14 - SECONDE VISITE AU GRANDMONT

  

SOMMAIRE

 

Prononciation locale du nom - le marquis de Grandmont au temps de louis XVI ­ un abri à bestiaux à la place du manoir vu en 1901 - le site, les ruines et leur histoire - importance du Grandmont à la fin ou XVI° siècle – l’épidémie de 1610 ­ après la guerre de trente ans, Jacques du Corroy et ses trois fils tentent de relever le domaine. Antoine, l’aîné, retourne au Pays-Bas, il est fait prisonnier au siège d’Epinal. Son frère, Josué d'0rmoy, agrandit le domaine, puis l’abandonne pour se fixer en Hainaut. Le cadet, Jean, Mr de Grandmont, s’installe au château de Viomenil, après son mariage avec la dame du lieu - au temps de Louis XVI. Le Grandmont, simple ferme aux demoiselles de Ranguilly - Aujourd'hui, mystère de ses décombres - un cerisier respectable.

 

LA FERME RICHARD

 

Recherche du moulin de Viomenil et de son étang - Une page d’album de Lauters.

 

Il est midi, nous nous arrêtons en bordure de la route, pour déjeuner rapidement. J’ai hâte de revoir le Grandmont, vrai berceau de la branche d'Ormoy. Que de fois, j'ai rêve à ce coin de terre lorraine depuis ma visite de 1901...

Nous devons en être tout près d’après ma carte qui mentionne « le gras mont » cette orthographe correspond à l’accent local. Pendant des siècles, nos pères ont prononcé ainsi ce nom. Certains Hennezel l’adoptèrent pour se distinguer, notamment les descendants de la branche de Ranguilly, leur auteur ayant eu une part du Grandmont par suite de son mariage, au début du règne de Louis XVIII, avec une demoiselle d’Ormoy. Le fils cadet de cette dame signait de Hennezel de Grammont. Sa postérité transmit ce nom formé, bien que n’ayant plus depuis longtemps au­cun droit dans le domaine.

Ceux qui avaient planté leur tente loin d’ici ne revenaient guerre au pays de Vosges et ils n’étaient connus que sous le nom de Grammont. Ils le portaient presque à l’exclusion de leur nom patronymique. Le dernier représentant du rameau de Ranguilly, officier de marine sous Louis XVI, se faisait même appeler à Paris « le marquis de Grammont ». Il figure sous ce nom et avec ce titre, dans des arrêts du grand conseil du roi, rendus en sa faveur, une dizaine d’années avant la révolution. Ce gentilhomme était probablement loin de se douter que son marquisat imaginaire et ronflant, avait pour origine la verrerie du Grandmont, près de Viomenil.

La carte d’état major qui nous guide a été révisée en 1913. J’y vois bien le « gras-mont » à la lisière est du bois de la Brancarde, il est imprimé sur la pente du léger vallonnement, au milieu duquel source un petit ruisseau. Les eaux de ce ru doivent former la fontaine du Burray, citée dans les lettres patentes d’érection du Grandmont, en 1509, et qui séparait la partie de la forêt ducale, des bois appartenant à l’abbaye de Bonfays.

 

Sur cette carte, je cherche en vain l’indication d'une maison. Celle j’avais eu en mains, en 1901, portait cependant un ou deux de ces petits carrés noirs, marquant l'emplacement d’une habitation et de ses dépendances. Le mont ne serait-il plus qu un lieu dit....

 

En venant de Viomenil, j’ai eu beau scruter attentivement la lisière du bois je n’ai aperçu aucune construction à droite de la route. Nous arrivons a l’intersection du chemin de Grandrupt, cependant le Grandmont, visité en 1901, se trouvait avant ce croisement. J’en suis sûr. Nous revenons en arrière, jusqu'à hauteur d’un chemin de terre abandonné. Il conduit à une prairie où paissent des boeufs. Le Grammont devrait être là. Mais alors, les restes de la maison forte ont complètement disparu....

 

Laissant l'auto sur le bord de la route, nous nous engageons dans ce mauvais chemin. Il est bordé d'une haie à l'abandon. Sur la droite, une clôture en fil de fer entoure la pâture. A mi pente du vallonnement, il aboutit à une touffe de forts arbustes d'où émergent deux pans de mur, ce sont les montants d'une porte charretière supportant un toit provisoire en tuiles mécaniques, abri de fortune pour les bestiaux mis à l'engrais sur ce "gras-mont". D'épaisses broussailles, un fouillis de ronces dissimulent ces ruines, on ne peut les voir de la route.

La vie s'est retirée à jamais de ce lieu. Il ne reste rien du vieux manoir, de sa jolie tour octogonale, de sa porte datée de 1594, finement sculptée aux armes de Christophe d'Ormoy et de sa femme.

