58 - VISITE AU CHATEAU DE THIETRY

 

SOMMAIRE

 

La maison de campagne du commandant et de madame Henri Klipffel, née du Houx. Vie aventureuse de leur oncle Émile du Houx, chercheur d'or en Australie, agriculteur à Hennezel créateur de la verrerie de Fains - La vieille maison de Thietry au temps des Bazailles et des Finance - Plan de 1829 - Comment s'éteignirent ces familles - Roland de Massey fait fortune à Chicago - Emplacement de l'ancienne verrerie - Son travail jusqu'à la révolution - Raison des campagnes de fabrication éphémère - Signalement du Hennezel dernier maître de la verrerie (1781). Certificats de noblesse de 1631 et 1781 -Pierre de fondation de Nicolas François de Finance (1781)

 

Note de 1947 - Les travaux du commandant Klipffel, la précieuse collaboration qu'il me donne.

Dans les provinces envahies et dévastées périodiquement par la guerre, les vrais châteaux sont rares. La plupart du temps, les bonnes gens du pays donnent ce nom à la maison la plus importante de leur village. La propriété appelée le château de Thietry, est située à quatre ou cinq cents mètres de l'ancienne verrerie de Thietry et plus haut, en allant à Hennezel. On y parvient par un chemin bordé de pommiers formant avenue.

L'habitation, une agréable maison de campagne accompagnée de communs, s'élève dans un jardin bien tenu, mais sans recherche, des fleurs, des carrés de légumes, des arbres fruitiers, quelques bosquets. Un rosier grimpant, une vieille vigne s'accrochent à la façade et suffisent à l'ornementation. Il n y a pas d'arbres très vieux, ce petit domaine semble de création récente. Il est la retraite rêvée pour une paisible fin de vie. Celui qui a imaginé cette demeure l'a voulue simple et pratique. Ceux qui lui succèdent doivent méditer chaque aménagement nouveau, en infusant à leur bien, avec leur goût, le sang de leurs veines, loi antique et naturelle que respectaient nos pères. Même s'ils n'avaient pas beaucoup d'âme, ils en donnaient à leur demeure, à leur treille, à leur verger, à leur fontaine, avec l'espoir que leurs descendants en jouiraient.

Nous demandons, de la part de la veuve Vincent, à voir la propriétaire, en disant l'objet de notre visite. Nous sommes reçus par son mari, un homme grand et fort qui approche la soixantaine. Il nous fait entrer dans son bureau. Comme tous les lorrains, son accueil est réservé, plutôt froid. Massey nous présente. en quelques mots, il met notre hôte au courant de nos randonnées. Le visage du propriétaire de Thietry s'anime. Il se nomme, il est officier et porte un nom alsacien, le commandant Henry Klipffel, chef de bataillon au 267 R.I. Il s'intéresse au passé de la propriété dont sa femme a héritée, il y a quelques mois. Mme Klipffel, née Marie-Thérèse du Houx, est une nièce du fameux Emile du Houx, le fondateur de la verrerie de Fains, voisine de Bar-le-Duc, il fit bâtir cette maison après avoir fait fortune et mourut une dizaine d'années plus tard.

- « Tout le monde, dis-je, raconte que le créateur de Fains était un homme énergique dont l'existence mouvementée fut pleine d'aventures. Je ne la connais pas, serait-il indiscret, mon commandant, de vous prier de nous la résumer. J'aimerais garder le souvenir du dernier des du Houx qui fit honneur à l'industrie verrière ».

- « Je le ferai d'autant plus volontiers, répond M. Klipffel, que ma femme était sa nièce et qu'un de nos neveux est encore verrier. Au décès de notre oncle, Émile du Houx, l'affaire de Fains était en plein essor. Ma tante désirait la continuer. Elle demanda à mon beau-frère de l'aider en prenant la direction de la verrerie. Mon beau frère accepta. Lorsqu il mourut, cinq ans plus tard (1897), l'aîné de mes beaux-frères, Alfred Denizot, ingénieur de Centrale, re­prit en mains l'usine de Fains. Il en conserva la direction jusqu'à son décès en 1911. L'affaire fut alors vendue à la société Marquot des verreries de Bayel, en Champagne. Une de mes petites-nièces Denizot épousa, il y a une dizaine d'années l'un des fils Marquot, maître de cette verrerie. Les descendants de la famille du Houx, vous le voyez, restent fidèles) à l'industrie verrière. C'est grâce à l'initiative et à l'énergie de notre oncle, on peut le dire, que cet atavisme s'est réveillé. Voici comment.

