64 - L'ANCIENNE VERRERIE DE SENENNES
SOMMAIRE Deux Hennezel, Didier I et Claude II, créent un domaine « Dessous les Cressiers »(1520) - Leurs enfants érigent un moulins et une scierie, au pied de la Haute-Roche (1554) - Transport temporaire du four à verre à la Hutte (1575) - Senennes aux du Houx (1618) - Après la guerre de trente ans, M. de Roche restaure le domaine dévasté - Assemblée des gentilshommes à Senennes, en 1690, pour la défense de leurs libertés - Le domaine indivis entre les familles du Houx, de Finance, de Hennezel (1704) - La verrerie et la vie terrienne au XVIII° siècle - Découverte d'un moulin ruiné à l'emplacement d'une demeure noble. Les derniers gentilshommes qui l'habitèrent - L'étang créé en 1614 par Salomon du Tolloy - Un promeneur, M. Biquet nous renseigne - La corroyerie et le martinet de la famille Marque (1830) - La mort de cette industrie dépeuple le hameau - La maison du chanoine du Houx, pierre de fondation et taque armoriée. Note d'avril 1948 : Droiteval restauré par M. Louis Tinchant, est successivement usine électrique, petit séminaire diocésain, refuge d'hospices départementaux, internat pour les fils de déportés. |
Au milieu du règne d'Antoine le Bon, naquit le domaine de Senennes. Il fut fondé par deux frères Hennezel, Didier II et Claude II. Leur père Didier I sieur de d'Hennezel, du Fay et de Grandmont , avait sept fils, tous maîtres en l'art de la verrerie. Avec le cadet Christophe, Didier II et Claude II étaient les derniers de la bande. Après la mort de leur père, les trois frères reçurent chacun un tiers de la verrerie du Fay de Belrupt. Cette part d'héritage était trop modeste, elle ne pouvait assurer l'existence des trois familles.
Le four à verre flambant, chaque hiver, pendant trois mois seulement, Didier et Claude n'y travaillaient pour leur compte qu'un mois chacun. Par ailleurs, l'étendue du domaine était insuffisante pour occuper les deux frères le reste du temps, ils vivaient désoeuvrés une partie de l'année.
Christophe témoignant le désir de rester au Fay, ses cadets décidèrent après leur mariage d'installer ailleurs leur foyer, dans une partie de la forêt encore inexploitée, ou dans un autre pays dont le souverain reconnaîtrait leur noblesse et leurs privilèges. Lorsque les verriers s'implantaient dans un nouvel état, ils recevaient presque toujours bon accueil du prince qui voyait dans l'industrie du verre, une source de profit pour ses finances. La perspective d'émigrer ne souriait guère aux deux gentilshommes. Par goût, les verriers essaiment à proximité du domaine natal. Avant de prendre une décision, Didier et Claude, adressèrent à leur duc, une requête exposant en toute franchise, leur situation familiale. Ils exprimaient en même temps leur désir et leurs projets. Le grand problème pour les verriers, créateurs de domaines nouveaux, était, après le bois, combustible et réserve de gibier, d'avoir toujours de l'eau. Ils excellaient à utiliser le moindre ruisselet, ils en faisaient naître des étangs poissonneux des viviers, des moulins
Un jour, en descendant le cours du ruisseau né près d'Hennezel et grossi du ru de la Sybille, les deux frères découvrent, au creux du vallon, un terrain propice pour réaliser leur plan, créer une verrerie, puis l'entourer de prairies et de champs cultivés. C'est l'endroit même où le « Ru de Senennes », nom que porte le ruisseau venant d'Henricel, se jette dans l'Ourche. Le terrain est en contrebas, on le nomme « Dessous les Cressiers ».
La forêt d'alentour est vierge. Le bois y semble abondant, il fournira le combustible pour le four à verre, il assurera le chauffage des foyers. Transformés en prairies, les bords de l'Ourche nourriront des troupeaux. Enfin l'éperon boisé qui surplombe la rive droite du ruisseau et dévale vers le nord-est deviendra terre arable, il suffira de défricher la quantité de sol nécessaire pour alimenter les deux familles.
Désireux d'empêcher Didier et Claude d'émigrer, le duc Antoine leur concéda la partie de forêt convoitée. Et pour être sûr de les garder en Lorraine, il renouvela en leur faveur les droits et les libertés séculaires de leurs ancêtres (21 mars 1520).
