66 - LES RUINES DE L'ANCIENNE VERRERIE DE BELRUPT
Philippe d'Hennezel sur les ruines en septembre 2009
SOMMAIRE
De Clairefontaine à Belrupt, à travers la forêt - Les prés de la Geroche - La chapelle de la roche des fées - L'ascensement de Charles 1er de Thysac,en 1524 - La fontaine « le Moyne » - Aspect du hameau ruiné - Une rue taillée dans le roc - Extensions successives du domaine, plan de 1718 - Logis de 1603 transformé en table - Après les Thysac et les Hennezel la verrerie passe aux du Houx et Bigot - Les comtes de Dombasle se fixent en Autriche - Champigny et ses frères ressuscitent la verrerie (1686), il revient à Escles, tente la fortune en Hainaut (1695) et meurt ruiné - Henri de Bazoilles se marie à Dombasle, son cadet, François, et sa postérité exploitent Belrupt jusqu'au XIX° siècle - Rixe mortelle sur la route de Vittel (1549) - Pierre de fondation de la maison Antoine de Finance à la Bataille (1766) - Charme et senteur de la forêt.
NOTE DE JUIN 1948 Mort subite du commandant de Massey. Elle m'amena à clore mes récits. |
A quelques cent mètres du calvaire de Clairefontaine, le chemin qui délimite la propriété des Schmid s'engage en pleine forêt. Il se divise. A droite, il continue vers la Pille, à gauche, il bifurque et n'est plus carrossable, c'est un sentier sous bois. Jusqu'à la Saône, il suit la rive droite du ruisseau de Clairefontaine et conduit au hameau de Belrupt. La perspective de cette promenade m'enchante.
- « Pour la première fois, dis-je à Massey, je vais suivre en pleine forêt, un chemin de piétons. Les randonnées en auto sont trop rapides, elles ne peuvent émouvoir comme une promenade à pied. Quel dommage que le temps nous talonne et qu'il faille parcourir hâtivement les deux kilomètres qui nous séparent de la verrerie de Belrupt. J'aurais aimé flâner le long de ce sentier, l'esprit hanté du souvenir des êtres qui l'ont utilisé pendant des siècles. C'est l'un des plus vieux chemins frayés par nos pères, il reliait la seigneurie de Belrupt, que se partageaient les Thysac et les Hennezel au Moyen-Âge, à la vieille verrière de Hennezel, et plus tard au Tourchon, fondé en 1501, par les fils de Jean 1er ».
- « C'est fort probable, répond mon ami. La verrerie où nous nous rendons a été créée, une vingtaine d'années après celle du Tourchon par Charles 1er de Thysac, seigneur de la tour de Belrupt (30 avril 1524). A la recherche d'un nouveau domaine, ce gentilhomme découvrit sans doute son emplacement en traversant la forêt pour se rendre de son manoir de Belrupt au Tourchon, où résidait son gendre, Christophe de Hennezel, seigneur de Bonvillet, Lichecourt et Belrupt en partie. On peut imaginer l'un ou l'autre membre de ces familles, étroitement associées dans leurs travaux et si unies, utilisant ce chemin, presque quotidiennement ».
- « Quelle chance pour nous d'errer sous ces futaies séculaires au chant des cimes dorées par le soleil du soir, que de surprises nous aurions à percer leurs mystères, dans l'ombre des chênes droits comme des piliers. Ces arbres résument si parfaitement l'histoire des gentilshommes verriers que des glands sont l'emblème principal de leurs blasons. Nos familles ont toujours recherché l'abri et la paix de cette forêt, reine des vieux âges. Elle resta vierge, jusqu'au jour où nos pères pénétrèrent dans ses flancs, la hache à la main, à la conquête de ses richesses, les bois, aliment de leurs fours, le gibier de ses fourrés, le poisson de ses étangs, l'espace de bonne terre, susceptible de nourrir des générations de leurs descendants ».
Depuis la mort des verreries et l'agonie des hameaux nés autour d'elle, la forêt a repris son invasion incessante, elle empiète par la pousse, brin a brin, sur tout ce qui la borne.
Malgré les riverains qui la pillent, elle reconquiert clandestinement le sol qu'on lui a ravi.
Notre sentier n'est guère suivi maintenant que par des bûcherons et des braconniers. En certains endroits, les fougères nous montent jusqu'à la taille ou bien l'on est resserré entre d'épais fourrés qui cachent des roches habillées de mousse. Le soleil perce difficilement cette voûte de branchages, abri de milliers de plantes sauvages, grisées par l'humus où elles plongent leurs racines. Ces feuillages sont vert tendre, glauques, translucides comme la pâte du verre, soufflé jadis dans la forêt.
Le chemin descend, aux approches de la Saône, une clairière verdoie dans la lumière et nous sépare de la rivière..
-« Ce sont les prés de la Geroche » dis-je à Massey. Ils ont donné leur nom au canton de forêt sur lequel les Schmid créèrent leur industrie. Ils l'appelèrent verrerie de la Geroche puis troquèrent ce nom contre celui de la « claire fontaine » après avoir capté la source ».
Nous traversons le ruisseau, avant qu'il ne se jette dans la Saône, puis le chemin remonte sur la lisière de la forêt. Il suit le cours de la rivière. Nous sommes à l'un des endroits les plus pittoresques du trajet. Une roche énorme gainée de fougères et de hautes herbes, surgit sous la futaie. Le sentier la frôle. Elle mesure trois ou quatre mètres de hauteur.
