10 - LA NEUVE VERRERIE

 

Ce hameau est assez éloigné de Charmois. La route contourne la pointe sud de la forêt de Haro. Jadis utilisée pour le transport des matériaux et des produits de la Neuve-Verrerie, elle est très large, mal entretenue actuellement, elle ressemble plutôt à un chemin de terre qu’à une route, l’auto y avance difficilement malgré le beau temps.

La Neuve-Verrerie est située au milieu d’un petit vallon en bordure et au nord du ruisseau de Francogney. Il y a un demi-siècle à peine, on comptait ici soixante dix habitants, aujourd'hui, dans ce hameau à demi ruiné, vivent seulement trois ou quatre familles. La voiture s’arrête à droite de la route, devant la première belle maison, elle me rappelle un peu la Pille. Un paysan en sort, il nous regarde avec étonnement et s’approche de l’auto. Quels peuvent être ces promeneurs inconnus dans ce lieu perdu... je lui dis l’objet de ma venue, la figure de l’homme s'éclaire. –

« Je me nomme Colin, me dit-il, ma grand-mère qui habite tout près d’ici est la fille d’une demoiselle d'Hennezel »

Il nous conduit alors vers une maison basse très ancienne, et dit à la vieille paysanne, en bonnet et tablier, accourue sur le pas de sa porte au bruit de la voiture :

« C’est un monsieur d’Hennezel »

La bonne femme sort de son logis. elle me regarde avec stupeur comme si elle voyait un revenant :

« Un monsieur d’Hennezel, mais ce n’est pas possible ! »

Je lui confirme ce que j’ai dit à son petit-fils et lui explique :

« Je visite les lieux habités jadis par notre famille, avec l’espoir d’y retrouver des souvenirs »

Elle retrousse sur sa hanche un coin de son tablier, comme pour le dissimuler, se redresse et me dévisageant bien en face, me dit avec fierté :

« Eh bien moi monsieur, je suis une petite-fille du chevalier de Bazailles, mon grand-père était capitaine et chevalier de St Louis »

Nous restons interloqués, ma fille et moi, comment cette vieille paysanne, logée si misérablement est petite-fille d’un Hennezel. Je lui demande son nom…

« Je suis, dit-elle, la veuve de Léon Colin. Ma mère était Delphine d’Hennezel de Bazailles, et mon père François Vancon, des Brocards, près du Grandmont (ils sont enterrés tous les deux à Claudon. Si vous allez là-bas vous verrez leur monument dans le cimetière. J’ai encore un frère veuf qui habite à Henricel dans la maison de mon grand-père de Bazailles, peut-être irez-vous le voir aussi ?

Je réponds :

« Je connais bien le nom de Vancon pour l’avoir lu dans de vieux papiers, la ferme des Brocards a été en effet créée il y a près de deux siècles par un habitant de Viomenil. Les d'Hennezel de la Pille lui avaient prêté des fonds pour lui permettre de défricher un terrain près du Grandmont et d’y construire une petite ferme. »

Toute heureuse de causer, la vieille grand-mère nous invite à entrer dans sa maison. Elle nous offre du café, du kirsch, de l’eau de vie, produits du pays. Je profite de cet accueil pour interroger le petit-fils sur le passé de la Neuve-Verrerie. Il me raconte :

« La halle où on faisait les bouteilles se trouve tout à fait en haut du village, au bord de la route qui conduit au Tolloy, en face de l'étang aujourd'hui asséché. Les propriétaires, messieurs d'Hennezel s’étaient mis en société avec leurs parents des familles de Bonnay et de Massey. La verrerie fonctionna jusque vers 1860. Il n y avait qu’un four occupant une vingtaine d'ouvriers. Mais on n’y travaillait que tous les deux ans. On y fabriquait des bouteilles de verre noir, environ 50 000 par an. Ces bouteilles se vendaient dans la région 0,15 F pièces. Comme matériaux, on utilisait du sable pris sur place, de la soude de Marseille, des cendres lessivées, des verres cassés. Entre les périodes de fabrication, ces messieurs cultivaient leurs terres. On m’a dit qu'avant la révolution de 1789, on fabriquait ici, annuellement, plus de 120.000 bouteilles. Malheureusement, à partir de 1850, les affaires ne marchaient plus, la vente des bouteilles devenaient difficiles, il y avait de la concurrence, ces messieurs ne faisaient plus rien que chasser et vivre joyeusement. Ils ont laissé peu a peu péricliter leurs biens qui furent vendus à rien ».