Le grand-père de ma femme n'avait pas de fortune. Il était régisseur des bois du comte de Clermont-Tonnerre et vivait à Clairey sur le bien venant de ses parents. Il eut de nombreux enfants et mourut dans la force de l'âge à quarante huit ans, en 1840, laissant une succession obérée. La liquidation en fut désastreuse, on vendit ce que la famille possédait à Clairey.

La veuve se retira à Clairefontaine. Chaque enfant dut se débrouiller, deux fils devinrent tailleur de verre à Clairefontaine, ils moururent jeunes et sans s'être maries. Leur frère Émile avait alors quatorze ans. Il s'engagea comme commis à la verrerie de la Rochère. Quant à mon futur beau-père, dernier né de la famille, il devait avoir trois ou quatre ans.

Intelligent et audacieux, Émile du Houx ne pouvait se résoudre à végéter, il rêvait de relever la famille. Ayant entendu raconter qu'on pouvait rapidement faire fortune en Australie, dans l'exploitation des mines d'or, il s'embarqua, un beau jour, pour ce pays, avec un ami nommé Malard. Là-bas, les deux jeunes gens se mirent avec courage au travail. Émile du Houx était ordonné et réfléchi. Il menait une vie sérieuse, il économisait ses gains. Voyant qu'il amassait pas mal d'argent, il fit venir auprès de lui, son frère Lucien, mon futur beau père, dés que l'enfant fut en âge de travailler. Au bout de quelques annexes, Émile se trouvait à la tête d'un petit capital. Le mal du pays le prit, il résolut de rentrer en France pour faire fructifier ses économies.

Revenu à Hennezel, Émile du Houx acheta une ferme et des terres et s'établit cultivateur. Pour utiliser le surplus de son capital, il le plaça dans une verrerie nouvelle que Malard et son frère créèrent au sud de Besançon, à Monferrand. Puis il se maria.

Notre oncle avait alors trente sept ou trente huit ans. Il épousa une voisine, mademoiselle Messey, Marie Céleste Eugénie, dont le père était originaire de Thomas. La mère de la jeune femme était une d'Hennezel de Bazailles, Marie Louise-Joséphine, l'une des filles d'un ancien capitaine d'infanterie et chevalier de Saint Louis, Nicolas Joseph III d'Hennezel, qui habitait la Frison et qui venait d'hériter d'une partie de l'ancienne verrerie de Thietry. Le mariage eut lieu à la Frison (11 février 1863). L'avenir du jeune ménage s'annonçait bien. Émile du Houx jouissait de la considération des habitants du pays, on le nomma adjoint au maire d'Hennezel. Malheureusement, quelques mois plus tard, la verrerie de Montferrand faisait faillite, engloutissant les capitaux confiés par notre oncle à son ancien compagnon d'Australie.

Émile n'était pas homme à se laisser abattre. Il changea immédiatement son fusil d'épaule, il abandonna sa culture qui ne lui permettrait jamais de réparer ses pertes et résolut de reprendre le métier de ses pères. Il vendit sa propriété d'Hennezel et s'associa avec un cousin germain, M. Auguste Schmid, fils du maître de la verrerie de Clairefontaine et d'une demoiselle du Houx. Les deux jeunes hommes consacrèrent leurs capitaux à la création d'une verrerie de gobeleterie à Fains. Ceci se passait un an après le mariage d'Émile, c'est à dire vers 1864.

Bien administrée , la nouvelle usine prit rapidement un grand développement. Quinze à dix huit ans plus tard, M. Schmid se retira avec une belle fortune.

Notre oncle resta seul propriétaire de l'affaire. Dans la force de l'âge et d'une activité inlassable, il se décida d'autant moins à abandonner Fains, qu'il avait acquis de l'influence dans la région, il était maire de la commune et conseiller d'arrondissement. Il résolut de continuer à diriger la verrerie tant que ses forces le lui permettraient. Il se contenta de se préparer une retraite au pays natal, il créa cette propriété et bâtit l'habitation à l'emplacement d'une maison ancienne venant de la famille de Finance (1882). Il espérait finir ses jours ici, mais il mourut a la tache, dix ans plus tard, sans avoir jamais pris de repos (Fains, 6 janvier 1892).