Les deux associés se mirent immédiatement à l'oeuvre. Ils donnèrent à leur domaine le nom du ruisseau. Bientôt ils se qualifièrent, « Sieur de Senennes ». Ce nom servit à distinguer leur postérité. Elle se transmit pendant trois générations. A la fin du siècle, Senennes passa par alliance dans les familles du Houx et de Finance, qui en portèrent à leur tour le nom.
Didier II eut le chagrin de perdre sa jeune femme peu d'années après son mariage. Elle ne lui la laissait qu'un fils unique au berceau, nommé François.
Le veuf se remaria avec une fille de vieille noblesse comtoise, Catherine de Voisey (Cathin de Bouzet). Mais la mort le terrassa dans la force de l'âge. De son second lit, il avait quatre enfants. Sa succession amena un procès entre Catherine de Voisey et son beau-fils. Ne pouvant jouir de la part du domaine lui revenant, François dut assigner sa belle-mère (1544 - 1547).
L'instance fut longue. Cependant un accord finit par se faire entre les enfants de Didier II. Quelques années plus tard, on voit François se joindre à l'un de ses neveux, portant le même prénom, pour demander au duc Nicolas, l'autorisation de créer à proximité de la verrerie de Senennes, un moulin et une scierie. L'endroit choisi pour cette industrie nouvelle était situé, « dessous la Haute Roche » (22 décembre 1554).
A cette époque, le canton de forêt défriché et mis en culture par les Hennezel, compte cent soixante seize jours (environ quarante deux hectares). Les deux rives de l'Ourche ont été transformées en prairies. A la verrerie, on fabrique du grand verre. Le four flambe avec une telle activité que les cantons de bois voisins se trouvent bientôt épuisés. En 1560, les maîtres verriers de Senennes ne trouvant plus à proximité de leur halle, la quantité de combustible indispensable, obtiennent l'autorisation d'allumer à la hutte un four temporaire, ils travailleront là jusqu'au jour où les bois de leur ascensement seront repoussés. La verrerie de Senennes resta éteinte une quinzaine d'années. Durant cette période, les Hennezel associés à un Thysac, soufflaient leur grand verre à la Hutte (30 juin 1575).
La mort surprit les deux Hennezel avant qu'ils aient pu remettre Senennes en activité .
Leurs héritiers vendirent une partie du domaine, notamment le moulin et la scierie. L'acquéreur était un Robert Mouzon, le collecteur des impôts demeurant à Attigny qui tenta peu après de créer une papeterie à la Hutte (13 février 1562).
A la fin du siècle, la verrerie de Senennes flambait à nouveau, mais on n'y trouvait plus qu'un Hennezel, ses associés étaient des du Houx.
Le premier du Houx, détenteur du domaine, semble avoir été le capitaine du château de Darney dont nous évoquions le crime involontaire, en visitant le village d'Attigny.
Sa descendance résida à Senennes, jusqu'à la révolution. Au début de la guerre de trente ans (1618), il n'y avait à Senennes que des du Houx et un Bonnay. Dix ans plus tard, le domaine était déserté. Les bâtiments tombèrent en ruines. Exilés pendant trente ans, les du Houx de Senennes ne rentrèrent au pays qu'après le traité de Vincennes.
A cette époque, l'un des principaux détenteurs de Senennes est François II du Houx, époux en deuxième noces d'une demoiselle de Bigot de Bisval. Mais comment vivre dans des ruines... comment tirer son existence de terres en friches... François s'installa à la verrerie voisine de Chastillon, il en a acquis récemment une partie. De là, il pourra aisément suivre la reconstitution de ses biens de Senennes. Il se met à l'oeuvre, peu a peu les terres abandonnées depuis tant d'années, redeviennent productives, les bâtiments sont réparés tant bien que mal. Dés qu'il le peut François du Houx se fixe à Senennes et, pour marquer ses droits sur le domaine, il se qualifie, « Sr de Roche ou des Roches » peut-être à cause de la Haute-Roche qui domine son logis.
Lorsqu'il sentit ses forces décliner, M. de Roche confia l'exploitation de son bien à son fils aîné, Louis. Après le décès de sa femme, il partagea avec les trois enfants qu'elle lui avait donnés, l'héritage maternel (11 juillet 1690).