« M. Adrien d’Hennezel, le dernier de la famille, habitait ici, il faisait le commerce de bois. Il est mort en 1903, c’est moi qui habite maintenant sa maison »

M. Colin égrène encore autres souvenirs sur ces Hennezel à demi paysans. Tout en me parlant toujours d’eux avec respect « ces messieurs faisaient ceci, ces messieurs possédaient cela, etc... »

En sortant de la maison de la grand-mère, je remarque à coté de sa porte, une autre vieille porte aux montants et au fronton sculpté dans le style renaissance. Placée à contre-jour, je ne puis la photographier et me contente d’en faire un rapide croquis. Malgré sa vétusté, elle n'a pas survécu à la guerre de trente ans, sans souffrir beaucoup. On distingue encore parfaitement son ornementation, ses deux montants imitent des colonnes, ils sont cannelés, posés sur un socle carré et mouluré, des chapiteaux les surmontent aussi ornés de moulures, ils supportent un entablement très large et bien sculpté. Au centre, se trouve l’emplacement de deux écussons disparus, qu’entourait une couronne de lauriers tressés. De chaque coté une moulure, ayant la forme d’un cœur, entoure une date et des lettres en relief. Dans le cœur de droite, on lit la date de 1618, dans celui de gauche, le monogramme I.H.S. surmonte d’une croix et au-dessous la lettre C. Les architraves, au-dessus des chapiteaux, comportent une large palme sculptée. Nous sommes probablement en présence d’un des plus anciens vestiges de la Neuve-Verrerie. M. Colin m’avoue qu’il ne l’avait jamais remarqué.

Nous approchons de sa maison. Elle est assez grande et bien construite. La façade donne au sud-est, elle me rappelle celle de la Pille, même nombre d'ouvertures encadrées de grès, même cordons de pierre ceinturant le bas des fenêtres à chaque étage, porte d’entrée presque identique avec des montants moulurés à chapiteau supportant un épais linteau légèrement cintré. Au-dessus, entre la corniche surmontant le linteau et la fenêtre du premier étage, se trouve, encastré dans la maçonnerie, un cartouche aux sculptures hachurées. Là on voyait jadis, entre deux petits pilastres, les armoiries du gentilhomme qui construisit la maison. Elles ont été martelées pendant la révolution.

Le perron est double contrairement a celui de la Pille. Il est d’ailleurs banal, huit à dix marches droites de chaque coté. A sa gauche, une porte cintrée de même largeur que celle de l’entrée, c’est celle de la cave, on y descend par un escalier d’une dizaine de marches. Je fais une photographie de la porte d’entrée et de son perron. Il est dommage que ce logis se trouve en plein village et qu’au lieu de verdure, il soit entouré de tas de fumier, de bois, d’instruments agricoles. Il est en parfait état. Ce colin doit être à son aise... il me dit :

« Il n’y a pas longtemps que la maison a été réparée, mais elle est bien vieille, elle a cent cinquante ans, elle a été construite par un M. de Finance. Voici la pierre de fondation ».

Il me montre incrusté à l’angle droit de la façade et à hauteur du rez-de-chaussée, le fragment d’un cartouche de pierre qui a été déplacé et recelé à cet endroit. L’inscription y est très visible. Je la copie en respectant la naive orthographe du mâcon qui l’a gravée :

DIEU SOIT BENI
CET PIERR A ETE POSE
PAR MONSIEUR LE
CHEVALLIER DES
FINANCES
1779

L’invocation par laquelle débute cette inscription est émouvante. Je la retrouverai sur la plupart des pierres de fondation de la région, souvent accompagnée d’une croix. Profondément religieux, les gens du pays de Vosges commençaient tous leurs actes par un acte de foi et de confiance en dieu.

Tandis que je déchiffre ce texte, M. Colin entre dans sa maison et en sort presque aussitôt, une bouteille à la main.

« Tenez monsieur, voici l’une des dernières bouteilles fabriquées à la Neuve-Verrerie. Elle était destinée à mettre de l’eau de Contrexeville. Si vous la voulez, je vous la donne ».

La bouteille est en verre noir, elle porte en bas du col, un cachet imprimé quand le verre était encore chaud. On y lit le nom de la célèbre ville d’eau vosgienne, accompagné de la date 1859. J’accepte avec empressement ce cadeau.