Mon beau-père était employé à la verrerie depuis bien des années. A son retour d'Australie, il avait servi dans les chasseurs à cheval et en quittant l'armée, était entré comme commis à Fains. Il assura la direction de l'usine jusqu'à son décès (13 novembre 1897).

C'est à cette époque, qu'Alfred Denizot prit la tête de l'affaire. Mon beau­ frère mourut une quinzaine d'années plus tard, en 1911, il n avait que quarante sept ans.

Trop âgée pour continuer l'industrie créée par son mari, ma tante vendit l'usine et se retira ici. N'ayant jamais eu d'enfants, elle reportait son affection sur ses nièces élevées auprès d'elle à Fains. Elle les fit ses l'héritières. Mme Émile du Houx est décédée dans cette maison, à la fin de l'année dernière (27 décembre 1928).

Voila pourquoi, ma femme et moi, nous habitons maintenant Thietry avec ma belle-mère. Comme je suis à l'âge de la retraite, je peux me consacrer à la propriété. Je m'intéresse d'autant plus à son passé que j'ai trouvé dans les papiers de ma tante, les titres de l'ancien domaine.

- « C'est donc pour cela, mon commandant, que la veuve Vincent nous a conseillé de recourir à vous. Elle savait peu de chose sur sa maison, simplement que la partie lui appartenant était jadis habitée par la famille d'Hennezel et que l'autre partie, à un nommé Gerberon, venait des Finance ».

- « Ce n'est pas tout à fait exact, reprend M. Klipffel. En feuilletant mes archives, j'ai pris des notes sur l'histoire de Thietry. Elles vont me permettre de vous répondre avec précision. Sous le règne de Louis XV et de Louis XVI, Thietry appartenait en totalité à M. de Bazailles, Nicolas Joseph II de Hennezel, Sgr. de Bazailles et de Belrupt. Ce gentilhomme habitait la Frison lorsqu'il acquit, au milieu du siècle, l'ancien domaine de Pierre Thietry. Il s'y installa avec ses nombreux enfants, il en eut une dizaine, (25 mai 1750).

M. de Bazailles remit en oeuvre la verrerie. Il en fut le maître et joignit son nom au sien. M. d'Hennezel de Thietry, on l'appelait toujours ainsi, fut un des nobles de la paroisse qui contribua à la construction de l'église d'Hennezel en 1764. Lorsque sa femme mourut, elle fut inhumée dans la chapelle de cette église réservée aux gentilshommes (13 décembre 1770). M. de Thietry lui survécut une dizaine d'années, il s'éteignit le 29 mars 1780, âgé de soixante quatorze ans.

M. de Thietry laissait sept enfants vivants. Il avait eu le chagrin de voir son fils aîné François, vivre longtemps en concubinage avec une jeune manouvrière du Tourchon, nommée Marie Anne Bourguignon. Son père s'était toujours opposé à cette liaison, la situation du faux ménage ne put être régularisé du vivant de M. de Thietry. Cinq semaines après qu'on eut porté en terre son vieux père, François de Hennezel épousait sa maîtresse en l'Église de Hennezel et reconnaissait le fils illégitime qu'elle lui avait donné dix ans auparavant. Les témoins du mariage étaient un boucher, un charron, un tisserand, tous du village. La famille du marié s'abstint de paraître (5 juin 1781).

M. de Thietry n'avait pas voulu que son fils lui succéda dans la verrerie.

François d'Hennezel construisit une petite ferme isolée au milieu du plateau. Cette ferme existe encore et porte une pierre de fondation au nom du fils naturel reconnu.

C'est la que vécut le ménage et sa postérité. Celle-ci s'éteignit complètement déchue sous le second empire.

Le second fils de M. de Thietry, Léopold de Bazailles fut d'abord officier au service de l impératrice Marie-Thérèse. Il quitta l'armée pour épouser la fille du maître de forges de la Hutte. Après son mariage, il se fixa à la Frison où il s'occupait de la verrerie. Léopold eut deux fils qui rejoignirent l'armée des princes, au début de la révolution. Louis XVIII reconnut leur fidélité en leur accordant la croix de St Louis et le grade de capitaine ».