François du Houx mourut au cours de l'été, il aurait, sans cela, participé a une réunion singulière qui se tint à Senennes, au début de l'automne. Ce jour là « 25 septembre 1690 », plus de vingt cinq propriétaires des verreries voisines, s'assemblent en la demeure de Louis du Houx, pour constituer un syndicat de défense. Chacun expose ses vues en présence du notaire de Darney. Le tabellion rédige ensuite les termes d'une convention que signent les gentilshommes présents, en leur nom et en celui des autres maîtres verriers du pays. Cet évènement donne une idée des difficultés que rencontre Louis XIV lorsqu il voulut imposer son administration aux lorrains, puisque le terme de « résistance à l'oppression » figure dans l'acte.
Il s'agissait pour ces gentilshommes, de lutter contre les prétentions des fonctionnaires français des eaux et forêts qui cherchaient, de plus en plus, à amoindrir et même à supprimer les droits et les privilèges accordés, depuis un temps immémorial par les ducs de Lorraine, aux nobles verriers. A tout propos, surgissait de longues et coûteuses procédures, les prévenus ne pouvaient en supporter les frais. Les gentilshommes assemblés à Senennes entendant lutter jusqu'au bout pour défendre leurs libertés, ils décident à l'unanimité de se solidariser en cas de procès intenté à un maître de verrerie, tous les autres désigneront un mandataire pour soutenir la procédure. Les frais de l'instance seront répartis entre les signataires de la convention, chacun s'engageant à en payer une quote-part proportionnée à sa situation familiale, un chef de famille paiera une quote entière, une veuve, une moitié, un garçon majeur vivant à son compte seule ment un quart. En outre une indemnité journalière de déplacement est revue pour le mandataire et ses aides, sept francs par jour lorsqu ils voyageront à cheval, dix sols s'ils préfèrent aller a pied..
L'animateur de cette assemblée est le maître de la verrerie de Hennezel, M. de Hennezel de Bomont de Fresnois. Il figure en tête de l'acte. La convention signée, on décide de la mettre immédiatement en pratique.
L'un des gentilshommes présents, François de Hennezel, Sgr de la Sybille, usant d'un droit séculaire consigné dans la charte de fondation de sa verrerie, a abattu quelques chênes, de la forêt domaniale pour réparer sa demeure. La maîtrise des eaux et forêts de Mirecourt, considère cet abattage comme un délit. Elle a poursuivi et fait condamner M. de la Sybille.
François de Hennezel voudrait interjeter appel contre cette sentence injuste qui va créer un précédent, il est trop pauvre pour le faire. Les signataires de la convention acceptent de payer la quote-part des frais d'une instance devant la table de marbre de Metz.
Au moment où nous allons découvrir Senennes, il est intéressant de rappeler cette curieuse manifestation.
Louis du Houx, chez lequel se tenait cette réunion mémorable, avait une soeur aînée, Claude-Marie, qui épousa deux ans plus tard un Finance (7 septembre 1692).
L'époux devint l'associé de son beau-frère et s'installa à Senennes. Malheureusement il mourut prématurément, ne laissant qu'un fils en bas âge. Cet enfant M. Francois Léopold devait rester fidèle au sol natal. Il y passa sa vie et y mourut fort âgé (quatre vingt quatre ans). Il fut la souche de la branche des Finance d'Attigny.
Sa mère, encore très jeune, avait épousé en deuxième noces un Hennezel que ce mariage fixa aussi à Senennes (14 décembre 1704). Dernier né d'une nombreuse famille, il était fils de François Joseph de Hennezel, Sgr de la Sybille et d'Hamonville, capitaine au régiment du prince de Piémont, et de Marie de Brondolly , Charles était sans fortune et à peu près illettré, il écrivait avec difficulté et fantaisie quelques lettres de son nom, Chale Denneze - Chale Dennee Chale Dennez - etc...
Charles prit en main l'exploitation des propriétés de sa femme. Les documents qui jalonnent son existence sont des reconnaissances de sommes empruntées, des baux et des ventes d'animaux. On peut imaginer l'homme qui a été le deuxième époux de Claude du Houx, un terrible laborieux, tout occupé à suivre au ciel pour ses champs, la fantaisie des saisons, et plus soucieux à observer ses bêtes que de lire et de compter. Il habita Senennes un quart de siècle.
Son beau- père, Louis du Houx. ne quitta jamais non plus cette vallée. Il avait obtenu, quelques mots avant le deuxième mariage de sa soeur des lettres du duc Léopold le confirmant, ainsi que ses co-héritiers, dans les privilèges dont jouissaient leurs ancêtres depuis l'origine de la verrerie (12 mai 1704).
Au XVIII° siècle, le four à verre avait peu d'activité. On n'y travaillait même pas tous les ans. En 1748, il occupait de temps à autre, les deux familles de gentilshommes vivant sur le domaine. On ne fabriquait que des bouteilles de verre noir.