 

J’avais été séduit par ces vestiges d'une demeure construite par nos ancêtres. Le site où ils l'avaient implantée m’attirait....

J’ai pensé souvent à racheter un jour ces ruines, à les restaurer, pour m’y faire un pied à terre et reprendre ainsi racine au pays de Vosges, sur un sol qui fut le notre pendant trois siècles....

 

Aujourd’hui, seul le site subsiste. Malgré son abandon, il m’émeut encore. Ce coin de terre lorraine est, pour nous si chargé de souvenirs. Didier I d'Hennezel, maître verrier auquel le duc René II commandait les vitraux de ses palais de Nancy et de Neufchâtel, avait bien choisi l’emplacement de la nouvelle verrerie érigée pour loger et faire vivre ses trois fils aînés. Ce terrain vallonné où source un ruisseau qui deviendra le premier affluent de la Saône, ce plateau boisé donnant une fois défriché une belle étendue de terre arable, la pente de son flanc devenue jardins et vergers, ce creux de vallon transformé en grasse prairie, facilement irrigable par la fontaine le Buray. En retenant les eaux de ce ruisseau, à peu de distance de sa source, il a été possible d’y créer un étang. Sa trace subsiste encore, on l’aperçoit à gauche du chemin en arrivant. Un plan du temps de Louis XV montre qu’il existait même, jadis, deux étangs au Grandmont, en amont du manoir, le plus éloigné de l’habitation et le plus vaste était déjà à sec à cette époque, il avait du être abandonné après le départ de Jean de Grammont, le dernier de notre branche qui résida ici.

 

Malgré les troubles que suscitèrent en Lorraine les luttes religieuses de la fin du XVI° siècle,  le Grandmont restait si peuplé, lors de l’avènement d'Henri IV, qu’il formait un véritable hameau. « Sa verrière de grands verres en table, blancs et de couleurs » était réputée au point que les géographes du temps, Ortelius, Blaen, Vischer, Hommano, indiquaient sur leurs cartes le nom du Grandmont en caractères de même importance que les noms des villages environnants, Viomenil, Ville-sur-Illon, Dombasle, etc... On comptait ici plusieurs demeures avec leurs dépendances et ces dizaines d’habitants. Christophe, arrière-petit-fils de Didier et auteur de la branche, avait rendu son industrie si prospère qu’il avait fait construire la maison forte dont j’ai vu les ruines. Il employait ses bénéfices à acquérir en Franche-Comté diverses seigneuries, entre autres celle Dormoy-sur-Saône, dont sa descendance conserve encore le nom.

 

On imagine l’importance de la population vivant au Grandmont à la fin du règne de Henri IV en lisant une supplique adressée à la chambre des comptes de Lorraine par ce même Christophe, Sgr d’Ormoy. Il demandait au prince l’exemption du paiement de sommes dues par sa petite-fille, Marguerite de Thysac, orpheline au berceau. L’aïeul donnait les motifs de sa requête. Sa fille et son gendre ont été victimes d’une maladie contagieuse qui a sévi dans le pays au cours de l’année 1610. Une trentaine d’habitants du Grandmont en étaient morts. La gravité de l’épidémie avait contraint le maître de la verrerie à interrompre son industrie et à abandonner l’exploitation de son domaine. Il avait fui pendant plusieurs mois, laissant sur place bétails, matériels, grains, provisions, meubles. Il logeait ailleurs en attendant que les risques de la contagion aient disparu. Au printemps de 1611 il n'osait encore se réinstaller ici. Une enquête prouva le bien fondé de sa demande. Le duc Charles accorda l’exemption sollicitée (18 juin 1611).

 

L’invasion de la Lorraine en 1634 par les français et les suédois, porta un coup fatal à la verrière du Grandmont. Elle resta une vingtaine d’années inhabitée. Après le traité des Pyrénées, quand Jacques du Corroy, le seul fils survivant de Christophe, revint ici, le domaine était dans un affreux état de saccage et d’abandon. Le manoir ruiné ne devait jamais retrouver son aspect d’autrefois. En vain, M. du Corroy tenta-t-il avec ses fils de remettre en oeuvre la verrerie.

Il mourut sans avoir pu rendre à ses terres et à son industrie leur prospérité. Après son décès, ses fils Antoine, Josué et Jean se partagèrent le Grandmont (18 août 1667). Le parchemin, donnant une minutieuse description de l’habitation et de ses dépendances, se trouve dans nos archives. Il y est question de « la tour ou grand escalier », celle qui existait, décapitée en 1901, de la chapelle, des écuries, étables, bouveries, granges, fours, masure, etc... des jardins plantes de noyers et de cerisiers entourant la demeure.