Sa base est criblée de terriers de renards, sur la paroi nord, rongée de mousse et de lichens, de pieuses mains ont aménagé une chapelle rustique dans une faille de la pierre, une humble niche abrite une statuette de la sainte vierge.
Au-dessus, dans le roc, un naïf calvaire se détache en noir, au milieu d'un rectangle blanchi à la chaux. La niche aussi est peinte en blanc, comme le sont les encadrements des portes et des fenêtres des maisons paysannes.
Des bouquets de fleurs attestent que cette statue est l'objet d'un culte filial. Qui nous en dirait l'origine...
Tout près de là et du même coté du chemin un chaos de rochers plus petits se devine sous un fouillis de ronces.
- « Nous sommes dans un décor de contes de fée, dis-je impressionné, nous aurions du nous faire guider par un habitant du pays, ce coin sauvage doit avoir une légende... ».
Je prie Massey de s'asseoir au pied de la petite chapelle et je prends deux clichés de la mystérieuse roche, son souvenir sera fixé.
Quelques centaines de mètres plus loin, la futaie s'éclaircit. On devine l'orée du bois. Le chemin débouche sur un horizon de champs et de prairies.
C'est la partie de la forêt concédée en 1524, à Charles de Thysac. Ce gentil homme devait appeler sa verrerie nouvelle, du nom de la plus ancienne seigneurie de sa maison, Belrupt. Ce nom résonne comme un appel de ceux qui ont vécu là, qui y ont laissé les traces de leurs coutumes et des drames de leur existence. Il faut être terrien pour sentir l'attrait de certains noms de lieux...
Combien ce site diffère de ceux où naquirent les hameaux voisins. Charles de Thysac accrocha son domaine au flanc d'un plateau qui surplombe la Saône. Tout près de la rivière jaillit une source abondante, « la fontaine le Moyne » ou de « Saint-Laurent », disent les lettres ducales (30 avril 1524).
Aujourd'hui le lieu est déserté. Nous n'en voyons que des éboulis de maisons, des cerisiers à demi mort, des haies crevées délimitant d'anciens jardins couverts de chardons duveteux, d'orties, de fleurs sauvages. Entre les moellons branlants des murs restés debout, s'accrochent des racines d'arbustes dont le vent où les oiseaux ont déposé les graines. .
Jadis les maisons s'étageaient, adossées aux parois de la roche. Une large rue centrale, taillée dans la pierre, les desservait en remontant le flanc du coteau.
Des dalles rocheuses forment le chemin. Aux endroits abrupts, on a creusé dans toute la largeur des dalles, des rainures parallèles, entailles profondes espacées régulièrement. Ces entailles constituaient, en quelque sorte, des marches ou paliers, destinés à empêcher voitures à chevaux ou chariots à boeufs de glisser en montant ou en descendant la pente.
Cette rue est un spécimen des travaux ingénieux et rudes, que n'hésitaient pas à entreprendre les verriers, lorsqu'ils avaient décidé de créer, sur le sol de leur choix, un domaine nouveau.
De vieux plans indiquent cette large et unique voie, elle permettait aux habitants de la verrerie de se rendre au village de Belrupt ou au bourg de Darney. Ce chemin sépare les deux plus anciennes parties de l'ascensement. Il fut sans doute crée par le concessionnaire primitif, le seigneur de la tour de Belrupt. Un quart de siècle plus tard, le fils et le petit-fils de Charles, ainsi que leur beau-frère et oncle, Christophe de Hennezel, sollicitèrent du comte de Vaudemont la faveur d'agrandir le domaine, les terres labourables dont disposaient les verriers de Belrupt étant, disaient-ils, beaucoup moins étendues que celles des verreries voisines. Ils obtinrent facilement l'autorisation de défricher huit jours de forêt, au-dessus du chemin rocheux, près de la « Croix Notre Dame », avec faculté de creuser un étang (1555-1556). Les champs cultivés par les héritiers de Charles de Thysac s'étendaient alors sur une surface de cent vingt et un jours.
A la fin du règne de Léopold, les Hennezel et les Bigot détenteurs du domaine, soucieux de « mieux élever et faire subsister leurs familles », obtinrent l'autorisation de défricher une nouvelle partie de la forêt attenante à la surface concédée en 1555. Ils transformèrent en terres arables, cent cinquante arpents plus au sud, dans la direction d'Hennezel (31 juillet 1718). Cette concession doublait presque l'étendue des champs dépendant de la verrerie.
Le bornage de ce terrain motiva un plan cavalier du domaine et de ses environs. Ce plan nous guide aujourd'hui.
A cette époque, le hameau comprenait trois habitations entourées de jardins clos de haies, les demeures des gentilshommes. La fontaine le Moyne et son bacabreuvoir sont figurés au bord de la Saône. La halle de la verrerie devait se trouver dans la partie haute du hameau, sur la gauche de la rue aux marches rocheuses. En suivant ce chemin sur le plan, on arrive au village de Belrupt, figuré par son église et son château coiffé de girouettes. Au lendemain de la guerre de trente ans, le village avait été érigé en baronnie, en faveur d'un Thysac, colonel de chevau-léger au service de Charles IV. Ce gentilhomme quitta le nom et le blason de Thysac, pour prendre le nom et les armes de la maison chevaleresque de Belrupt (14 décembre 1662).