- « Nous connaissons leur histoire, dis-je à notre hôte, et nous venons de voir à la Frison la maison où ils finirent leurs jours ».

- « Enfin, poursuivit M. Klipffel, Nicolas de Bazailles, le dernier fils du maître de la verrerie de Thietry, était encore célibataire à la mort de son père. Il le secondait aux champs et à la verrerie.

M. de Thietry laissa en outre quatre filles, l'aînée mariée à un Finance de Senennes, une autre femme d'un maître aciron de la hutte, du nom de Rosembly, et deux filles non encore mariées, Élisabeth et Marie-Thérèse. Quelques mois après la mort de son père, Marie-Thérèse épousait un Finance de la Bataille, appelé Nicolas (24 juillet 1780). Un an plus tard, Élisabeth devenait la femme d'un Hennezel de la branche de la Frison, appelé aussi Nicolas, qui quitta l'armée où il servait dans le régiment de Berry-Cavalerie (13 septembre 1781).

Thietry resta indivis entre ces enfants. Les deux Nicolas s'y fixèrent après leur mariage, pour exploiter la verrerie. Leur beau-frère de Finance de Senennes continua à habiter le domaine. Ce fut donc vers cette époque, c'est à dire vers 1781, que fut bâtie la grosse maison que vous avez vue. On la conçut pour former trois logements distincts. Tout en vivant sous le même toit, chaque ménage se trouvait chez lui. La jouissance de ce que nous appelons dans le pays les « usuaires » restait commune, la cour, la fontaine, certains chemins et passages.

La partie qu'habite la veuve Vincent, appartenait à Mme d'Hennezel de la Frison. Son mari y mourut au début de la révolution. L'acte de décès le qualifie « maître de la verrerie de Thietry en partie » (27 avril 1790). Nicolas d'Hennezel n'avait que quarante ans. Il laissait une fille unique, âgée de sept ans.

Cette petite se trouva seule héritière de cette partie de la maison. Son vieux grand-père, le chevalier d'Hennezel, ancien brigadier des cadets de Lorraine, vint sous la terreur, finir ses jours dans ce logement (5 avril 1794).

Née dans cette demeure, Élisabeth d'Hennezel devait y passer son existence et y mourir célibataire (24 décembre 1843).

Quelques semaines auparavant, elle avait testé en instituant comme légataires universels, ses cousins germains, les deux chevaliers d'Hennezel de la Frison, anciens condéens (25 novembre 1843).

L'aîné fut le grand-père de notre tante Émile du houx. C'est de cette façon que nous sont venus les papiers de famille ».

- « Parmi ces documents, dis-je, n'y a-t-il pas un plan du domaine de Thietry... j'en ai vu de bien curieux établis vers 1769, au moment où furent rebornés les anciens ascensements ».

- « Ce plan a du être aussi relevé pour Thietry, répond le commandant Klipffel, mais nous ne le possédons pas. Par contre, j'ai trouvé dans nos papiers un plan plus récent, il remonte à une centaine d'années. Je vais vous le montrer. Vous verrez comment la vieille maison et ses jardins étaient divisés à cette époque entre les familles d'Hennezel et de Finance ».

M. Klipffel met sous nos yeux le procès verbal d'un bornage effectué en 1829 par le géomètre de Darney, à la demande des copropriétaires de la maison, mademoiselle Élisabeth d'Hennezel et ses cousins, M. et Mme Nicolas de Finance, née Thérèse de Bazailles. Chaque partie est teintée différemment. Le pignon sud de la maison, actuellement à la famille Vincent, était la propriété de mademoiselle d'Hennezel, ainsi que le petit logement de fermier bâti en équerre, à l'angle duquel se trouve la pierre de fondation de 1783, dont nous avons relevé les lettres visibles. Élisabeth d'Hennezel possédait aussi la partie du jardin en pente depuis le pignon de son habitation jusqu'à la route.

- « Mademoiselle d'Hennezel habitait le rez de chaussée, à l'angle sud-ouest de la maison, dit le commandant, dans la pièce qu'on appelle le « poêle » c'était le logement principal des maîtres du lieu. Elle mourut dans cette chambre. Ses parents aussi.