Quant au domaine, il semble qu'il ait été moins important que ceux du voisinage, peut-être aussi les terres étaient-elles de qualité plus médiocre.
Les propriétaires de Senennes eurent toujours une vie extrêmement modeste. Leur labeur quotidien ne différait guère de celui des paysans d'alentour. Quand le four ne flambait pas, travailler dans le silence des champs, s'emplir les yeux des lointains horizons de la forêt ou des creux sombres de la vallée, suivre le passage d'un gibier ....
Dans leurs travaux, les gentilshommes s'engageaient tout entiers, leur corps, leur coeur, leur esprit. Couler le verre, donner la vie à la terre par une oeuvre accordée aux saisons, faire prospérer leur bétail, c'était mener une tache d'homme libre. Par ailleurs, ces travaux exigeaient la collaboration de tous les membres de la famille patriarcale. Entre famille et domaine, le lien semblait indissoluble. Quand furent brisées la pérennité et la solidité de la famille, le domaine fut déserté, il resta à l'abandon.
A la veille de la révolution, six ou sept frères et soeurs, vieux garçons ou vieilles filles, représentaient à Senennes la postérité de M. de Roche. L'aîné portait la mosette au chapitre de l'église collégiale de Darney. Ce prêtre, ses frères et soeurs ainsi que M. Hennezel de Thiétry, détenaient Senennes en indivision. Un arrêt de la chambre des comptes de Nancy les maintint dans la possession de l'ascensement qui s'étendait sur deux cent soixante quinze arpents de terres labourables et cinquante arpents de prés (21 avril 1877).
En arrivant à l'emplacement de Senennes,
la route butte contre un éperon de la forêt et tourne brusquement, elle va
traverser l'Ourche pour continuer sur l'autre rive vers la Neuve-Forge. avant ce
coude, juste en face de nous, émerge de la verdure, un pignon démantelé. A coté,
un pan de mur, jadis façade d'une habitation, croule dans les broussailles. A
hauteur de l'étage, j'aperçois l'encadrement d'une fenêtre à meneaux. Son
linteau, un seul bloc de grès, porte les nervures trilobées de deux arcs ogivaux
finement sculptés.
Nous pénétrons, Massey et moi, dans le fouillis d'arbustes qui étouffent ces ruines. A l'intérieur du pignon, on voit de grandes cheminées de grès, leurs montants moulurés sont suspendus dans le vide. Les bandeaux devaient être sculptés. Ils ont été arrachés, volés. Il y eut bien la jadis une habitation, comme le faisait supposer la façade. Mais, oh surprise, c'est plus qu'une carcasse de logis, au milieu des ruines, nous découvrons les vestiges d'un moulin, un arbre de couche énorme, bardé de fer hérissé d'épaisses rondelles de fonte crénelées. Il gît chaviré dans la longueur du bâtiment, au-dessous de la cascade qui l'actionnait. L'eau tombe en nappe. Elle fuit partout, ses luisants ruissellements font étinceler les feuilles et les herbes qui croissent sous cette voûte de fraîcheur. De vrais arbres ont grandi, enchevêtrés de lianes qui pendent en guirlandes de ronces infranchissables, de lierres géants.
Au fond, une haute muraille, blocs de grès appareillés, contient la pente du plateau. .
- « Voici probablement, dis-je à Massey, l'emplacement du moulin que le fils de Didier et de Claude de Hennezel, fondateurs du domaine, créèrent au milieu du XVI° siècle. La charte du duc Nicolas leur concédait trente jours de terre situés « dessus la Haute-Roche », pour permettre aux deux cousins de réaliser leur projet (décembre 1554).
Mon dossier contient des reproductions de deux vieux plans de la vallée. On y voit l'abbaye à Droiteval, l'ascensement de Senennes,. Plus au sud, le village de Claudon et de la Sybille. C'est le moment de les consulter, ils nous permettront d'imaginer l'aspect ancien des lieux. La carte d'état-major n'indique ici qu une maison forestière et deux autres petites maisons.
L'un des plans surtout est amusant, on le dirait dessiné à vol d'oiseau, Droiteval et son église, le manoir de la Sybille et sa tour - elle ressemble à un clocher carré - apparaissent en élévation. Une multitude d'arbres parsemés comme des jouets d'enfants indiquent la forêt. Des hachures simulent les sillons des champs des touffes d'herbes figurent les prairies.
