Les voitures réquisitionnées le suivent. Il amène deux menuisiers pour démonter les lits, armoires, crédences, etc.... tout est empilé sur les chariots. La vache manque à l'appel, on l'avait envoyée dans la forêt, paître avec le troupeau, espérant qu'elle échapperait à la vente. On la retrouve au moment de partir et on l'attache derrière une des voitures. Tandis que s'ébranle le triste convoi, l'huissier avertit sa victime qu'elle devra assister à la vente et, sous peine de sanctions, y amener des enchérisseurs. Puis, il met opposition sur les sommes dues à M. de Massey par son fermier de Thomas.
A Darney, le lendemain à dix heures, la vente commence sous les halles. Elle dure jusqu'à six heures du soir. Tout finit par être adjugé, mais à vil prix. Les armoires sont les meubles vendus le plus cher, ainsi que la literie.
Quant à la vache et son veau, ils sont adjugés cinquante huit livres en numéraire. Le total de la vente atteint 22.212 livres en assignats. Hélas cette somme ne fait que deux cent soixante neuf livres en espèces sonnantes, pas même le tiers des neuf cents livres auxquelles a été taxé le gentilhomme. Le malheureux se trouve entièrement dépouillé et il reste devoir plus de six cents livres à l'emprunt...
La plupart des habitants de Claudon, indignés de ces procédés envers M. de Massey, ne cachent pas leur manière de voir, quelques jours plus tard, ils tentent de défendre leur compatriote. Les membres de l'ancienne municipalité délivrent au gentilhomme un certificat affirmant « qu'il a toujours satisfait à toutes les réquisitions, depuis le début de la révolution ». Par ailleurs, un certain nombre de gens se groupent pour attester que « contrairement à l'accusation lancée contre lui, le citoyen Massey ne leur a jamais conseillé de ne pas participer à l'emprunt forcé ».
Ces témoignages de sympathie décident M.de la Franau à adresser une nouvelle réclamation au département. Il expose sa pénible situation, il est entièrement dépouillé et sans ressources, il ne peut même pas se faire payer par son fermier.
En outre, après le versement à l'emprunt ou produit de sa vente et de son fermage, il sera encore redevable de cinq cent trente huit livres en numéraire pour parfaire les neuf cents livres exigées en espèces. Il fallut presqu'un an au « citoyen Massey de Lesbille » pour obtenir la décharge de cette somme. Il restait néanmoins complètement ruiné, après ce vol inique. Heureusement, il n'avait pas d'enfants.
- « Savez-vous ce que devint ce malheureux ménage... »
- « le décret n'ayant pu saisir que le mobilier, M. et Mme de la Franau conservaient leur maison vide. Pour continuer à l'habiter, ils durent se faire prêter les meubles et les objets indispensables par des parents et amis du voisinage. Ils vécurent ici encore pendant une quinzaine d'années. Mais ils finirent par mettre en viager ce qui leur restait de biens à la Sybille, à la Grande-Catherine et à Thomas. La petite rente que leur procura cette solution leur permit de vivoter jusqu'à leur dernier jour. Ils touchaient annuellement mille quatre cent quarante francs et des redevances en nature, poulets, carpes, brochets de leurs étangs (2 septembre 1811).
Quelques semaine plus tard, Nicolas de Massey mourut dans cette maison. Il venait d'atteindre sa soixante dixième année (31 décembre 1811). Sa veuve plus âgée que lui de dix ans, se retira à Biseval. Elle était née dans cette verrerie où sa branche s'était enracinée depuis plus de deux siècles. Elle y finit ses jours à quatre vingt six ans en 1817..
Tout en causant nous arrivons au centre du hameau. Il apparaît quelconque et son site est sans charme, à l'intersection de deux chemins de terre, une rangée de maisons de paysans fort modestes, accolées les unes aux autres. On dirait ces logements d'ouvriers. Ça et là, de petits bâtiments de dépendances. Quelques fenêtres à petits carreaux attestent qu'il s'agit de constructions au moins centenaires. Ces maisons ne comportent pas la moindre ornementation. Les vieux plans de la Sybille découverts aux archives, indiquent au sud de la halle de la verrerie, un manoir avec tour et girouettes. Nous n'en voyons aucune trace.
J'avise au milieu de la rue un paysan, il a l air de se demander ce que sont venus faire ces visiteurs insolites dans ce village isolé en plein champ. Maurice de Massey l'aborde. Il lui dit que nous cherchons des traces de demeures anciennes. L'homme est intéressé. Il répond « ma maison est une maison de noble » et il nous montre un des logements accolés les uns aux autres, le long de la rue. Il est des plus modestes. Une petite porte à croisillons de bois assemblés en losange, munie au centre d'un marteau à la poignée de fer forgé. Deux fenêtres éclairent le rez-de-chaussée, l'une de grandeur normale, l'autre toute petite au-dessus, pas d'étage mais deux ouvertures, presque carrées qui doivent donner dans le grenier.
Un seul indice semble justifier la prétention du propriétaire de cet humble logis, au-dessus de la porte d'entrée, un petit linteau surmonté d'une console moulurée. Tout cela est si banal qu'il ne nous vient pas à l'idée de voir l'intérieur. A gauche de l'entrée, s'adosse à la muraille, l'un de ces vieux bancs de grès, naïvement agencés comme nous en avons vu déjà. Celui-ci particulièrement long est orné d'une grosse moulure. Il parait très vieux...
Le nom du propriétaire évoque un souvenir ancien, il s'appelle Bisval. Serait il un obscur descendant de la famille Bysevale dont trois représentants, Jehan, son fils pierre et son petit-fils Claude, figurent en tête des gentilshommes bénéficiaires de la charte de 1448... ce serait possible. Ce paysan ne s'en doute certainement pas.
Notre visite l'intéresse, il nous renseigne de son mieux. Tandis que je contemple le plateau banal au milieu duquel se dresse le petit village, il nous dit :
- « si vous voulez savoir où finissait le terroir de la Sybille, suivez la route jusqu'à la forêt. Vous trouverez en bordure du bois, une grosse borne avec le nom de la verrerie. Elle marquait la limite des terres de ce coté là. Dans le temps, il y en avait d'autres pareilles, elles n'existent plus » et il nous indique vers l'ouest, la prolongation de notre chemin d'arrivée. Allons voir cette borne.
Nous voici à hauteur de la borne. Elle est érigée au bord de la route, un gros bloc de grès, presque aussi haut que large, il porte gravées en lettres capitales ces mots :
VERRIE
DE LA
SIBILLE
Il s'agit d'une de ces bornes posées par l'arpenteur Aubry sur l'ordre du roi de Pologne, pour délimiter l'ascensement.
Au retour, en traversant le village pour remonter en voiture, nous sommes hélés par le père Bisval.
- « Messieurs, voila justement une dame du Houx qui descend des nobles verriers ».
Nous voyons arriver une vieille paysanne chargée d'un fagot...
Elle nous dit que son mari Adestant du Houx descendait des nobles verriers. Il était né à la Sybille et y est mort il y a quatre ans à l'âge de quatre vingt ans, n'a jamais été verrier mais militaire, il avait la médaille, ils ont eu trois enfants...
Elle nous indique où se trouvait la halle de la verrerie, à gauche de la route de Claudon, mais il y a longtemps qu'elle a été démolie, on ne voit plus rien.
Note - M. de Massey me confirme ce que la vieille bonne femme nous a dit, son mari était bien un du Houx de la branche de Chatillon dont l'auteur fut Élie du Houx.