Nous sommes au centre du hameau et nous n'avons rencontré personne. Cependant des humains vivent ici, voici un peu au-dessus de la Saône, une prairie entourée de barbelés, où pâturent des bestiaux. C'était jadis un jardin. Dans un angle, j'aperçois des ruines plus importantes que celles qui nous entourent. La maison devait être ancienne si j'en juge par sa porte. J'enjambe la clôture et je m'approche.
Il s'agit bien d'un logis de gentilhomme, mais dans quel état... la maison a été rasée à hauteur de l'étage. Une toiture provisoire couvre les ruines, pour abriter les boeufs et les chevaux qui s'ébattent dans le jardin devenu pâture. Par endroits, la façade s'effondre, elle est criblée de trous. Seules les pierres de tailles encadrant les ouvertures, maintiennent un peu la bâtisse. Là, où l'enduit s'est désagrégé par plaques, les moellons sont tombés, laissant dans la maçonnerie des trous béants qu'ont envahi une flore anémique. Les branches d'un poirier en espalier sont devenues folles depuis qu'on a abandonné l'arbre, elles encombrent la façade. Le seul vestige des menuiseries qui reste est une porte en bois, elle gît renversée sur le coté, à demi cachée dans les orties.
L'entrée du logis a une allure renaissance, elle est encadrée de pilastres cannelés posés sur des socles sculptes d'un échiquier. Ces pilastres supportent un fronton rappelant celui du Grandmont. Au-dessus du linteau s'étagent cinq ou six larges moulures que surmonte une console, en relief, agrémentées de volutes.
Au centre du triangle formé par ce fronton, se trouvaient les armes du gentilhomme constructeur du logis .Les écussons ont disparu. Seul subsiste, dans l'angle supérieur, un petit cartouche gravé. Il m'apprend l'âge de la maison,
1603
Pilastres, linteaux, consoles, fronton portent de cruelles blessures. On les dirait faites par des éclats d'obus. Leur ornementation a été rongée par les intempéries de trois siècles et saccagée par l'usage qu'on a fait du logis déserté.
Par l'ouverture béate et noire qui s'offre, j'essaie de voir l'intérieur de cette demeure devenue étable. Dans la pénombre on devine la silhouette d'une cheminée de pierre, elle ressemble à celles que nous avons découvertes dans les manoirs de la même époque, il faudrait l'examiner de près. Au moment où je m'engage dans la couche de fumier et de boue qui encombre le sol, un énorme taureau, inquiet de mon apparition surgit du fond du bâtiment. Il me barre l'entrée en me regardant d'un oeil peu rassurant. Il est prudent de mettre, entre lui et moi,la clôture barbelée. Tout en reculant, je prends un cliché de cette porte vénérable qui sert aujourd'hui de cadre au poitrail et au mufle puissant de l'animal.
Maurice de Massey est resté sur le chemin. Je le rejoins et lui dit,
- « Le fronton porte le millésime de 1603. Je serais curieux de savoir par qui cette maison a été bâtie et quelle fut son histoire jusqu'à sa déchéance ».
Nous nous asseyons sur l'herbe, dans l'ombre d'une haie trouée de taches de soleil et je feuillette mon dossier de Belrupt resté entre les mains de mon ami.
1603... depuis longtemps, il n'y avait plus ici, ni Thysac, ni Hennezel. Déjà un quart de siècle plus tôt, le receveur de Darney notait dans ses comptes, « la verrerie de Belrupt, qui jadis besongnoit de gros verres est réduite à faire menus verres » et il donnait les noms des propriétaires.
Le dernier Hennezel, détenteur d'une moitié du domaine, Charles, Sgr de Belrupt, contraint de fuir la Lorraine parce qu'il était protestant, avait vendu sa part, avant de planter sa tente aux environs de Montbéliard, l'acquéreur avait été un du Houx du Hubert, nommé Guillaume. Ce gentilhomme demeurait à Belrupt depuis son acquisition. L'autre moitié de la verrerie restait la propriété de la veuve et des enfants du dernier Thysac, mais ils n'habitaient plus là et ils faisaient exploiter, en leur nom, leur part par un verrier de menu verre, venu de Couchaumont, Gallard de Bongard, époux d'une demoiselle du Houx (30 juin 1575).
Vers la fin du siècle , résidaient ici, les deux frères du Houx, Humbert et Isaac, mariés à des demoiselles de Hennezel (26 janvier 1595).
L'aîné, Humbert vendit bientôt sa part à un Bigot d'Henricel, nommé François époux aussi d'une Hennezel. Ce ménage s'installa à Belrupt (12 janvier 1598). La postérité de ces deux familles exploita le domaine et fit flamber le four jusqu'au jour où l'invasion suédoise causa la désertion du pays. Un partage avait eu lieu entre les héritiers de François de Bigot de Belrupt, quelques années avant cette terrible époque (2 juin 1621). Cet acte mentionne la maison que le défunt avait fait bâtir, les jardins et les terres qui en dépendaient.
La description des lieux est
précise. Elle nous permet d'identifier la ruine datée de 1603, avec le logis
construit par François de Bigot. Ce document indique aussi l'emplacement de la
demeure qu'habitait la veuve d'Isaac du Houx, une maison et un jardin situés
au-dessus du chemin allant à Darney et tout près du four à verre. La, il n'y a
plus qu'un chaos de décombres sur lequel courent des ronces échevelées.