L'autre plan est plus précis, il indique l'emplacement de la halle de chaque verrerie. A Senennes, le four à verre et les maisons se trouvaient à l'endroit où nous sommes, sur la rive droite de l'Ourche, avant la traversée du ruisseau d'Henricel. Aujourd'hui, à la place du hameau, une pâture entourée de barbelés étale au sole son dos d'herbes luisantes. Les ruines que nous venons de découvrir sont bien celles d'une demeure noble, sur le plan, la maison semble flanquée d'une tour.
De ce même coté de la vallée, se trouvait un petit étang qui d'après le plan le plus naïf, avait été créé par un Hennezel nommé Salomon. Ce gentilhomme était le fils aîné d'Humbert de Hennezel du Tolloy, écuyer, Sgr de Monthureux-devant-Baulay et de Barbe du Houx. Après son mariage avec Claudine de Thysac il se fixa à Chastillon dont il possédait une part de la verrerie. Le duc de Lorraine l'autorisa à créer cet étang en 1614.
Il ne resta aucune trace du four a verre
ni des quatre ou cinq maisons qui l'avoisinaient. Pour raviver le vieux Senennes
dans ce site sauvage, il faut nous contenter de ces ruines, des arceaux
gothiques de cette fenêtre, verdis par quatre siècles d'intempéries. De ces
montants de cheminée suspendus dans le vide, de ce chaos de pierres, de
ferrailles rouillées, de bois, baignés par la chute d'eau qui force les éboulis
de l'ancien barrage, à travers un écheveau de lianes et de ronces.
En foulant un sol nouveau, toujours la
même hantise, remonter dans le passé et le peupler, d'êtres disparus que je me
plais à ressusciter parce que je suis de leur sang, c'est qu'il existe dans nos
âmes, un coin secret où repose l'essentiel des générations précédentes. Je puis
tirer d'elles des enseignements et des exemples... mystérieux pouvoir
d'évocation des ruines d'une demeure séculaire, croulant dans des broussailles,
sous un soleil d'été. Ces pans de murs ont fait connaître les Hennezel
fondateurs de Senennes. Ces pierres ont été témoins du drame qu'un second
mariage suscita entre leurs héritiers, elles ont assisté à la réconciliation de
leurs enfants, suivie de la création de ce moulin. Elles ont vu naître et mourir
les du Houx et les Finance qui se succédèrent sur le domaine après les Hennezel.
C'est ici que vint au monde le chevalier de Finance, fondateur de la branche
d'Attigny. Au temps de Louis XIV, cette demeure a abrité les gentilshommes,
assemblés en présence du tabellion de Darney, pour constituer un syndicat de
défense de leurs libertés, contre les prétentions des fonctionnaires du grand
roi .
Kodak en main, je cherche un endroit propice pour fixer le souvenir de ces ruines. Tout à coup, je découvre un peu en retrait de la route, dans un fourré, un homme assis, son dos est appuyé contre un chaos de petites roches émergeant des hautes herbes et formant un talus naturel,entre elles se glissent les filets d'un ruisseau qui se perd dans la mousse;
Nous ignorions la présence de ce témoin impassible de notre pèlerinage. Il me regarde curieusement, ce n'est pas un paysan, malgré le débraille de sa tenue. Il n'a ni col, ni cravate, les manches de sa chemise sont retroussées, il porte une vieille musette en bandoulière. Est-ce un chasseur... il n a pas d'armes. Un pêcheur... Peut-être. L'homme parait avoir une soixantaine d'années. La moustache tombante et les touffes de cheveux qui encerclent son crâne sont blancs. Mais il a le visage rempli, le teint coloré, l'oeil vif d'un bon vivant. Ce ne peut être un habitant de Senennes, il n'y a sur l'autre rive, en face de nous, qu'une petite maison et elle parait abandonnée. Il est sûrement un familier du lieu. Notre présence l'intrigue. Il faut le faire parler. Je l'aborde.
Dés que j'ai dit nos noms et le motif de notre venue à Senennes, l'inconnu s'empresse de se nommer M. Biquet de Monthureux-sur-Saône. Et pour fixer notre considération à son égard, il ajouta avec satisfaction qu'il est rentier, après avoir été longtemps représentant de commerce. Il s'écoute parler. Il a connu les derniers d'Hennezel de Francogney, qui habitaient près de Monthureux. Cette rencontre est inespérée, M. Biquet, mis en confiance et flatté, nous invite à nous asseoir dans l'herbe à coté de lui, pendant qu'il nous dira ce qu'il sait et répondra à mes questions. Aidé de mes notes, je pourrai reconstituer le passé de Senennes. Les ruines que je viens de photographier sont bien celles de la plus ancienne demeure des gentilshommes. Ils l'ont habitée depuis la fondation de la verrerie jusqu'à la révolution. Le dernier ménage qui y vécut fut celui d'Antoine de Finance et de Mme de Bazailles.