Par la suite, la maison fut habitée par une de ses nièces, Mélanie d'Hennezel, veuve d'Auguste Gérard, elle y mourut à vingt cinq ans le 13 décembre 1899.

Les deux soeurs de Mme Gérard s'étaient fixées ici après que notre oncle eut construit la maison. C'est ici qu'elles s'éteignirent, Félicité, surnommée Lolotte, restée célibataire, le 11 mars 1894 à quatre vingt trois ans, et Joséphine, veuve Messey, belle-mère d'Émile du Houx, le 19 avril 1895 à soixante quatorze ans.

D'après le même plan, M. et Mme Nicolas de Finance possédaient le reste de la maison, propriété actuelle des Gerberon, c'est à dire le logement central, dont la porte d'entrée est surmontée d'un trumeau, et le pignon nord qui formait jadis un troisième logement. Leur jardin commençait à la façade ouest de l'habitation, il descendait vers la prairie et encastrait celui de leur cousine ».

- « Quelle fantaisie dans la forme de ces jardins, dis-je après avoir vu les haches que font leurs limites. Cependant leur surface était minime ... ».

Le commandant Klipffel répond.

- « Les limites de ces jardinets, simples lopins de terre de formes disparates, avaient été déterminées sans doute par des arbres fruitiers, dont les riverains revendiquaient la possession. J'ai remarqué cela souvent. Dans certains cas, on arrivait à diviser la récolte d'un arbre, tellement nos pères attachaient de valeur aux moindres produits du sol. Quelques mois après ce bornage, Nicolas de Finance mourut dans son logement du centre de la maison. Il avait quatre vingt et un ans (11 décembre 1829). Sa veuve le rejoignit dans l'autre monde quatre ans plus tard, âgée de quatre vingt douze ans (23 octobre 1833). L'air est bon à Thietry, on y vit vieux ».

Ces indications éveillent des souvenirs chez le capitaine de Massey. Il demande à notre hôte la permission de calquer le vieux plan et il ajoute,

- « Adélaïde de Finance, fille de ce ménage née à Thietry sous Louis XVI y épousa au début du règne de Napoléon, l'un de mes arrières-grands-oncles, Hyacinthe de Massey de la Rochère. Elle hérita de cette partie de la maison après la mort de sa mère en 1836. Son mari est porté sur le cadastre d'Hennezel comme copropriétaire de Thietry. Le ménage eut cinq enfants en six ans de mariage, la mère mourut à la peine. Hyacinthe dut vendre Thietry peu de temps après la mort de sa femme, car il habitait la Rochère.

Devenu officier de cavalerie hyacinthe de Massey se remaria sur le tard et eut un dernier fils, Roland de Massey. Ce garçon eut une destinée aventureuse rappelant un peu celle d'Émile du Houx. Après avoir mangé sa fortune, Roland suivit Adrien du Houx qui partait pour L'Amérique, après la faillite de sa verrerie à la Rochère. Roland travailla dans une immense ferme des environs de Chicago. Il épousa la fille de son patron et fit fortune. Sa postérité est restée aux États Unis. Coïncidence bizarre, en 1915, un de ses descendants faisait partie d'un régiment américain qui cantonna à la Rochère. Nous voila loin de la vieille de Thietry. Mais c'est elle qui rappelle ces détails ».

- « Votre plan, dis-je au commandant Klipffel, n'indique pas où se trouve la halle de la verrerie. Elle n'existait peut-être plus... je serais curieux de savoir vers quelle époque a cessé la fabrication à Thietry ».

- « Le four à verre se trouvait a gauche de la route de Thietry en allant à Hennezel, dans l'angle que forme cette route avec le chemin conduisant ici. Il n'en existe aucune trace, le cadastre précise sa place. De temps à autre, on trouve à cet endroit des morceaux de verre et des débris de creuset. La verrerie a du fonctionner jusqu'à la révolution. Nos papiers contiennent une notice assez précise sur son activité dans les dernières années du règne de Louis XVI.

Puisque la question de l'ancienne fabrication du verre vous intéresse, je vous communiquerai bien volontiers ce document ».