Dix ans plus tard, la maison de François de Bigot était encore habitée par sa
fille et son gendre, François du Houx. Georges, le fils aîné de ce ménage,
devait sortir sa branche de l'obscurité, il se distingua comme colonel au
service du duc Charles IV. Il fut l'auteur de la branche des seigneurs de
Dombasle, titres comte du saint empire par l'empereur François, dans la seconde
moitié du XVII° siècle. Ses descendants remplirent de hautes fonctions à la cour
impériale d'Autriche. Ils restèrent fixés dans ce pays après la révolution.
En 1815, mourut à Prague, d'une attaque d'apoplexie, le colonel du Houx de Dombasle, comte du Saint Empire, chambellan de l'empereur d'Autriche, frère aîné du chanoine du Houx de Dombasle, vicaire général de l'évêque de Laon et ami intime des Hennezel d'Ormoy. Ce prêtre émigra avec son ami le chanoine de Hennezel de la Rochère.
Les deux fils du comte de Dombasle furent aussi chambellans de l'empereur. Quant aux Bigot, ils s'étaient réfugiés en Nivernais, pendant la guerre de trente ans.
La verrerie de Belrupt complètement abandonnée devint un monceau de ruines. A la fin du siècle seulement le hameau retrouva la vie. Ses détenteurs étaient les petits-fils de François du Houx, mais ils habitaient leur seigneurie de Dombasle.
A la même époque, un Hennezel, Denis, sieur de Champigny, seigneur d'Escles et de Bazoilles, détenait également ici, des droits de verrerie, une maison et quelques terres. Ces biens lui venaient de sa femme, Élisabeth de Thysac descendant du fondateur du domaine. Par héritage des Thysac aussi, Denis possédait à Escles, un fief et un manoir. En rentrant du nivernais, où son aïeul s'était implanté au temps d'Henri IV, Champigny s'installa à Escles, dans la demeure délabrée des Thysac. Il devait y finir ses jours une vingtaine d'années plus tard, en laissant cinq enfants mineurs et une fortune précaire. Après la période d'invasion, les immeubles restaient à demi ruinés, les terres en friche, les mobiliers pillés.
L'inventaire des meubles du
ménage Champigny-Thysac, au lendemain du décès du gentilhomme, permet d'en juger
(26 juin 1671). Élisabeth survécut plus de quinze ans à son mari dans la demeure
d'Escles. Au fur et à mesure de ses besoins elle dut aliéner le peu de biens qui
lui restait. Lorsque son âge et une longue maladie l'obligèrent à abandonner le
manoir de ses ancêtres maternels, elle se réfugia à la verrerie de Belrupt. Pour
éviter les difficultés, elle partagea entre ses trois fils, les épaves de son
mobilier (2 juin 1693).
Nous avons évoqué la vie des Champigny l'automne dernier avec le capitaine
Larose, en découvrant à Escles, les vestiges de la maison seigneuriale du XVI°
siècle, appelée encore le « château » par les bonnes gens du village.
L'aîné des fils d'Élisabeth de Thysac, Nicolas de Champigny passa son existence à tenter la fortune. Il épousa la fille d'un riche propriétaire foncier du hameau voisin des Vallois . Cette femme était la nièce du fameux Grandoyen de Morizot, précepteur des princes impériaux. Par son esprit et ses intrigues, ce personnage se faisait une fortune rapide et brillante en diverses cours d'Europe. Comme il n'avait pas d'enfants, la perspective de son héritage devait griser trois générations de ses neveux. Champigny escomptait une belle part de cette fortune, il dépensait sans compter. De caractère aventureux, d'humeur changeante, un peu hâbleur, il s'illusionnait sans cesse. Il échafaudait ces affaires avec l'espoir de s'enrichir, mais ne tardait pas à les abandonner. Après son mariage, il alla travailler en Hainaut, dans la verrerie de notre ancêtre d'Ormoy. La réussite de l'industrie de son parent le rendit jaloux, il voulut à son tour devenir maître de verrerie. Pourquoi lui, Nicolas de Champigny, ne ferait-il pas fortune comme son cousin d'Ormoy...
Revenu en Lorraine, il décida de s'associer avec ses frères cadets, MM de Bazoilles, pour remettre en oeuvre l'ancien four à verre de Belrupt, teint depuis un demi-siècle.
Tout d'abord, il fallait reconstruire les ruines et engager des frais. En feuilletant mon dossier, je tombe sur le document qui m'a appris son projet et il est daté de l'automne 1686.
- « Tenez, dis-je à Massey, voici l'acte qui ressuscita la verrerie de Belrupt et rendit, pendant un siècle et demi, la vie au hameau. Devant ces ruines, mortes à jamais, il est curieux de parcourir ce document. Il s'agit d'un marché, passé entre Champigny et l'entrepreneur qu'il avait chargé de reconstruire la verrerie. Entrepreneur est un grand mot, c'était un maître maçon du village de Belrupt, nommé François Petit. Cet acte a été vu dans les minutes d'un notaire de Darney, échouées aux archives des Vosges ». .
Je donne à lire à mon ami la copie que j'en ai faite.
- « Ce marché observe Massey,
révèle au point de vue technique, des détails qu'on rencontre assez rarement,
puisqu'il s'agit de « bâtir entièrement à neuf » une halle de verrerie semblable
à celles que l'entrepreneur connaissait dans le voisinage ».
François Petit s'engage à construire un four pour faire du grand verre, au
dessous une cave et un conduit pour l'écoulement des eaux. Il aménagera quatre
fours vulgairement appelés les culeaux, pour la cuisson du verre en table et des
pots. Autour de la halle, il bâtira un mur de la hauteur et de la forme
habituelle, ainsi qu'il a vu dans les autres verreries.
