Rue à Vioménil, descendre la rue....
La construction est robuste, son ornementation sobre, de larges assises de grés appareille soulignent les quatre angles. Trois cordons de pierre ceinturent toutes les faces, à hauteur du rez-de-chaussée, du premier étage et du grenier. La façade donne au midi, sur la Saône. Des fenêtres à petits carreaux, un vieux perron aux marches branlantes et usées, une épaisse porte de chêne moulurée que surmonte un fronton portant des traces d’armoiries hachurées, indiquent que ce logis est vénérable. Voici d'ailleurs, à droite de l’entrée, un cartouche encadré de moulures Louis XV, son inscription donne l’âge de la maison, 1782.
Je pousse la grille du petit portail ouvrant sur la route. Je gravis le perron et frappe à la porte à l’aide d’un vieux heurtoir en fer forgé, placé sur le vantail principal. Personne ne répond, aucun bruit, ni maître, ni serviteur, ni bête. La maison semble inhabitée et comme endormie depuis longtemps au milieu de son jardin en friche. Peut-être même est-elle a l’abandon.... Comme les tombes de là-haut... Le site est sauvage, son calme impressionnant. Il faut avoir les goûts d’un ermite, l’âme d’un poète ou simplement la passion de la chasse, de la pêche, ou des bois, pour demeurer dans cette solitude. Il s’en dégage cependant un charme prenant qui me fait déplorer la hâte de ma visite. Je glisse ma carte sous la porte close, elle restera l’hommage d’un passant venu, après deux siècles et huit générations, renouer des liens avec les lointains parents propriétaires de cette maison.
Ici aussi, je me promets de revenir. J’ai rencontré trop souvent le nom de la Pille dans mes archives pour ne pas revoir encore ce lieu solitaire et charmant. Je voudrais interroger ces pierres, ces arbres, les échos de ce repli de vallon animé jadis par tant d’êtres dont je sais les noms. En attendant, quelques traits de crayon sur mon album me permettront d’évoquer la silhouette de cette vieille demeure familiale.
Je continue à descendre le long de la Saône pour chercher un chemin vers Hennezel. A la Bataille, une seule maison, à moitie en ruines est habitée. Je m’y arrête et demande ma route. J’avise, encastre dans la façade, sous la boite aux lettres, un vieux fronton sculpté. Sa forme est triangulaire, sur un tympan se détache, au milieu d’une couronne de lauriers, un écusson du XVI siècle, aux armoiries grattées. De chaque coté, deux médaillons en forme de cœur, l’un porte la date, 1595, l’autre devait contenir des initiales ou un emblème, la sculpture a été tailladée. Je crayonne en haie ce vestige, devant les braves gens qui me conseillent de passer par Clairefontaine, pour remonter à Hennezel.
A l’heure du déjeuner, je me retrouve avec l’abbé Gérard chez M. Rodier, aux forges de la hutte. Nous sommes dans une étroite vallée très boisée, parsemée d’étangs et de bâtiments industriels. Le clocheton d’une élégante chapelle moderne, celle de l’école libre, me dit M. le curé, domine ce site vraiment pittoresque.
M. Rodier habite une maison, genre châtelet, sur la rive droite du ruisseau venant de Clairey. Il me fait un aimable accueil. C’est un homme d’environ quarante cinq ans. Il jouit dans la région de l’estime et de la considération générale, à cause de sa droiture de caractère, de son jugement sûr, de sa bienfaisance. Il est cultivé et très attaché à sa province. Il en connaît a fond l’histoire. Particulièrement au fait du passé industriel de sa commune, il abonde en détails sur les anciennes verreries de la foret. Très ignorant de la question, je suis la conversation avec une vive curiosité.
Je raconte à mes hôtes mon pèlerinage de la matinée et les questionne sur les lieux et les gens. L’abbé Gérard parait surpris de mes découvertes, il n'a jamais été au Grandmont, mais il connaît bien la Pille, demeure qui est, en effet, déserte depuis longtemps, elle appartient à un M. d’Hennezel, de la branche de Francogney, celui-ci la tient de sa femme, une demoiselle de Beaupré. Après la mort de Mme d’Hennezel, il y a une vingtaine d’années, son mari quitte la Pille, et se retire auprès de son second fils, industriel à Godoncourt. Chasseur émérite, il est lieutenant de louveterie et ne revient guère à la Pille que pour chasser.
Le propriétaire de la Pille est aujourd'hui octogénaire. Il a un fils aîné, officier d’infanterie qui fit partie, il y a six ans, du corps expéditionnaire de Madagascar, il y commandait une compagnie de volontaires. A cette occasion, tous les journaux de l’époque ont relaté la brillante conduite du capitaine d’Hennezel. Il est actuellement chef de bataillon en garnison à Paris. Sa femme est la fille d’un ingénieur. Ils ont deux enfants. La famille est sans fortune, mais des plus honorables et méritantes. Le deuxième fils du propriétaire de la Pille, dit a son tour M. Rodier, est directeur et propriétaire de la papeterie de Godoncourt. Il a épousé la fille d’un banquier de Darney et il a deux filles mariées à des officiers. Ces messieurs d’Hennezel ont des cousins propriétaires de l’ancienne verrerie du Tolloy, près de Viomenil. L’un d’eux médecin militaire en retraite, demeure aussi à Paris. Il a un fils, officier de dragons et un autre dans les consulats. Je note les adresses de ces gens qui portent notre nom et me sont tout a fait inconnus.