Le propriétaire de Thietry est un homme méthodique, ses dossiers sont parfaitement classés. L'ordre comme l'exactitude, est le propre des gens qui travail­lent beaucoup. Seuls, les oisifs peuvent se permettre de gaspiller le peu de temps qui leur reste a vivre. Le commandant Klipffel a vite fait de mettre la main sur son vieux document. Il me le remet. D'après sa rédaction, cette note doit être extraite d'un rapport administratif établi en 1786. Les précisions qu'elle donne ont donc un caractère officiel.

A cette époque la verrerie était la propriété indivise des héritiers de M. de Bazailles, l'acquéreur du domaine en 1750. Les maîtres qui la mettaient en oeuvre étaient bien ses deux gendres, Nicolas de Hennezel, le père de la vieille fille dont nous a parlé M. Klipffel, et Nicolas de Finance, dont le nom figure sur le procès verbal de bornage. Le four ne flambait que deux ou trois mois par an.

Le four comprenait quatre creusets qui occupaient une vingtaine d'ouvriers. On ne fabriquait plus à Thietry que des bouteilles de verre noir. Chaque « pot » pouvait fournir journellement environ cinq cents bouteilles, soit pour la verrerie une production d'environ cent mille bouteilles. Les ouvriers gagnaient en moyenne trente trois sous par jour.

Cette note donne aussi de précieuses indications sur les matières premières employées, leur origine, leurs quantités, leur prix de revient. Ces détails me paraissent si intéressants au point de vue technique, que je tiens à les copier.

La verrerie consommait annuellement deux cents réseaux de cendres lessivées, provenant des villages voisins, au prix de quatre livres le resal. Le resal de Darney contenait environ cent soixante litres et la livre de cette époque valait environ vingt cinq francs de notre monnaie (1929). Cela faisait trente deux mille litres de cendres qui coûtaient vingt mille francs.

La terre ou plutôt le sable provenait d'un village de champagne, voisin de Troyes (Villentrate). Son prix de revient était relativement peu élevé, environ quarante sous de l'époque au quintal, parce que la terre était ramenée par les voituriers revenant à vide. S'il avait fallu aller la chercher exprès, elle serait revenue à trois livres le quintal.

Pendant la période de travail, le chauffage du four nécessitait au moins six cents cordes de bois, d'environ trois stères chacune. Jusqu'au milieu du XVIII° siècle, la verrerie de Thietry avait un « affouage », c'est à dire un droit d'usage de bois de feu sur vingt arpents de la forêt domaniale. Ce bois ne revenait qu'à cinq livres de Lorraine. Depuis que cette faveur leur avait été retirée, les maîtres de la verrerie de Thietry étaient obligés de prendre part aux adjudication de coupes faites dans le voisinage. Le prix de la corde leur revenait à un peu plus de quatre livres, prix auquel il fallait ajouter vingt ou trente sous pour le transport de chaque corde. Ces données permettaient de calculer facilement les bénéfices annuels de la verrerie, car la note conclut que la vente totale des cent mille bouteilles fabriquées atteignait dix mille livres. Ces quelques milliers de livres semblent un revenu bien modeste, mais ce gain industriel n'était qu'un appoint dans le budget familial des maîtres verriers. Ils vivaient de leurs terres et de leurs bêtes, comme la grande masse de leurs contemporains. Jusqu'à la révolution, la France était surtout paysanne, et la terre le creuset de la nation. De la campagne sortaient les soldats, les gens d'église, les hommes de loi. La bourgeoisie et la noblesse sont issues de la paysannerie. Nos ancêtres restaient attachés au coin de terre qui les avait vu naître et dont leurs pères avaient tiré tout ce qu'il fallait pour se nourrir, se chauffer, s'abriter.

Les familles restaient fidèles au sol qui leur avait permis de s'élever...

Aujourd'hui, les hommes veulent vivre leur vie, même s'ils la vivent mal. Ils veulent surtout paraître de leur temps, ils rejettent ce qui est vieux. Ils cherchent à échapper au passé, pour marcher vers un avenir qu'ils croient être dans le progrès... un progrès dont personne ne peut entrevoir ce qu'il sera.

Alors nos contemporains sont entraînés dans l'histoire de notre époque, sans que leurs volontés particulières aient de prise sur le drame si complexe qui les émeut ....