Le maître mâcon se chargera de tirer la pierre et de rechercher les matériaux. De son coté, le futur maître de la verrerie les transportera à ses frais, à pied d'oeuvre. Si l'approvisionnement n'est pas suffisant pour bâtir les murs de clôture, l'entrepreneur tirera les pierres sur place. Champigny les lui paiera à raison de six gros par voiture.
Le coût des travaux... dix sept pistoles d'or. Pour l'époque, c'est une somme, les espèces sonnantes sont rares. L'escarcelle du gentilhomme est plate. Pour s'acquitter, il recourt à divers arrangements. Il versera immédiatement au maçon un acompte de trois pistoles d'or et il paiera le solde, soit la valeur de quatorze autres pistoles, en nature, à la fête de Pâques prochaine.
A cet effet, il s'engage à livrer à François Petit, du verre en table, fabriqué dans le nouveau four, au prix de vingt et un gros le lien (le lien était un paquet de vitres), jusqu'à concurrence du prix total. En outre, Champigny donnera à l'entrepreneur trois rezeaux de blé de la mesure de Mirecourt (soit près de cinq hectolitres) plus une pièce de son vin du cru de Lichecourt, pour aider à nourrir les verriers travaillant à la construction (8 octobre 1686).
Le nouveau four à verre de Belrupt entra en activité. Mais Champigny, ambitieux et changeant, rêva bientôt d'une autre destinée. Il laissa les Bazoilles travailler seuls et revint à Escles où l'attirait son beau-frère, l'abbé Grandoyen, curé du village et doyen de la chrétienté de Vittel. Ce prêtre intelligent était féru de noblesse, il offrait de se charger de l'instruction de ses neveux, rêvant pour eux d'un brillant avenir. Champigny racheta à ses frères leur part de la seigneurie d'Escles et après avoir décidé sa vieille mère malade à habiter avec ses deux autres fils à la verrerie de Belrupt, il s'installa au « château » d'Escles. Poussé par le curé, il revendiqua ses droits féodaux, au milieu de l'été 1689, l'évêque de Toul l'autorisait à jouir d'un banc dans le choeur de l'église comme seigneur du ban d'Escles et Harol (5 août 1689). .
Pour faire figure de seigneur, il faut dépenser largement. Champigny ne s'en prive guère. Encouragé par la générosité de son beau-frère, le curé, qui lui ouvre trop facilement sa bourse, Nicolas d'Hennezel vit d'emprunts, d'échanges, d'hypothèques. Au bout de trois ou quatre ans, il est ruiné.
L'espoir de rétablir sa situation et même de s'enrichir fait germer dans l'esprit du seigneur d'Escles un nouveau projet, il retournera en Hainaut, il allumera à Anor une verrerie qui concurrencera celle de son cousin d'Ormoy, dont la prospérité le prive de sommeil. La difficulté est qu'il lui faudrait une mise de fonds, au moins un millier de livres... Champigny n'a que des dettes. Un ultime moyen lui reste pour se procurer cette somme indispensable, hypothéquer son mobilier.
M. de Donneval, sieur de Thiétry, son beau-frère (Mme de Donneval était une Grandoyen), consent à lui prêter pour trois ans, les mille livres, au taux d'intérêt annuel de cinq pour cent.
Il y met une condition, la somme sera gagée sur tout le contenu de la maison d'Escles. On convoque le notaire de Ville-sur-Illon qui rédige un acte de vente fictif où se trouve énuméré le mobilier du ménage Champigny, literies, meubles, objets de ménage, vaisselle gravée aux armes de famille, linge de maison, vêtements des époux, provisions, grains, charrues, chariots, instruments agricoles, les quatre boeufs et les deux vaches de l'étable, le cheval avec le harnachement et les armes personnelles de Champigny, trois épées, des pistolets, un fusil... jusqu'à ses bottes et son manteau. Il donne même en gage l'outillage qu'il utilisait à la verrerie de Belrupt.
L'énumération de cet outillage
est intéressant à reproduire ici, elle fait connaître la composition du matériel
d'un maître verrier à cette époque, deux grosses bandes, un tranchant, cinq
crochets, sept renavilles, deux estroquelles, deux grosses poisches, trois
escumerots, une grille, deux tours, deux fourchettes deux autres petits
escumerots, quatre dressoirs, un craneux, et un paux de fer, une bande à
crochet, deux abatteux et deux crossettes, deux tenailles, une bigorne et une
pincette avec deux marteaux, une massue, vingt quatre faulles emmanchées, tout
en fer, treize pots de terre propres à faire du verre un muid de terre brûlée et
une feuillette de la crue, dix huit seilles ferrées, douze tamis avec deux
moules de pot et généralement tous les autres outils servant à la dite verrière.
L'acte signé, Donneval débourse les mille livres (5 avril 1695). L'argent en
poche, Champigny cherche une équipe de verriers et part pour le Hainaut. Il
s'associe là-bas avec un riche habitant d'Anor pour monter une verrerie
semblable à celle de M. d'Ormoy (31 décembre 1695).
Mais, pendant les quelques mois qu'il a tenté de mettre l'affaire sur pied, l'aventureux gentilhomme a mangé la somme prêtée par son beau-frère. Il regagne la Lorraine, totalement ruiné et malade.
Il mourut, ainsi que sa femme, dans la maison d'Escles, quelques mois plus tard, laissant six jeunes orphelins. Leur oncle, l'abbé Grandoyen, les recueillit et les éleva dans le manoir d'Escles dont il avait fait sa résidence.