Apres le déjeuner, M. Rodier m’invite à faire, sous la conduite de son fils, une promenade dans la partie la plus pittoresque de la vallée jusqu’à Droiteval. « Il y avait, me dit-il, jusqu’à la révolution, un prieuré de cisterciens. Il y eut aussi une verrerie au XVII siècle ». La promenade est charmante, mais j’aurais préféré, pendant les courts instants passés dans le pays, explorer quelqu’autre ancienne demeure de la famille. Droiteval est aujourd'hui un château. C’est une construction carrée, ayant quelque analogie avec la Pille, mais dans des proportions bien différentes. Le cube de maçonnerie que représente cette habitation est énorme et sa toiture beaucoup plus élevée que celle de la maison découverte ce matin. Elle se reflète dans le clair miroir d’un grand étang et les luxuriantes frondaisons de la forêt l’enserrent comme dans un écrin de velours. J’aurais eu mauvaise grâce à ne pas répondre à l’aimable visite du maître des forges de la hutte. Je le quitte ainsi que l’abbé Gérard, en les assurant tous deux de ma gratitude pour leur courtoise hospitalité, je leur promets de rester en liaison avec eux.
Le soir même, je reprenais le train à Darney, pour regagner le Laonnois. De retour à Chavailles, je mis à profit la moisson de notes et d’impressions glanées au cours de ces fugues en Comté et en Lorraine. J’entrais en relations avec le commandant d’Hennezel qui eut l’amabilité de me convier à déjeuner à mon premier voyage a Paris.
Il habitait au quatrième ou cinquième étage d’un immeuble du quartier des Batignolles, 7 rue du Printemps, appartement, mobilier et service modestes, mais accueil cordial, d’autant plus que les deux enfants du commandant d’Hennezel, un fils et une fille, étaient à quelques années près, mes contemporains. Leur mère portait un titre de comtesse. Elle semblait particulièrement satisfaite de faire la connaissance d’une branche de la famille de son mari dont les relations ne pouvaient que la flatter.
Au printemps suivant, la publication de mon travail qui donnait aux branches lorraines, notamment à celle de Francogney, dans notre arbre généalogique, la place officielle que la tradition leur attribuait, consolida ces relations. A l’automne, le commandant d’Hennezel me convia à assister, en qualité de garçon d’honneur, au mariage de son fils avec mademoiselle Verpillot, fille d’un industriel et négociant de Rouen le 7 novembre 1902. Le temps resséra ces premiers liens, puisque, trente ans plus tard, je fus témoin à Paris, au mariage du lieutenant de vaisseau d’Hennezel de Francogney, arrière petit-fils du lieutenant de louveterie, propriétaire de la Pille en 1901. Celui-ci était mort quelques mois après ma visite en Lorraine, au cours de l’impression de mon ouvrage le 25 février 1901.
Lorsque mon livre parut en mai 1902, j’en offris un exemplaire a tous les Hennezel dont j’avais découvert l’existence, quelle que soit leur situation sociale, ainsi qu’aux érudits et correspondants qui avaient bien voulu me renseigner, M. Pothelet à Beaujeu, le docteur Bertin à Gray, M. Charles de Finance, l’abbé Gérard et M. Paul Rodier.
Cet ouvrage intéresse particulièrement le maître des forges de la hutte, il fit paraître en 1909, une notice sur « les verreries des hautes forêts de Darney ». Quelques années plus tôt, il avait publié des études sur le duc de Lorraine, Charles IV et ses successeurs,1904 à 1907. Ouvrages constituant une excellente vulgarisation de l’histoire de sa province. Je restai en correspondance avec l’auteur de ces livres et il voulut bien continuer à me tenir au courant des petits évènements d’histoire familiale susceptibles de m’intéresser.
C’est ainsi que Paul Rodier me fit connaître une polémique de presse, entre une demoiselle de Bonnay habitant Paris et l’abbé Didier Laurent curé de Monthureux sur Saône, à propos de l’origine chevaleresque des Bonnay. Ce prêtre érudit avait publiquement mis en doute cette origine, il l’avait fait dans un journal local avec esprit, mais aussi un peu méchamment. Des lettres passionnées et acerbes furent échangées entre les deux parties. M. Rodier me fit aimablement tenir les coupures du journal vosgien qui les publiait.
A cette époque, j’étais trop peu au fait de la valeur historique des preuves de noblesse, sanctionnées au XVIII siècle, pour discerner la vérité. D’ailleurs, depuis la publication de mon livre sur la famille et après mon mariage, j’avais à peu près délaissé mes recherches sur les Hennezel et les familles qui leur sont alliées. Jusqu’à la guerre de 1914, mon activité se porta sur d’autres travaux.
Je gardais cependant au fond du cœur, le souvenir de mon pèlerinage au pays des ancêtres, mon désir restait d’errer un jour dans la forêt de Darney. L’image de la vieille maison de la Pille, entrevue à l’abandon sous le soleil matinal d’une fin d’été, dans ce coin de vallée évocateur et solitaire, restait fixée dans ma mémoire. Dix ans après cette découverte, une circonstance imprévue ravivait les impressions de ma première visite et m’offrait une occasion de revoir la propriété.