Plus que d'autres, peut-être, les gentilshommes verriers conservaient un esprit traditionnel, ils tenaient à continuer l'industrie de leurs ancêtres, ne fussent que quelques semaines chaque année et quelquefois tous les deux ans. Cette reprise de leur métier était aussi un moyen de conserver les droits et les privilèges séculaires attachés à leur art, jouissance de terres et de bois, droits de chasse et de pêche, exemption de certaines charges fiscales, etc ....

La révolution fit disparaître ces avantages en même temps qu'elle abolit la noblesse. Les rares verriers du pays de Vosges qui continuèrent à flamber furent privés de liberté, réglementés, en quelque sorte, nationalisés ....

- « Il y avait une autre raison au maintien de ces fabrications éphémères, observe Maurice de Massey. Depuis la fin du règne de Louis XIV, beaucoup de gentilshommes verriers ne pratiquaient plus leur métier que comme un sport. Les quelques semaines d'activité des petites verreries donnaient à leurs détenteurs des occasions de réunions familiales appréciées. La bénédiction du four avant de commencer le travail, disait mon cousin de Massey, et la campagne finie, l'extinction du feu qu'on appelait le « tue chien », servaient de prétexte à de copieux repas où la gaieté était de mise. Heureux de se retrouver, parents et amis racontaient leurs voyages, colportaient les nouvelles. On combinait des alliances. On discutait intérêts et affaires.

Le maître du logis prenait plaisir à faire admirer des objets de fabrication plus ou moins récente, remarquables par la finesse et la pureté du verre, ou par leur forme ou leur décor gravé. Gobelets et verres à pied, coupes, plateaux, vases, chandeliers, carafons, bouteilles à long col, etc... fabriqués à l'occasion d'un mariage, d'une naissance ou d'un anniversaire ou simplement oeuvre fantaisiste et plus ou moins artistique de quelque habile maître verrier, détenteur de tours de mains, venus d'Italie ou de Bohème. Des spécimens de ces petits chefs d'oeuvre, amusants et naïfs, existaient dans chacune de nos familles. Bien peu sont venus jusqu'à nous, leur fragilité n'a pas résisté à l'agitation et aux bouleversement des temps modernes ».

En feuilletant ses dossiers, M. Klipffel met la main sur deux autres documents concernant le dernier Hennezel, maître de la verrerie de Thietry. L'un est singulièrement évocateur, c'est un congé militaire, délivré à Nicolas de Hennezel de la Frison lorsqu il quitta le régiment du Berry pour se marier. La pièce porte la signature du comte de Comminges, commandant de compagnie à Épinal. Elle donne un signalement précis du jeune homme, on pourrait presque imaginer son physique.

Le futur maître de la verrerie de Thietry, âgé alors de vingt deux ans, était grand, cinq pieds six pouces, deux lignes. Il dépassait la taille exigée sous louis XV pour être admis dans les gardes du corps du roi. Il avait les cheveux châtain, de grands yeux bleus, un nez fort « long et gros » spécifie-t-on et une bouche moyenne (5 juillet 1781).

Le second document date de quelques mois plus tard (10 janvier 1781). C'est une attestation délivrée au jeune gentilhomme par un nommé Philipponel. Cet acte reproduit intégralement un certificat de noblesse, concernant la famille de Hennezel, donné à Namür, au milieu du siècle précédent, par le roy d'armes des pays bas (15 mars 1651), sur la vue de lettres patentes accordées à Bruxelles par le duc de Lorraine à un Christophe de Hennezel, Sgr de Chatel, dont j'ai découvert aux archives de Namür, il y a deux ans, la signature et le serment de verrier.

Resterait à savoir quelle est, au point de vue authenticité la valeur du document de 1651. Quoiqu'il en soit, il est curieux de retrouver ce vieux document entre les mains du propriétaire actuel de Thietry.

La moisson que nous pouvons faire ici n'est pas terminée. La mère de M. Klipffel est une demoiselle Messey, elle demeure dans cette maison avec sa fille. Comme sa cousine germaine, Mme Émile du Houx, elle est née à St Vaubert. Elle appartient à la famille de cultivateurs qui vécut sur ce domaine pendant un siècle. De ce fait, Mme Lucien du Houx détient les titres de propriété de Thomas. Parmi ceux-ci se trouve un plan en couleurs du domaine de St Vaubert, dressé en 1767 par l'arpenteur Aubry. Le commandant Klipffel m'autorise à le photographier.