- « Qu'était devenue la verrerie de Belrupt, après le départ de Champigny, demande Massey ».
- « Ses frères, Mm. de Bazoilles, continuèrent à travailler ensemble jusqu'au jour où l'aîné, Rémy, se maria au début de l'année 1693, il épousa à Dombasle, une demoiselle Maigrot de la Coste, fille d'un colonel au service de Charles IV (7 juillet 1693).
La jeune femme possédait dans le village un petit domaine qui avait souffert au cours des récentes guerres. Elle chargea son mari de réparer les ruines et de remettre ses biens en état. Rémy céda à son frère cadet sa part de Belrupt, il abandonna l'art de la verrerie et se fixa à Dombasle (27 aout 1693).
Cette branche de la famille devait s'élever, l'aîné des petits-fils de Mme de Bazoilles, née Maigrot, fut page du roi Stanislas. Son cadet devint colonel au service de l'impératrice Marie-Thérèse.
La verrerie de Belrupt resta aux mains de François de Bazoilles, frère cadet de Rémy. Après son mariage en 1691, ce gentilhomme s'était installé complètement ici. Sa descendance se perpétua sous cet horizon jusqu'au premier empire. Elle s'allia étroitement à des Bigot et des Finance qui continuèrent le labeur ancestral. Au milieu du XVIII° siècle (1748), vivaient à la verrerie de Belrupt, quatre familles de gentilshommes, occupées à la fabrication des vitres et aux travaux du domaine qu'elles se partageaient, vie rude et sans éclat. Nés dans ce hameau, ces gens n'étaient heureux que sous son ciel, se sentir d'accord avec le sol où l'on est accroché, n'est-ce pas au fond, l'essentiel...
La dernière demoiselle de Bazoilles qui habita ici mourut en 1804, veuve d'un paysan, nommé Febvre ».
Cédric Fevre sur les ruines de l'ancienne verrerie de Belrupt en septembre 2009
- « Par ailleurs, ajoute mon ami, les autres Bazoilles, pullulèrent obscurément sous le nom déformé de Bazailles, on en rencontrait tout autour à Hennezel. Ils s'éteignirent sous la restauration, avec les deux anciens condéens et chevaliers de St Louis, dont nous avons rencontré les ombres en visitant la Frison et Thietry.
Sous le premier empire vivait
aussi dans ce hameau un descendant des autres familles de gentilshommes, le
dernier probablement. C'était un Finance de la branche de la Bataille, nommé
Antoine. Il possédait ici une demeure où il mourut quatre ans après Mme Febvre.
J'ai découvert son acte de décès (1er novembre 1808), qui pourrait nous dire où
se trouvait sa maison... ».
Tandis que nous égrenions ces souvenirs à l'ombre de la haie, le taureau qui
a surgi du fond des ruines de 1603, pour s'opposer à mon intrusion, s'est planté
devant nous, de l'autre coté du sentier. Il roule des yeux méfiants. Il est prêt
à s'opposer à une nouvelle incursion dans son domaine. Heureusement, notre
attitude de promeneurs au repos n'a rien de provoquant et les barbelés nous
protègent. Tout en surveillant du coin de l'oeil, la grosse bête, je dis à
Maurice de Massey,
- « Savez-vous à quoi me fait penser cet animal... au troupeau qu'élevait ici, il y a trois siècles, Charles de Thysac, le fils du fondateur du domaine et lui même, créateur de la Bataille. Ce bétail fut cause d'une rixe mortelle, entre un agent du fisc ducal et le seigneur de Belrupt. Le drame motiva des lettres de grâce de la duchesse Christine de Danemark. Le document dort dans les cartons des archives de Nancy où je l'ai copié ».
- « Ces récits, répond Massey, contiennent d'amusants détails, permettez que je parcoure celui-ci, tandis que nous surveillons le taureau, successeur des bestiaux de Charles de Thysac ».
Un matin du printemps de 1549, le propriétaire du domaine de Belrupt escortait tranquillement à cheval des bêtes qu'il comptait vendre à Vittel. Il se réjouissait en songeant au prix qu'il en tirerait.
Tout à coup, surgissent deux cavaliers qui barrent la route. Thysac reconnaît Guillaume, le receveur de Relanges et son commis. Peut-être était-il en dettes avec l'agent du fisc.. les deux cavaliers l'interpellent grossièrement, l'insultent et le menacent. Sous l'outrage, le gentilhomme riposte vertement. La discussion s'envenime, Guillaume et son serviteur, l'épée en mains, foncent sur M. de Belrupt. Se sentant en état d'infériorité, Thysac cherche, par deux fois, à se dérober, il pique des deux. Mais ses agresseurs sont montés sur de très bons chevaux, ils pourchassent leur victime et ont vite fait de la rattraper. Sur le point d'être pris Thysac s'écrie, « messieurs, je vous en prie, ne me tuez point, si je vous ai en quelque chose manqué, attaquez-moi en justice. Je répondrai et saurai obéir ».
Guillaume et son commis ne veulent rien entendre, ils se lancent sur le gentilhomme « en ruant de grands coups d'épée ». En vain leur victime prend-elle à témoin des passants qui se rendent aussi à Vittel. « Voyez, messieurs, leur dit Belrupt, ces gens qui m'outragent. Ils veulent me tuer. Cependant, je ne leur ai rien fait, ni rien demandé ».