 

Mais les efforts des trois frères furent décourageants. Ils ne parvenaient pas à subsister sur ce domaine appauvri et divisé. La guerre sans cesse rallumée entravait leur industrie.

 

Antoine, l’aîné, tenta bien de se rebâtir un logis, il dut abandonner la partie. Les Pays-Bas et le Brabant où il avait été exilé pendant sa jeunesse l’attiraient. Là-bas, il pourrait exercer son art avec profit et moins d’entraves. Il résolut de retourner dans ce pays du nord et de ne plus faire ici que de courtes apparitions. Il loua à un paysan de Grandrupt sa part du Grandmont, se réservant une chambre pour loger lorsqu'il viendrait au pays.

Au cours d’un de ces séjours au Grandmont, les français étant venus assiéger Epinal, Charles IV, demanda aux gentilshommes de la province d’aider à la défense de la ville. Antoine d'Ormoy répondit à l’appel de son souverain. Mais il eut le malheur de tomber aux mains de l’ennemi avec trois de ses parents, Mm. d'Avrecourt, du Tolloy et de la Bataille. Les français voulaient contraindre les prisonniers à payer une forte rançon sous peine de ne pas les relâcher. La somme étant au-dessus de leurs moyens, Antoine du Grandmont et ses cousins implorèrent le secours des dames du chapitre de Remiremont pour recouvrer leur liberté (septembre 1670).

 

Revenu au Grandmont, le malheureux gentilhomme mourut peu après, laissant une fille mineure. Ses deux frères resteront seuls sur le domaine, en gérant les intérêts de leur nièce, filleule de notre ancêtre Josué d'Ormoy. Celui ci pourvut avec soin à l’éducation de la jeune fille et la maria avec un capitaine de dragons du régiment de Chevilly, nommé François de la Saigne. Lui aussi tachait, depuis 1659, de relever le domaine familial. Il s'y employa pendant une quinzaine d’années. Il obtint même la concession de plus de deux hectares de foret à proximité du Grandmont, afin d’agrandir sa part. Un ruisseau traversant ce terrain, il le transforma en prairies (19 août 1610). Ces près existent toujours, on les appelle encore « les près d'Ormoy ».

Mais comme son aîné, les Pays-Bas où il avait passé son enfance, attiraient cet aïeul, notamment Namur et Bruxelles, où un oncle de sa femme faisait flamber des verreries prospères et réputées. M. d’Ormoy finit par s’enraciner complètement à Anor, laissant ses biens à la garde et aux soins de son frère cadet, Jean. Il revenait rarement en Lorraine, mais conserva toujours une part du Grandmont. Il la louait à un paysan du lieu. Quelques mois avant sa mort, il avait chargé encore son parent  N. de Finance d'Ambleuvenet, de renouveler le bail de son fermier du Grandmont (11 août 1715).

 

Jean, le troisième fils de M. du Corroy, fut le dernier de la famille à résider ici. On l’appela toujours, M. de Grandmont. Ce vieux manoir fut son logis jusqu’au jour où il épousa sa voisine et cousine mademoiselle de Viomenil, sœur du baron de Belrupt (6 mai 1692). Il se fixa alors au château de sa femme. A partir de cette date, les actes le qualifient, Sgr de Grandmont et de Viomenil.

Après sa mort et jusqu’à la révolution, le Grandmont ne fut plus qu'une ferme habitée par des paysans, notamment par la famille de Pierre Vancon  le fondateur de l’acensement voisin. Mal entretenus, les bâtiments tombèrent peu à peu en ruines. Cependant, au milieu du siècle, la tour n’était pas encore décapitée, son toit pointu surmonté de la girouette seigneuriale, figure sur les plans de cette époque (1750 - 1760 - 1773 et 1775).

 

Au début du règne de Louis XVI, l’ancienne verrerie de « Gramont » s’étendait sur 225 arpents de terres arables. Elle appartenait à Mme de Bonnay de la Chaussée, née de Hennezel de la Rochère, dernière représentante de la branche de Ranguilly. Cette dame en fit don à ses nièces, mortes vielles filles, à la Rochère, pendant la révolution.

 

Tels sont les souvenirs, les ombres qui surgissent de ce sol, tandis que nous errons autour des ruines.

 

Est-il possible que ce tas de pierres informes, recouvert d’une végétation folle, soit tout ce qu’il reste du manoir et de ses robustes fenêtres à meneaux, de la tour octogonale et de sa porte renaissance dont j’avais dessiné avec un soin pieux, le fronton armorié et les montants bordés de fines sculptures, de son perron à pans coupes, formé de blocs de granit, du bâtiment des dépendances où m’était apparue la jeune paysanne effarouchée de ma visite ?    