Je raconte à notre hôte que j'ai fait, ces jours derniers, une courte halte à Thomas, en allant au Morillon. Je lui dis notre intention, à Massey et à moi d'explorer plus à fond cette ancienne verrerie. M. Klipffel a réuni pas mal de notes sur les familles qui ont possédé ce domaine, il me promet de les mettre à notre disposition, avant que nous retournions à St Vaubert.

Le commandant a étudié aussi l'histoire de la commune d'Hennezel. Comme nous devons passer par le village, en sortant de chez lui, il me donne des précisions qui vont faciliter notre visite. Je les utiliserai sur place.

Avant notre départ, notre hôte nous montre la pierre de fondation de la maison des Finance, démolie en 1882, lorsque fut construite l'habitation actuelle. Cette pierre est encastrée dans le mur de clôture. J'en relève l'inscription.

 

CETTE PIERRE A ÉTÉ POSÉE

PAR NICOLAS FRANÇOIS DE FINANCE

LE 11 AOÛT 1787

- « Ce finance, dit le commandant, était un jeune homme de vingt sept ans, il appartenait à la branche de Senennes. sa mère une demoiselle de Bazailles, Jeanne Marguerite d'Hennezel, était la fille aînée de M. de Bazailles qui remit en oeuvre la verrerie de Thietry. Cette dame habita Senennes jusqu'à la mort de son mari. Après la construction de la maison, elle se retira ici avec trois de ses enfants non mariés, le fils qui présida à la pose de cette pierre, un autre alors mineur et sa dernière fille Marie-Thérèse, âgée de seize ans. Trois ans après la construction de la maison, Mme de Finance eut le chagrin de perdre ses deux fils à quelques semaines de distance (28 août et 16 octobre l790). Elle leur survécut peu et mourut à Thietry, au début de la révolution (24 avril 1792). Marie­Thérèse continua à demeurer ici. elle épousa un cousin, Nicolas Barthélémy du Houx, le 28 février 1797) et mourut au début de la restauration (18 février 1818). Après son décès, son époux finit ses jours obscurément à Gruey, ainsi que ses enfants.

Notre oncle acquit la maison bâtie en 1787, la fit démolir et sur l'emplacement, construisit celle-ci ».

NOTE D'AOÛT 1947

Cette visite remonte à dix huit ans. Depuis, mes rapports avec le propriétaire du château de Thietry se sont constamment resserrés. Animés tous les deux d'un même culte pour le passé de la Vôge, nous n'avons cessé de correspondre. Le commandant Klipffel a beaucoup travaillé. Il a réuni une documentation énorme sur son pays d'adoption. Comme mon ami Massey, il a dépouillé avec un soin scrupuleux, nombre de vieux registres d'état civil. Il a copié ou analysé quantité de pièces d'archives publiques et privées. Il a découvert et calqué des plans anciens qui permettent de situer les lieux disparus.

Ses patientes recherches l'ont amené à retracer l'histoire des verreries de la Planchotte, de Clairefontaine, de Pierreville et des autres industries de la vallée de l'Ourche.

Enfin, il a écrit une histoire de la paroisse d'Hennezel. Ces travaux sont destinés aux archives départementales des Vosges. Mais leur auteur les a mis généreusement à ma disposition, tout en répondant toujours avec une obligeance inlassable aux demandes de renseignements dont je l'accablais.

Les êtres dont j'avais rencontré les noms au cours de mes recherches étaient entrés dans la mort, les uns après les autres, n'ayant guère laissé de témoignage de leur passage en cette vie. Et voici que, grâce à mes amis de Thietry et de la Rochère, j'ai retrouvé le sillage de tous ces disparus. Voici que ma propre méditation me permet d'imaginer leurs existences, paisibles ou traversées, sur le sol même qu'ils ont foulé ....

Avant de clore ces souvenirs de ma visite à Thietry, je tiens à exprimer au maître du lieu, ma plus vive gratitude pour sa précieuse collaboration.

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