Au comble de la fureur, les deux cavaliers s'acharnent. Thysac va être atteint, sa vie est en danger. Il s'en rend compte, il s'arrête et dégaine à son tour. A l'instant même où l'estoc du receveur va le frapper, il assène un grand coup d'épée sur le bras droit de son agresseur.
Le sang coule à flot. Le cavalier s'effondre. La blessure était grave et elle fut mal soignée. Le receveur mourut quelques jours plus tard.
Craignant des poursuites, Charles de Thysac « s'absente du pays de son altesse » autrement dit, il s'empresse de passer la frontière pour se réfugier hors de Lorraine. Une fois en sûreté, il adressa à la duchesse régente, un recours en grâce. Le drame fut facilement reconstitué, il avait eu de nombreux témoins. On prouva que la victime et on serviteur avaient été les agresseurs. Si le gentilhomme avait tiré l'épée, c'était pour parer un coup mortel, c'était pour sauver sa vie. La princesse « préférant miséricorde à rigueur de justice » accorda à M. de Belrupt le pardon qu'il sollicitait (19 octobre 1549).
Thysac fut rétabli dans tous ses droits.
Quelques semaines plus tard, il
faisait, entre les mains de la souveraine, la reprise de la seigneurie de la
tour de Belrupt, héritée récemment de son père. Christine chargea l'un des plus
grands seigneurs du pays, Claude de Beauvau, sénéchal du Barrois, de recevoir
l'hommage et le serment du maître de la verrerie de Belrupt (13 décembre 1549).
Nous nous relevons pour errer au milieu des ruines. A la base d'un pignon
écroulé, je découvre, encastrée dans la maçonnerie une pierre sculptée de
volutes et de palmes. C'est un fragment de console de cheminée de style
renaissance. Il a du être récupéré après le saccage du hameau au milieu du XVII°
siècle.
Le maçon chargé de réparer le mur, utilisa cette pierre comme un vulgaire moellon, il la plaça à l'envers.
Une seule maison n'a pas voulu mourir, elle se dresse à deux ou trois cents mètres de l'endroit où nous sommes, à la lisière du plateau. Elle est sans doute habitée par le propriétaire des bestiaux. Comme le hameau est mort, ce paysan doit rester seul accroché au coin de terre qui le nourrit.
C'est bien une petite ferme, une grange comme on dit dans la Vôge. Elle est bâtie à proximité d'une source, demeure où l'on peut vivre des jours sans parler à d'autres qu'à ses proches ou à ses bêtes... allons la voir, peut-être aurons nous quelques renseignements à noter.
Ses habitants nous font bon accueil. Il est rare qu'il en soit autrement. Ce paysan est curieux du passé de ses prédécesseurs. Il aime entendre parler des humains qui ont vécu sous son toit et peiné sur le sol, théâtre de son labeur. Ces gens n'habitent pas ici depuis longtemps. Comme ils y vivent isolé , ils ne savent presque rien de l'histoire des ruines qui les entourent. L'homme se contente de nous dire,
- « Le dépeuplement complet du hameau remonte à une vingtaine d'années. Les jeunes ne peuvent plus vivre à la campagne. Cependant ici, la terre est bonne quand on cultive bien, elle rend bien ».
Et l'homme tend les bras vers le sud, dans la direction de la cense de l'hôpital et de l'étang de la Croisette, pour désigner ses champs sur le plateau. Le sol est l'emplacement de l'ascensement primitif, partie de la forêt découverte et choisie en 1524 par Charles 1er de Thysac, terre qu'il défricha après en avoir obtenu du duc Anthoine, l'abandon perpétuel.
L'homme vante aussi la qualité des prés qui enchâssent la Saône. Ce sont bien ses bestiaux que nous avons vus, mais il ne sait rien de la porte de leur étable, datée de 1603.
- « Il y avait récemment encore, dit-il, dans la cheminée de cette maison ruinée, une grande plaque de fonte décorée. Elle doit être enfouie dans l'herbe, à moins qu'elle n'ait été volée ».
Je questionne le paysan sur sa demeure. Il me répond,
- « Il n y pas longtemps qu'elle a été rebâtie. Elle remplace une vieille maison, brûlée en 1902. Ceux qui ont construit celle-ci ont scellé dans le mur de la façade, la pierre de fondation de l'ancienne maison. Lisez ce qu'il y a d'écrit, vous serez peut-être renseigné ».
Cette pierre est très modeste, elle ne comporte d'autre ornementation qu'une croix de Lorraine au-dessus de trois lignes de texte, gravées gauchement en lettres capitales.
CETTE PIERRE A ETE
POSE PAR M. A.DE FINANCE
DE LA BATAIL EN 1766
- « Ce Finance, s'écrie Massey, était Antoine dont nous parlions tout à l'heure, c'est-à-dire le dernier descendant des Bazoilles qui vécut ici ».
Mon ami tire de son dossier ses notes sur les Finance de la Bataille et de Belrupt, son grand père était apparenté de très près à ces familles.
Il me dit,
- « En 1766, Antoine avait une quinzaine d'années. Ce fut sans doute sa grand mère maternelle, Anne Philippe de Hennezel de Bazoilles de Belrupt, qui fit bâtir la maison, en la destinant à l'aîné de ses petits-fils de la Bataille.
Le cadet était Nicolas , que son mariage avec une Bazoilles fixa à Thiétry et qui fut le père de Mme Hyacinthe de Massey de la Rochère. Quant au dernier frère d'Antoine, c était Borromée de Finance dont vous avez découvert la maison incendiée à la Bataille, au bord de la Saône.