Dans ces murs naquirent leurs onze enfants dont beaucoup moururent jeunes. Antoine de Finance s'éteignit à Senennes, en 1185, à l'âge de soixante ans.
Sa veuve se retira dans sa maison de Thiétry et sa postérité ne revint plus ici.
La révolution dispersa la famille, deux fils émigrèrent, servirent avec honneur à l'armée des princes et se retrouvèrent sous la restauration avec la croix de St Louis et le grade de capitaine.
L'aîné portait les prénoms des deux derniers ducs de Lorraine, Léopold-Stanislas. Il habita Vioménil et fut maire de cette commune sous la restauration.
J'évoquais son souvenir l'année dernière à la Pille, en racontant à M. Magagnosc de quelle façon, le chevalier Beaupré, son aïeul, avait été reçu dans l'ordre de St Louis. A genoux au milieu de la salle où nous déjeunions, tandis que son cousin, le maire de Vioménil, recevait son serment de fidélité au roi et le frappait sur l'épaule du plat de son épée avant de lui donner l'accolade. Le chevalier de Finance avait ensuite rédigé le certificat de réception dans une orthographe pittoresque (25 avril 1816).
L'autre fils de M. et de Mme de Senennes, Nicolas-Joseph fit souche au château d'Attigny après son mariage avec l'héritière des Maurice.
Enfin, leur frère aîné, François de Finance, ayant épousé une fille de protestant converti Frédéric Maire, le maître de la manufacture royale d'acier de la hutte, habita d'abord ici. Après la mort de son beau-père, qui fit passer l'industrie des Maire dans une autre famille, François se fixa à la Rochère où son ménage éleva une quinzaine d'enfants, parmi ceux-ci se trouvait l'aïeul de Mme Mercier de Finance. Ainsi en errant d'un hameau à l'autre, dans cette forêt, nous finissons toujours par rencontrer les mêmes êtres, tellement sont enchevêtrés et puissants les liens qui unissent ces familles ....
La demeure du propriétaire de Senennes, si peuplée d'ombres familières, resta inhabitée un quart de siècle, après la tourmente révolutionnaire. A cette époque, elle n'était pas un moulin.
Durant les derniers mois du règne de Charles X, elle passa aux mains d'une famille de maîtres de forges de la Haute-Saône, nommée Marque.
Ces Marque avaient acquis, quelques années plus tôt, les usines de la Hutte et de Ste marie (1825). Désireux de donner plus de développement à leur industrie, deux membres de cette famille, Hector et Alexandre Marque, achetèrent moyennant une quarantaine de mille francs, l'ancien manoir de Senennes. Ils aménagèrent le bâtiment et utilisèrent la chute d'eau qui actionnait jadis le moulin pour installer une corroyerie et un martinet. Cette petite usine devait augmenter le rendement des forges, situées en amont de l'Ourche (7 avril 1836).
Au milieu du siècle, le martinet de Senennes occupait quatre ouvrier à raffiner des aciers. Trente ans plus tard, il était devenu une taillanderie, on y fabriquait des fourches. Son activité avait encore diminué, puisqu'il n'occupait plus que deux ouvriers. Il cessa tout travail il y a trente ans. Les bâtiments furent abandonnés et peu à peu s'effondrèrent. L'arbre de couche bardé de fer et cerclé de roues dentées, chaviré au pied de la cascade, est le dernier vestige du matériel qui actionnait l'usine des Marque.
La mort de la forge causa la disparition du hameau. Au dire de M. Biquet, on comptait encore à Senennes il y a quarante ans, une trentaine d'habitants. Aujourd'hui, ce coin de vallée est désert. Seules sont habitées la maison forestière toute moderne, proche d'ici, et une petite ferme, située un peu plus haut en bordure du chemin de terre allant à Attigny. .
Quant à la maison qu'on aperçoit en face de nous, au bout du pont sur l'Ourche, elle sert à ses propriétaires de rendez-vous de chasse et de pêche.
- « Elle m'a appartenu autrefois, ajoute L. Biquet, elle est de construction ancienne, elle porte une inscription qui remonte je crois, à deux cents ans. Si vous le désirez, nous pouvons visiter cette maison ».