Le brave homme me montre, près de chez lui, à droite, les ruines d’une maison incendiée.

« C’était, me dit-il, la maison de M. Louis Alexandre de Hennezel, l’un des derniers maîtres de la verrerie. Il fut maire de Charmois, il est mort il y a trente ou trente cinq ans. Sa maison a brûlé depuis, on ne l’a jamais restaurée. La Neuve-Verrerie se dépeuple de plus en plus, on ne veut plus travailler la terre, tout le monde veut aller à la ville ».

Comme je lui dis que je compte passer au Tolloy, il m’indique la route et montre à droite, au bout du village, une autre grande maison

« C’était, dit-il, la maison de ces messieurs d’Hennezel de Francogney. Vous verrez cela sur l’inscription qu’elle porte ».

Ce logis est situé aussi en bordure de la route, mais plus en retrait, il était sans doute précédé jadis d’une cour ou d’un jardin. Plus importante que celle du chevalier de Finance et de construction plus récente, cette maison comporte deux étages et sur la façade, neuf ouvertures que ceinturent trois cordons de granit taillé. Les fenêtres du second sont en attique. La construction est carrée, et doit comporter beaucoup de logements, elle a été certainement prévue pour l’habitation d’une nombreuse famille.

La porte d’entrée rappelle celle de la maison Colin mais elle est plus large à deux vantaux, et les montants sont simplement moulurés. Pas trace de trumeau ou de cartouche d’armoiries. Le perron aussi est double, il a été refait tout récemment.

La pierre de fondation est encastrée dans la façade, à droite entre la porte d’entrée et la fenêtre elle repose sur le cordon de pierre. C’est un cartouche assez important, encadré de moulures et que surmontent deux volutes sculptées en relief. Je la photographie et note l 'inscription parfaitement conservée.


DEUS SIT PENED
ICTUS. CETTE PIER
RE A ETE POSEE PAR M.
ESSIEURS C.L. ET N.B.
LES DHENNEZEL DE
FRANCOGNEY EN 1809


Cette demeure* fut donc construite sous le premier empire par Charles Léopold de Francogney, qui eut une douzaine d’enfants. Ce gentilhomme était l’ancêtre des Francogney qui se fixèrent à Godoncourt et a la Pille. Leurs descendants actuels habitent Paris et Rouen. Il était l’oncle du Louis Alexandre dont nous venons de voir la maison incendiée. Il fut aussi maître de verrerie ici et maire de Charmois. Si ce logis n’est pas ancien, il a été certainement rebâti sur l’emplacement de la demeure séculaire des d’Hennezel. Que de souvenirs cela me rappelle... nous n'avons pas le temps de nous y attarder aujourd'hui.

Le chemin vers le Tolloy remonte la pente de la vallée. Laissant à mi-côte et a gauche une petite ferme qui semble ancienne, il aboutit à une chapelle rustique, abritée par de hauts sapins. D’après la carte, c’est la chapelle de la Miséricorde. Elle est située au croisement du chemin de la Neuve Verrerie à la Haye-Harsault avec celui qui venant de Viomenil redescend le flanc nord du bois de Francogney pour suivre le cours du ruisseau de ce nom jusqu'à l’endroit où il se jette dans le Coney, près du canal de l’est.

J’ignore l’origine de cette chapelle. Comme elle est située à une extrémité du bois de Francogney et au bord du chemin qu’ont beaucoup fréquenté les Hennezel, nous descendons de voiture pour y faire une prière. Elle est fort simple. A travers les barreaux de la porte, on voit l’intérieur qui semble bien entretenu. Cette porte est précédée d’une sorte de porche dont les murs sont couverts de centaines de signatures, d’invocations, de dates. La statue de Notre-Dame de la miséricorde, placée sur ce modeste autel, est certainement une dévotion locale, peut-être même l’objet d’un pèlerinage...
Nous tenons, ma fille et moi, à suivre l’exemple des visiteurs venus prier ici. En guise d’ex-voto, nous inscrivons très haut, dans un coin, où ils seront peu visibles nos noms et la date de notre passage.

Remontés en voiture, nous obliquons à droite, suivant la route vers Viomenil. A trois cent mètres à gauche, un chemin forestier descend à travers le bois, c’est celui du Tolloy, but de notre troisième étape d'aujourd'hui.

 

* Photo des propriétaires actuels de cette demeure (Juillet 2007).

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