Antoine épousa sur le tard, pendant la révolution, une demoiselle Rouhier (29 décembre 1794). Il se fixa ici et y résida jusqu'à sa mort en 1808. Sa veuve lui survécut une quinzaine d'années. Comme elle n'avait qu'une fille morte au berceau, les héritiers de son mari étaient la future Mme Monsseaux de Darney, sa nièce. J'ignore en quelles mains passa cette maison de Belrupt et quel fut son sort, au cours du dernier siècle ».
Avant de partir, j'interroge l'homme sur le gros rocher et la chapelle que nous avons vus en venant.
Il me répond,
- « C'est la roche des fées. Quant à la chapelle, je ne connais pas son origine. Elle doit être bien vieille. Tout près de là, se trouve l'entrée d'un souterrain qui allait dans les temps anciens, jusqu'à Darney ».
Les paysans aiment le mystère, dans tous les pays, on retrouve des légendes de souterrains.
Nous voudrions explorer encore les ruines, voir maintenant si la taque de cheminée de la maison de 1603 se retrouverait dans l'herbe. Il faut songer au retour, ma fille et l'auto nous attendent à Clairefontaine. Reprenons le sentier de la foret.
Le soleil descend dans le feuillage des chênes. Des hêtres étincellent des chutes de lumière. Je suis repris par le charme des sous-bois. Dans une aspiration profonde, les senteurs de la futaie me jettent au visage tout un passé, ce sont ces fougères géantes que la charte de 1448 autorisait nos pères « à cueillir avec toute autre verdure, propre à leur art ». Ils brûlaient la fougère, pour tirer de ses cendres alcalines, la potasse nécessaire à la fabrication du grand verre.
Et je garderai toujours la nostalgie des odeurs d'écorces, de terreau, de mousses gorgées d'humidité, abris d'innombrables champignons, parfums pénétrants et fins, respirés au soir de cet après-midi d'été.
NOTE DE JUIN 1948
A l'heure où j'achève ce récit, me parvient une nouvelle bouleversante, ces
jours derniers, le commandant de Massey a été frappé subitement d'un mal
inexorable que rien ne faisait prévoir. Il est mort à la Rochère, dans sa
demeure familiale, le dimanche 6 juin, après quarante huit heures de
souffrances.
Sa dernière lettre était récente. Elle m'apportait d'heureuses nouvelles, sa promotion d'officier de la légion d'honneur, acquise depuis 1942, la régularisation imminente du grade de lieutenant-colonel dont il touchait la retraite depuis 1944, le récent et heureux mariage de sa fille à Paris, enfin son projet de me rendre visite à Kervilio....
Je ne l'avais pas vu depuis 1939. Avec lui disparaît le compagnon de mes pèlerinages, l'inlassable érudit associé à mes travaux. Notre amitié remontait à plus de trente ans.
Tout jeune homme, Maurice de Massey, se passionnait pour l'histoire de nos familles. A sa sortie de St Cyr en 1911, la découverte de ma généalogie Hennezel imprimée en 1902, l'avait fait entrer en rapport avec moi.
Lorsqu'en 1919, je voulus reconstituer nos archives, anéanties à Bourguignon au cours de quatre ans d'invasion, le capitaine de Massey, héros de la grande guerre m'offrit avec empressement de me seconder. Depuis, nos rapports n'avaient cessé de se resserrer.
Le culte des ancêtres et celui des lieux où ils vécurent cimentèrent cette amitié. Nous mettions en commun nos travaux.
A l'automne de 1930, Massey m'invita dans sa demeure de la Rochère, un long séjour nous permit de faire, à travers le pays de Vosges, des promenades plus intéressantes encore que celles de 1928 et 1929.
Lorsqu'en 1937, à Antibes j'entrepris la rédaction d'une « histoire généalogique de la maison d'Hennezel », mon ami mit à ma disposition les documents qu'il avait réunis avec une scrupuleuse conscience. Au cours de la débâcle de 1940, il fut fait prisonnier avec son unité. Je dus interrompre la rédaction de mon histoire, l'immense documentation de Massey m'était indispensable pour achever mon oeuvre. De son coté, pendant ses quatre ans et demi d'internement à l' OFFLAG IV D, il trompait son ennui en revivant le passé.
Entre temps. L'abbé Mathis me demandait de raconter « mes voyages au pays des ancêtres », il pensait utiliser ces récits pour un ouvrage sur sa paroisse. Après le martyre du jeune curé d'Hennezel, en septembre 1944, la raison d'être de ce travail ne s'expliquait plus. J'étais sur le point de l'abandonner. Je le repris cependant, qu'au cours de l'hiver 1944 - 1945, avec la pensée que le prisonnier de la Rochère, libéré, serait heureux de retrouver ces souvenirs, à son retour au pays.
En apprenant que cet incomparable correspondant m'a devancé dans l'autre vie et que la destination de ses travaux personnels reste incertaine, la plume me tombe des mains. Pour qui continuerais-je à raconter des promenades dans lesquelles il tenait une si grande place... elles n'avaient guère intéressé que lui et moi...
J'arrête mes évocations avec le récit de notre visite à l'ancienne verrerie de Belrupt. Pour clore ce recueil, je me contenterai d'énumérer les randonnées que nous avons faites, depuis le 11 juillet 1929 jusqu'en 1932, et je jalonnerai ces souvenirs en quelques notes prises sur place.