J'accepte
avec empressement. Avant de partir, j'examine à l'aide de mes plans les taillis
impénétrables, voisins de la maison forestière, retrouverait-on trace de l'étang
créé il y a plus de trois cents ans par Salomon du Tolloy...
Intrigué par ma recherche, M. Biquet
regarde les plans et me dit,
- « Je n'ai jamais entendu dire qu'il y ait eu un étang à l'endroit indiqué par ces photographies. S'il a existé, il a disparu depuis longtemps. Par contre, on voit, tout près des ruines de la forge et un peu à l'est, l'emplacement d'un étang, alimenté jadis par le ruisseau d'Henricel. Il est asséché, la végétation l'a envahi, mais la chaussée subsiste. Il ne pouvait être celui établi par votre famille puisque, d'après les plans, ce petit étang se trouvait à l'ouest de la verrerie, en allant vers Droiteval. La cote est assez abrupte en cet endroit, cet étang devait être très petit ainsi que l'indiquent vos vieilles cartes. Il s'agissait plutôt d'un réservoir à poissons, aménagé au-dessous d'une source ».
Nous abandonnons cette recherche sans grand intérêt, elle nous ferait perdre un temps précieux. Allons visiter la maison, possédée jadis par notre guide. Elle est bâtie au pied du plateau cultivé d'où les maîtres de verreries tiraient leur subsistance. Sa façade regarde l'est, tout au commencement du chemin d'Attigny.
Il s'agit bien d'une maison ancienne. Elle est petite et modeste, un rez-de-chaussée surélevé auquel on accède par un assez haut perron. L'inscription indiquée par M. Biquet est celle de la pierre de fondation. On a du la déplacer, elle est à demi cachée par les marches de l'escalier.
DIEU SOIT BENI
CET PIERE A ETE POZER PAR ...
SIEUR JOSEPH - ANTOINE ...
CHANOINE A DARNEY
1731
Le nom du chanoine bâtisseur de ce petit logis est invisible. M. Biquet affirme avoir lu autrefois celui de du Houx.
- « Ce Joseph-Antoine du Houx, chanoine à Darney, dit Massey, devait être l'aîné des enfants de M. de Roche, ce dernier du Houx, maître de la verrerie de Senennes. Il figure en tête de ses frères et soeurs, en 1777, dans l'arrêt de la chambre de Nancy, les confirmant dans la possession du domaine (21 avril 1777).
Comme à cette époque, il avait près de soixante ans (il était né en 1720), il ne pouvait être chanoine en 1731, à l'âge de quatorze ans. Peut-être lisons nous mal le millésime de la construction de la maison, ne serait-ce pas plutôt 1781 ».
Les chiffres gravés se distinguent difficilement, on peut aussi bien prendre le trois de 1731 pour un huit. Sur les vieux plans cette maison est la seule indiquée sur cette rive de l'Ourche. On peut supposer que, depuis longtemps, il y avait en cet endroit, un logis des du Houx.
En haut du perron, la porte est accueillante, elle offre un seuil de pierre usé qu'ont frotte bien des semelles. Cette porte donne accès dans une assez vaste pièce, la « salle » où l'on cuisinait, où l'on mangeait, où l'on dormait. Il devait y régner jadis l'odeur du pain et de la cendre tiède, celle des vieux lits pleins de paille. Aujourd'hui une atmosphère de renfermé et de moisissure saisit le visiteur.
Notre guide nous montre, dans la cheminée, la taque à feu qui l'a frappé, un grand rectangle de fonte unie, chargé de blasons. Cette taque n'est pas datée. Mais son ornementation est de style Louis XIII. Elle doit remonter aux années qui suivirent la conquête française de la Lorraine, au milieu et en bas de la taque, on a superposé, au moment de la coulée, une autre taque beaucoup plus petite de forme hexagonale et qui présente un écusson aux armes de France et de Navarre. L'écusson est tenu par deux anges et surmonté d'une couronne royale.
De chaque coté de cette petite taque, se détache dans un ovale très en relief un même écu où je lis, de... au lion de... au chef de. . chargée de trois palmes de...
Ce blason est surmonté d' un casque taré de profil et accompagné de lambrequins. Il doit être facile d'identifier ces armes.
Au-dessus de la petite taque, se lit le monogramme adopté par les jésuites, I.H.S. Le «H » est surmonté d'une croix et le monogramme entouré d'une guirlande qu'accostent deux petites fleurs de lys. Dans chaque angle supérieur de la taque émerge un écusson aux armes de Lorraine surmonté d'une couronne fleurdelisée.