                       

Que sont devenus tant de matériaux représentant un cube imposant après quatre siècles de guerres et d’intempéries, le Grandmont s’est-il effondré de vétusté, comme un vieillard accablé d’années succombe après une existence chargée de maladies ou d’épreuves... ou bien est-il tombé sous le pic d’un vandale, insensible à l’attrait et à la valeur de ces sculptures... ? un ancien habitant de Viomenil raconterait sans doute l’agonie de cette maison. Il saurait le sort de ses plus belles pierres. Certaines sont peut-être encore enfouies dans le sol ..

 

Rapidement, j’explore l’emplacement du logis ruiné avec l’espoir de retrouver trace de ses fondations. Peine perdue, ces décombres, envahis de ronces et d’orties, n’ont plus de formes, seul subsiste le montant gauche de la porte voûtée, il soutient l’un des cotés du toit de l’abri improvisé pour les bestiaux .

Le propriétaire actuel autoriserait peut-être le déblaiement de ces ruines. Que de temps serait nécessaire pour une telle tache ? Cependant, l’envie de plonger plus avant dans un passé révélateur, me tient toujours au coeur. Nos yeux ne sont-ils pas les fenêtres par lesquelles nous voyons quelque chose de l’âme de nos ancêtres.

Cela est surtout vrai dans ce pays, où les gentilshommes verriers tenaient au sol par des racines multiples, ne s’alliant guère qu’entre eux. Ces recherches me prolongent dans leur existence. Ici aussi je reviendrai ...

 

Un peu au-dessus du manoir et par derrière, commence le plateau. Sans doute l’emplacement du jardin, au temps où ce lieu était habité. Un majestueux cerisier, d’age respectable, étale une énorme tête, à peu de distance de l’ancien logis. Il est chargé de fruits qui servent à faire le fameux kirsch du pays. Le sol est jonché de petites cerises, tombées sous le bec des oiseaux. Instinctivement, je ramasse quelques noyaux. Je tenterai de faire pousser dans le potager de Bourguignon un cerisier du Grandmont....

 

Nous reprenons la route vers Viomenil, pour suivre à gauche le chemin forestier conduisant à la Pille. Je m’en souviens pour l’avoir fait à bicyclette, il y a vingt sept ans. Il longe la lisière nord du bois,  jusqu'à la pointe de l'éperon dominant la Saône à hauteur de la ferme Richard. Cette ferme est le type des petites exploitations rurales de la Vôge, je descends de voiture pour en prendre une photographie.

De cet endroit, se devine, presque depuis sa source au pied des contreforts du château de Viomenil, le cours de la jeune Saône. C’est là , quelque part dans le fond de la vallée, que Nicolas II de Hennezel, Sgr de Viomenil et maître de verrerie au Tolloy et au Grandmont, fit creuser un étang pour capter les eaux de la rivière naissante et qu il construisit le premier moulin à blé. Le duc autorisa le gentilhomme à réaliser son projet, en spécifiant que le moulin fonctionnerait pour « l’utilité et le soulagement des habitants de Viomenil et des villages voisins » (24 avril 1561).

L étang et son moulin figurent sur un plan de 1735. Ils se trouvaient un peu au-dessus de l’endroit où le ru du Grandmont se jette dans la Saône. Du tournant de la route où nous nous trouvons, nous devrions l’apercevoir à nos pieds. Je fouille en vain des yeux les près où serpente la rivière, cachée par de hautes herbes. Il ne parait rien rester de l’oeuvre de notre ancêtre.

Cependant, au temps de Louis Philippe, le vieux moulin existait encore. Un artiste de cette époque, Lauters, consacra tout un album aux rives de la Saône. L'un de ses feuillets représente le « moulin de Viomenil », encadré de la ramure d’un très vieux chêne. Au premier plan un cavalier, peut-être l’un des messieurs de la Pille, cause avec une paysanne. Autour du moulin, des groupes de bonnes gens et un troupeau de moutons animent ce paysage de paix dont l'arrière plan est formé par les frondaisons du petit bois de la Pille. Ce pittoresque dessin a été lithographié, j’en possède un exemplaire.

 

La route devient raide et mauvaise. Elle tourne en épingle à cheveux à l’endroit où elle enjambe le ruisseau du Grandmont. Elle atteint ensuite le fond du vallon et traverse la Saône en amont du ru des Bocards. Puis elle longe le cours de la petite rivière, ensevelie sous les aulnes, pendant quelques centaines de mètres. L’auto descend rapidement ce chemin étroit et difficile. Pendant le trajet, je me remémore à grands traits, l’histoire des lieux que je vais revoir. Je ne la connaissais guère en visitant la Pille pour la première fois en 1901.

 

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