Personne ne saura jamais l'histoire de ce petit monument, son origine, sa signification et qui l'a voulu là. Est-il une relique de l'ancien manoir de Senennes... n'a-t-il pas servi pendant des siècles, à réchauffer la salle et le poêle, pièce principale de la demeure des maîtres du domaine... les dimensions de ce bloc de fonte, son poids, sa fragilité « il a été fendu par la chaleur du feu » lui vaudront sans doute de rester longtemps encore dans le foyer du chanoine du Houx... .
Pendant
tout le temps de notre visite M. Biquet a écouté avec intérêt le récit de mes
souvenirs. Il y a fait écho avec empressement, heureux et flatté d'en prendre sa
part, en homme désireux de monter, qui cherche des relations nouvelles au moment
où nous partons pour Clairefontaine, notre guide, auquel j'ai dit que nous
gîtions à Monthureux chez M. Burdont nous invite, ma fille et moi, à venir le
voir dans la soirée. Nous serons un peu las, cette offre ne nous séduit guère.
M. Biquet insiste, il désire que nous fassions connaissance de sa femme et ne
cache pas sa satisfaction d'être entre en rapports avec nous. Pour me décider,
il me parlera, dit-il, des Hennezel qu'il a connus.
Note d'avril 1948
La rédaction de ces souvenirs m'a donné l'occasion de correspondre avec le propriétaire actuel de Droiteval, M. Louis Tinchant, directeur de la société d'éclairage électrique du Pont du Bois.
Il a restauré avec soin les vestiges du prieuré. Il s'intéresse à son passé. M. Tinchant a bien voulu mettre à ma disposition ses documents. Ses renseignements joints aux précédentes notes que je dois à mon ami, le commandant Klipffel, me permettent de compléter cette notice.
En 1905, M. Tinchant acquit la partie principale de Droiteval, l'usine de la famille Jacquinot le château, l'étang qu'elle avait créé, le parc, une partie de la forêt et quelques prés. Il fit d'importantes coupes de bois autour du domaine
Les anciennes forges furent démolies et remplacées par une installation électrique, destinée à éclairer la vallée.
En 1918, M. Tinchant acheta les forges de la hutte au fils de Paul Rodier. Douze ans plus tard, il se rendit acquéreur des ruines de l'église de Droiteval avec le dessein de les restaurer complètement. Déjà il avait entrepris la remise en état de la propriété. L'année suivante, l'évêque de St Oie vint bénir le sanctuaire renaissant et, l'un des fils de M. Tinchant, qui était né à Droiteval en 1906, reçut la bénédiction nuptiale dans la chapelle reconstruite. Ce fils ingénieur des arts et métiers, fut fusillé par les allemands à Épinal, en février 1944, après avoir été martyrisé par eux. Son frère est actuellement maire de Hennezel. Une dizaine d'années auparavant, M. Tinchant complétant son oeuvre de reconstruction, avait installé a Droiteval, un petit séminaire diocésain.
Malheureusement, au début de la guerre, l'autorité préfectorale réquisitionna les bâtiments, ils durent être évacués pour servir successivement de refuge aux hospices de Darney, du Thillot et enfin à l'asile de vieillards de Golbey.
La réquisition fut levée au début de 1946 et les locaux rendus à leur propriétaire, M. Tinchant sollicita aussitôt le retour des petits séminaristes à Droiteval. Son voeu ne put être réalisé, entre temps, un nouveau séminaire avait été organisé à Martigny-les-Bains, dans un vaste hôtel acquis à cet effet.
Droiteval fut alors loué à l'administration préfectorale des Vosges pour un bail de dix huit ans, il abrite aujourd'hui un internat de fils de déportés de la région de saint Dié.
Quelques années après notre visite à Senennes, en 1935, M. Tinchant acquit les ruines de l'ancien manoir que j'ai photographiées. Il acheva leur démolition et transporta à Droiteval, pour assurer leur conservation, les pierres anciennes offrant un intérêt archéologique, entre autres les linteaux gothiques. Seule subsiste, à l'emplacement de la demeure des gentilshommes verriers, la chute d'eau aménagée au XVI° siècle par les Hennezel pour actionner leur moulin.
Depuis 1929 aussi, la maison du chanoine du Houx, à Senennes, est passée en diverses mains. Elle appartient actuellement à un industriel des Vosges.